Dans son nouvel essai, le politologue suggère que la mondialisation, le néo-libéralisme, l'individualisme et les nouvelles technologies mettent en péril la notion même de culture.

Que désigne « l’aplatissement du monde », qui donne son titre à votre dernier livre ? Quelle est cette épaisseur que l’humanité aurait perdue ou serait en train de perdre ?

L’aplatissement décrit plusieurs phénomènes simultanés d’effacement de toute transcendance et complexité dans la mise en scène de ce qui fait l’humain. Cela va bien au-delà de la question religieuse. Il n’y a plus d’en deçà ni d’au-delà, tout est placé sur le même niveau. Prenez la place de l’homme dans le monde. Dans la pensée traditionnelle, y compris celle des Lumières, l’homme était le plus souvent situé entre une nature et une transcendance. Cette verticalité est aujourd’hui remise en cause à la fois par la sécularisation et par l’effacement de la différence entre l’homme et l’animal. Véganisme et anti spécisme abolissent la frontière avec l’humain. Les derniers développements de l’intelligence artificielle questionnent également la place et le rôle de l’être humain. La place de l’humain dans le monde est écrasée entre la montée d’une animalité sentiente et la descente d’une intelligence artificielle qui a de moins en moins besoin d’une référence à l’humain biologique. Je commence mon livre par la réévaluation du rapport à l’animalité, aujourd’hui très trendy, mais je vais bien sûr beaucoup plus loin.

En effet, cet aplatissement remet en cause non pas tant une culture que la notion même de culture. Toute culture suppose un implicite partagé, un univers commun de signification. Or aujourd’hui la notion même d’implicite est de plus en plus exclue de la communication comme de la définition de ce que serait une personnalité individuelle (l’inconscient). Les relations humaines, de la langue à la sexualité, doivent être rendues explicites et donc nécessairement codées. Et comme le codage est là pour faire disparaître toute ambiguïté, il s’accompagne d’une normativité permanente (dites… ne dites pas…).

 

Vous identifiez quatre grandes causes de cet aplatissement : le néo-libéralisme, la déterritorialisation, l’individualisation et les nouvelles technologies, notamment Internet. Est-il possible de les hiérarchiser ? Ces causes ont-elles une logique commune ?

Je me garde de toute hiérarchisation. De mon point de vue, ces causes sont concomitantes, à la manière des affinités électives de Max Weber. Le fait est qu’il existe une chronologie commune à ces phénomènes, qui ont dans l’ensemble pris leur essor dans les décennies 1960 et 1970. La révolution de l’individu désirant portée par mai 68 a rapidement été inscrite dans la législation des pays occidentaux (contraception, avortement, droits des minorités sexuelle…). Le triomphe du néo-libéralisme, évident à partir des années 1980, est d’abord porté par des politiciens conservateurs qui pourtant s’inscrivent parfaitement dans la crise des valeurs traditionnelles, comme M. Thatcher. L’une des caractéristiques centrales du néo-libéralisme est la réduction du moindre segment de l’existence humaine à un bien marchand, y compris le désir. La déterritorialisation l’a accompagné, conséquence de la mondialisation, avec l’effacement des frontières ou la montée des débats autour de l’immigration. Internet, qui établit une communication hors-sol et hors culture, est plus tardif, les années 1990 pour le début de sa massification, mais ses logiques sont plus anciennes. Contrairement à ce qui est souvent affirmé, Internet n’est donc pas la cause des phénomènes précédemment cités.

Pourquoi une telle rupture à partir des années 1960 ? Cela tient selon moi à un renversement des valeurs, à la désacralisation des sociétés (y compris pour les valeurs transcendantes laïques, comme le progrès), et à la crise des grandes idéologies. L’écologie peut à ce titre être considérée comme la première grande utopie non progressiste, car elle identifie ce qui était perçu comme progrès à une marche vers l’apocalypse. L’individualisme, qui ne date bien entendu pas de cette époque, s’est imposé dans une version qui remplace la raison comme fondement des relations humaines (contrat social) par le désir ; la réalisation de soi passe avant la réalisation de la société. Cette transformation n’est pas seulement l’œuvre de la gauche, comme cela est souvent perçu, mais concerne en profondeur l’ensemble de la société, en France comme ailleurs. Depuis les années 1970 aux États-Unis, les débats sur les valeurs ont remplacé les débats sur les institutions, l’économie ou les affaires étrangères.

 

Une certaine nostalgie se fait sentir à la lecture de votre livre. Ne craignez-vous pas, en identifiant une rupture aussi forte, de glisser vers un « c’était mieux avant », alors même que vous prenez vos distances avec la pensée conservatrice, voire réactionnaire ?

Je ne réprime pas une certaine nostalgie, mais ce n’est en aucun cas la nostalgie que j’appelle « grincheuse » et qui fantasme sur la France des années 1950 en occultant tous les aspects négatifs de cette époque.  Toutes les situations de déculturation ont provoqué des formes de nostalgie. La différence, cette fois, est que la déculturation n’est suivie d’aucune acculturation. La culture d’Ancien Régime en France a, lentement, été remplacée par une culture républicaine qui a fini par s’imposer. Je peux me tromper, peut-être parce que nous manquons encore de recul, mais je n’ai pas l’impression que la grande déculturation que nous sommes en train de vivre soit suivie de la moindre forme d’acculturation : je ne vois pas de reculturation, et là réside ma nostalgie. Tout se fragmente, les individus se replient sur des identités réduites à quelques marqueurs et sur des sub-cultures qui n’existent que par Internet ; ces identités se fabriquent à partir d’éléments culturels décontextualisés ; on se construit une culture à la carte. Il manque ce référentiel commun qui fait le lien social d’une société. Les zones périurbaines sont un bon exemple d’aplatissement, car leur apparition n'a pas entraîné le développement d’une culture périurbaine. Le mouvement des Gilets jaunes le montre clairement : pour moi, c’est typiquement un mouvement qui demande du lien social, mais échoue. Il n’y a plus de grand narratif dans notre vie quotidienne, un imaginaire que l’on peut partager avec ses pairs — ou alors seulement des imaginaires éclatés et dispersés. Il n’y a pas de culture sans lien social ; or il y a une crise du lien social.

 

Quelle place ce livre tient-il dans votre parcours intellectuel ?

Ce livre s’inscrit dans ma formation de philosophe, dans ma carrière comme politologue, et mes travaux sur les situations de crise. Ma première intuition de l’aplatissement date des années 1980, en pleine guerre d’Afghanistan, durant laquelle j’ai côtoyé l’émergence d’un certain fondamentalisme islamique, que j’ai ensuite étudié. J’ai constaté qu’il s’appuyait sur une distanciation croissante entre la religion et la culture, et sur une réduction de la religion à un ensemble de normes (ce qui est autorisé, interdit, etc.) qui est aussi au cœur du salafisme. Ce phénomène, je l’ai ensuite constaté dans d’autres religions, en particulier avec la montée en puissance de l’évangélisme et de tous les courants re-traditionalistes. Ce constat a donné le livre La sainte ignorance (2008), dans lequel j’analysais la crise du religieux. Tout de suite après, j’ai eu l’intuition que la déculturation ne concernait pas uniquement le religieux… mais les cultures elles-mêmes. Nous étions donc face à une crise de la culture, dont la religion n’est qu’un aspect.

 

La culture, dans tous les sens du terme, est selon vous la principale victime de cet aplatissement du monde. Que reste-t-il alors si la déculturation ne s’accompagne d’aucune reculturation ?

Des codes et des normes. C’est effectivement le concept même de culture qui est en crise, aussi bien comme culture anthropologique que comme « haute culture ». Bien entendu, les cultures ont toujours évolué, et tant mieux ; mais le problème est ailleurs. L’une des manifestations les plus éclatantes de cette crise est la codification croissante des éléments qui composent la culture, ce qui revient à les décontextualiser, donc à leur ôter tout renvoi à un certain enracinement culturel ; ils peuvent ainsi circuler plus librement. Prenons les langues, plus particulièrement l’anglais, et l’émergence du globish dans un contexte de mondialisation néo-libérale : l’appauvrissement (autre façon de dire « aplatissement ») de l’anglais est une transformation volontaire, pour rendre cette langue praticable par le plus grand nombre, indifféremment de l’arrière-plan culturel des individus. Chaque culture est réduite à un ensemble de marqueurs qui permettent de l’identifier, au sein par exemple du « patrimoine immatériel » de l’UNESCO. La normativité est une conséquence du codage : une fois isolés, ces « folklorèmes » font par exemple l’objet d’une demande de protection contre toute « appropriation culturelle » et donc se coupent de toute perspective universaliste.  On ne peut que constater actuellement une « extension du domaine de la norme », évidente dans le cas de la religion, mais qui concerne en vérité la plupart des secteurs de notre vie quotidienne : tout est de plus en plus séquencé, codé, normé, catégorié, des émotions (grâce aux émojis) au genre (LGBT++) en passant par les menus de restaurant qui listent les composants allergènes, carnés et glucidés, et tentent de se glisser dans les catégories de la « bonne vie ».

 

N’y a-t-il pas dans le monde des résistances à cet aplatissement ? Ou bien va-t-on vers une culture universelle sans plus aucun particularisme — et donc sans âme ?

À mon sens, aucune région du monde n’y échappe, même s’il existe des décalages, et même si l’aplatissement peut apparaître sous différentes manières — par le biais des religions déculturées par exemple. Il y a aussi des réactions politiques qui se croient résistances, mais sont en réalité parties prenantes de l’aplatissement. La Chine en est un très bon exemple, qui élabore un narratif identitaire pseudo-confucéen, derrière lequel elle construit en réalité un système normatif qui conduit à un contrôle social très poussé. Derrière cette façade, la destruction culturelle et patrimoniale est effarante. Quoi de plus exemplaire également que le projet de Mohamed ben Salman pour l’Arabie saoudite ? Il interdit d’un côté la célébration de la naissance du Prophète, une tradition bien ancrée qui serait hétérodoxe au regard du salafisme (on reste dans la normativité), mais de l’autre il autorise la célébration d’Halloween… exemple typique d’un élément culturel capable de s’exporter de façon totalement décontextualisée. Dans beaucoup de pays, l’aplatissement est là, bien que moins évident et de façon plus complexe ; mais la rapidité du changement explique qu’il entraîne des formes de violence, par exemple religieuses, lesquelles, loin d’être un retour d’un impensé culturel, marquent au contraire la déculturation du religieux. Donc oui, le mouvement de déculturation est à mon sens partout enclenché. On ne va pas vers une culture universelle, mais bien vers une absence universelle de culture. Avec des contradictions énormes : plus la culture disparait, plus l’identité devient centrale, mais fondée sur des marqueurs culturels exacerbés — justement parce qu’il n’y a plus grand-chose derrière.

 

Votre livre révèle un paradoxe : l’une des causes principales de l’aplatissement est l’accroissement de l’individualisme, mais l’une de ses conséquences est l’extension du domaine de la norme, et donc la restriction de la liberté de l’individu. Comment l’expliquer ?

C’est la contradiction profonde de l’aplatissement. Pour la comprendre, il faut distinguer deux visions de la liberté : l’une de projection, l’autre de protection. La première considère que l’harmonie doit venir de l’expression des désirs et de leur complémentarité ; c’est la liberté prônée par l’anarchisme, mais aussi l’héritage de mai 68 et de la libération sexuelle. Mais ce qui monte aujourd’hui c’est la demande de protection : je ne suis libre que si mon être est protégé de l’action des autres. L’obsession est de protéger une identité que l’on peut certes partager avec d’autres mais seulement sur une séquence limitée de marqueurs (sexuels, raciaux, ethniques etc.). En ce sens, tout le monde se vit comme minoritaire : racialisés tout autant que « mâles blancs ». Les rapports réels de domination sont occultés par ce sentiment de souffrance qui aspire à de nouvelles formes de normativité sans passer par le politique, c’est-à-dire par une projection utopique. L’individualisme libéral et le contrôle des individus par les normes ne sont plus pensés comme contradictoires.

 

Votre réflexion s’appuie sur l’étude de polémiques récurrentes et souvent stériles de part et d’autre de l’Atlantique. Ne craignez-vous pas l’effet grossissant du militantisme et de la polarisation ?

Je pars de ces polémiques, car elles sont emblématiques et très représentatives de l’aplatissement du monde. Ce sont des incidents qui brusquement cristallisent le débat, aux dépens d’une analyse des tendances lourdes. Dans ces débats, c’est la nuance et la complexité qui sont aplaties. Céline par exemple ne peut plus être qu’un écrivain génial ou bien un antisémite abominable ; il n’est plus concevable qu’il soit les deux en même temps. Du fait notamment de leur mise en scène dans les réseaux sociaux, les événements sont décontextualisés, et répliqués ad nauseam. Ceux qui se consacrent à la dénonciation de la « cancel culture » en France par exemple reprennent toujours le même exemple : l’interruption de la représentation des Suppliantes d’Eschyle en 2019, en raison d’une accusation de « blackface ». Par ailleurs, ceux qui accusent leurs adversaires idéologiques de « cancel culture » sont souvent les premiers à la pratiquer eux-mêmes (par exemple le gouverneur de Floride De Santis qui interdit les « études noires » dans les écoles). L’aplatissement est la matrice commune des débats intellectuels d’aujourd’hui. Ce qui me fascine est de constater que les parties prenantes de ces polémiques, en dépit de leurs positions en apparence irréconciliables, droite comme gauche, fonctionnent de la même façon et parlent le même langage. Car que font-ils d’autre, sinon tous parler de la même chose, la race, le genre, l’identité ? Leurs stratégies sont aussi les mêmes, et se traduisent par un repli et la création de « safe spaces » interdits à tout ce qui est différent de soi — j’y intègre toutes les sortes de « zones à défendre » et monasphère (projet immobilier pour regrouper des familles chrétiennes autour d’un sanctuaire). Dans les deux cas, ces communautés militantes se vivent comme opprimées et s’installent dans une stratégie de la survie plutôt que de l’utopie.

Mais tout le monde ne s’aplatit pas. L’utopie peut se rencontrer là où on agit sans forcément parler. Car s’il n’y a pas de culture sans lien social, alors, pour reparler de culture, il faut regarder du côté des acteurs qui tentent de retrouver un lien social non pas à partir de ce qui leur ressemble, mais à partir de ce qui les assemble. Dans les quartiers, dans les périphéries, dans les mouvements sociaux… Rarement le décalage entre la parole et la mobilisation populaire aura été aussi grand. Ce décalage est aussi un signe de la crise de la culture, cette fois de la culture politique. La reculturation passe sans doute par la reconstitution d’un lien profondément politique.

 

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Une recension du livre d'Olivier Roy, L'applatissement du monde, par Olivier Fressard