Après la sortie de la religion, le déclin des institutions, puis la fin des sociétés, le politologue diagnostique la disparition des cultures, parachevant ainsi le funèbre tableau du temps présent.

Dans son dernier essai, Olivier Roy, politologue et sociologue spécialiste de l’Islam contemporain, élargit considérablement son domaine d’enquête. Il y propose d’embrasser le monde en son entièreté pour en décrire l’état présent sous l’angle de la culture. Il entend y traiter, d’un même mouvement, la culture dans les deux sens principaux du terme : au sens étroit, les œuvres d’art et les activités sociales qui s’y rattachent, et, au sens anthropologique, l’ensemble des mœurs et des institutions caractéristiques d’une société. Ambitieux dans son propos, le livre défend une thèse originale, et les analyses qu’elle lui inspire, si elles ne sont pas toujours convaincantes, sont régulièrement suggestives.

Un monde en proie à une universelle déculturation

Les cultures sont, à l’époque contemporaine, marquées par une mutation de première ampleur. Tel est le point de départ du diagnostic de l’auteur. Elle prend la forme, soutient-il, d’un processus universel de déculturation. On nomme ainsi, dans le vocabulaire des anthropologues, le phénomène par lequel une société, un peuple, une nation, délaisse, en partie ou en totalité, ses manières instituées de penser et de faire. C’est, en principe, pour en adopter de nouvelles, celles d’une société dominante ou celles d’une société plus moderne, et cette conversion à la culture d’une autre société est, elle, dénommée acculturation. Or, tout semble se passer, aujourd’hui, comme si la déculturation en cours ne débouchait sur nulle acculturation nouvelle.

Un peu partout, selon Olivier Roy, des  « subcultures » se substituent aux cultures héritées, un terme que l’auteur adopte pour éviter la connotation péjorative de « sous-cultures ». Une subculture est, explique-t-il, une culture coupée de ses racines historiques, détachée, en général, de son ancrage social. Ce phénomène tient, sur fond de néolibéralisme, à une individualisation radicale des existences ainsi qu’à l’avènement d’industries culturelles globales qui, faisant fi des spécificités traditionnelles, facteurs de différenciation, s’adressent désormais à un public mondial. Cette évolution trouve, par ailleurs, en Internet le vecteur idéal de sa diffusion. Ce média désormais dominant autorise un accès déterritorialisé à ce qui ressemble à un supermarché mondial de la culture. Chacun peut y faire son marché, y glaner les éléments de culture à partir desquels il se forme, avec sa subjectivité comme seul critère, une culture personnalisée, indifférente aux contextes d’ensemble et aux arrière-plans historiques qui leur donnaient sens auparavant. La culture globale existe désormais, à suivre Olivier Roy, à l’état d’une myriade infinie de fragments culturels issus de tous horizons, circulant universellement à travers les réseaux numériques mondiaux. C’est, résume-t-il d’une formule, le règne de la culture en patchwork.

Cette description saisit indéniablement un trait important de la réalité présente. Toutefois, Olivier Roy semble hésiter, ici, entre deux thèses. Selon la première, la pluralité des cultures nationales en vient à être remplacée par une culture mondiale unique, qui résulte de leur simplification et de leur standardisation. L’auteur illustre ce point, entre autres, par l’évolution de la culture japonaise, traditionnellement assez repliée sur elle-même. Elle est pourtant, pointe-t-il, à l’origine de ces pictogrammes appelés émojis qui, aux côtés des émoticônes, se sont diffusés mondialement dans les échanges électroniques. Elle a aussi inventé les mangas qui rencontrent aujourd’hui un succès international. Or, fait valoir Olivier Roy, ce n’est pas la forme authentique de ce genre de bande dessinée qui s’est diffusée très au-delà des frontières de son pays d’origine, mais une adaptation qui, aux fins de l’exportation, en a significativement atténué les traits les plus spécifiques culturellement   .

Cependant, Olivier Roy ne soutient pas univoquement cette thèse. Il en formule également une autre, selon laquelle nous avons moins affaire à une culture globale qu’à une poussière de cultures individualisées, chaque individu se forgeant une culture strictement personnelle, étalonnée sur sa seule singularité. Or, cette thèse revient à constater, contre l’idée d’une culture globale, la disparition de toute culture commune, à l’intérieur même de chaque société.

Le règne du code et l’empire des normes

La conséquence majeure de ce nouvel état de choses – telle est la deuxième thèse centrale du livre –, est que la communication et, plus largement, les échanges et les coopérations doivent être systématiquement codés. En effet, en l’absence d’une culture partagée, les êtres humains ne peuvent plus compter sur cette part considérable d’implicite qu’implique toute interaction humaine concrète. Pour s’en tenir au langage, le sens des mots et des phrases dans lesquelles les premiers apparaissent est, en effet, très largement déterminé par les usages qui en sont faits en contexte. Comment communiquer dès lors que fait défaut cet appui essentiel des rapports humains, fourni par tout ce qui est commun aux individus socialisés dans une même culture et éduqués conformément aux mêmes modèles collectifs, qui est intériorisé et qui va sans dire ?

Le codage est, selon l'analyse d'Olivier Roy, la réponse apportée à cette difficulté majeure. Dans la communication mondialisée, où toute évidence partagée est en voie de disparition, rien ne peut plus être laissé, selon lui, dans l’implicite. Tout ce qui reposait, il y a peu encore, sur des arrière-fonds de croyances et d’opinions communes doit, maintenant, être explicité aussi exhaustivement que possible, faute de quoi la communication est vouée à achopper, et les malentendus et mésententes à se multiplier. C’est décrire là une situation sans précédent, qui dépasse très largement le cas de la communication linguistique. A suivre l’auteur, tout se passerait donc de plus en plus comme si les individus n’étaient plus assurés, avant de s’engager dans une interaction quelconque, que leurs attentes respectives soient suffisamment ajustées. Il leur faudrait alors, pour se garder de mauvaises surprises systématiques, pour ne pas, en général, échouer, expliciter autant que faire se peut leur propos, jusque dans ses présupposés, en le codant. Semblablement, au plan de l’interaction ou de la coopération, tout se passerait, désormais, comme si celles-ci devaient toujours plus être précédées d’un contrat juridique en bonne et due forme. C’est là un point que l’auteur illustre, entre autres, par l’exemple, qui prête à rire dans son excès, du « contrat sexuel » tel que l’envisage, aujourd’hui, la législation californienne   .

L’analyse de Roy se heurte ici, cependant, à la polysémie du terme « code », qui désigne aussi bien, selon les cas, un système explicite de signes ou de symboles, comme le code de la route ou encore un recueil de lois, qu’une méthode de cryptage des messages, qui vise, elle, à les tenir secrets pour le plus grand nombre. Dans le langage courant, parler de codes sociaux, c’est désigner les ensembles de règles à respecter en société pour y être admis, s’y faire respecter ou y réussir. Or, précisément, ces codes ne sont pas transmis explicitement. Leur efficacité dans le jeu social repose au contraire sur leur caractère implicite. Cette polysémie du verbe « coder », qui peut donc désigner des réalités distinctes et incompatibles, brouille parfois le propos de l’auteur. À le suivre, tantôt coder consiste en opérations de simplification et de généralisation pour faciliter la circulation universelle des messages, tantôt procède d’opérations, inverses, d’explicitation : préciser en entrant autant que possible dans les détails, développer, donc, pour ne rien laisser au hasard et donner à la communication le caractère le plus univoque possible. En d’autres termes, d’un côté, la globalisation néolibérale requiert de rendre toutes choses comparables ou commensurables, de l’autre, l’individualisme radicalisé exige, au contraire, que la singularité de chaque individu soit prise en compte au plus près de son irréductible unicité.   

Olivier Roy complète cette analyse par une troisième thèse : déculturation et codage conduisent, affirme-t-il, à une extension considérable du domaine de la norme. C’est là, à vrai dire, un prolongement de ce qui précède : là où le code a une fonction d’explicitation des termes de la communication – il est question de bien se comprendre –, la norme, elle, est pratique : elle règle les interactions. Faute de culture commune, au plan national comme au plan international, nous sommes donc conduits à exiger que les règles du jeu social soient toujours plus explicitées. Il nous est devenu difficile, par suite, de nous engager spontanément dans des relations, car nous ne pouvons plus compter sur une communauté de manières de penser et de faire qui permettait, auparavant, d’improviser aisément face à l’imprévu et au nouveau. D’où la place croissante prise par le droit et, plus prosaïquement, pointe l’auteur, la multiplication des chartes que nous sommes invités à signer. Ainsi, en arrivons-nous à vivre toujours plus dans « l’empire des normes ».

L’humanité déculturée : une idée limite

La théorie que propose Olivier Roy, pour suggestive qu’elle soit, ne saurait, cependant, valoir comme description réaliste du monde contemporain. Pour en tirer profit, il convient d’y voir un « type idéal » à la manière de Max Weber. Dans cette perspective, la thèse de la déculturation généralisée présente l’intérêt, en accentuant et systématisant certains traits de la réalité, d’attirer l’attention sur des tendances effectivement à l’œuvre et de les cerner par comparaison. Les thèses de l’ouvrage sont donc des idées limites. Si, par impossible, codes et normes devaient tout envahir, elles conduiraient à une bureaucratisation de la vie sociale de type totalitaire et rendraient l’existence des hommes tout à fait impossible. Recevables, donc, comme descriptions de l’idéologie néolibérale et individualiste, il est, cependant, un écart entre elles et la réalité qu’on ne saurait ignorer.

D’une manière générale, l’idée, prise à la lettre, d’une universelle déculturation n’est guère plausible. C’est qu’il n’est pas de société et de vie sociale possibles, selon une leçon fondamentale de la sociologie, sans le partage d’une culture, sans la conformation à des mœurs et la participation, plus ou moins active, à des institutions communes. C’est, plus précisément encore, la formation, par chaque société, du type d’individu social qui lui convient, qui permet à ses membres de se rapporter les uns aux autres dans leurs diverses activités collectives. En d’autres termes, l’effort de coder et de normer la communication et les interactions sur la base du plus petit commun dénominateur n’est pas une alternative plausible, sauf à anticiper un effondrement culturel de l’humanité, un dépérissement des cultures dont nous avons hérité et qui, il est vrai, se transmettent toujours plus difficilement. Tenter malgré tout d’emprunter cette voie, ce serait céder à une démesure mortifère, destructrice de toute société.

Pour le dire plus concrètement, le « globish », sur lequel l’auteur s’appesantit   ne saurait être autre chose que la forme contemporaine d’une lingua franca étendue aux limites de la planète, à savoir une langue véhiculaire pauvre lexicographiquement et grammaticalement, fondée sur une suspension de toutes les différences culturelles, tout juste suffisante pour l’usage, limité, qui en est fait, fonctionnelle dans ce que nous attendons d’elle. Certes, l’extension prise par cette pseudo-langue empiète sur les langues nationales, mais les anglophones, ironiquement, n’y reconnaissent guère leur langue maternelle et se font difficilement comprendre, lorsqu’ils parlent celle-ci, de leurs interlocuteurs internationaux. Toutefois, il est, si ce n’est tout à fait inconcevable, du moins difficilement imaginable, que le « globish » supplante un jour les langues nationales. Il est plus vraisemblable, malgré tout, que la voie de la traduction l’emporte, grâce, en particulier, aux logiciels toujours plus performants de traduction automatique. D’une manière générale, l’intensification de la globalisation économique accroît, sans aucun doute, les chances d’une ou plusieurs sous-cultures mondiales. On ne voit pas, en revanche, qu’émerge aujourd’hui une culture mondiale substantielle, à même de répondre aux exigences anthropologiques de mise en forme et en sens du monde, qui soit commune à l’humanité entière au-delà de l’ancrage dans des sociétés particulières.

« Une crise de l’humanisme »

Olivier Roy tente, avec ce livre, d’introduire une nouvelle perspective sur la situation de l’humanité contemporaine. Depuis une trentaine d’années, deux conceptions ont dominé sur ce sujet. La première, symbolisée par Francis Fukuyama   , prévoyait, à terme, une convergence pour le meilleur des sociétés humaines. Celles-ci en viendraient toutes, soutenait-elle, à adopter, du fait de leur supériorité objective, les caractéristiques des sociétés occidentales : démocratie représentative et Etat de droit, économie capitaliste de marché et innovation technoscientifique, sur fond de promotion des droits de l’homme au statut d’une nouvelle religion séculière. La deuxième thèse, incarnée par Le choc des civilisations de Samuel P. Huntington   , anticipait, elle, un face-à-face entre quelques grands modèles culturels également cohérents et sûrs d’eux-mêmes, un affrontement entre des visions du monde et des visées irréconciliables.

Plus récemment, est venue s’ajouter une nouvelle théorie, qui entend battre en brèche les deux précédentes. Inspirée par une contestation radicale de l’hégémonie occidentale et de ses prétentions civilisationnelles, elle dénie au modèle européen une quelconque supériorité. Les échanges et les emprunts, les migrations et les brassages auraient toujours, selon elle, lié étroitement les différentes sociétés. Celles-ci seraient, de manière immémoriale, emportées dans la même histoire globale, si bien que l’humanité serait essentiellement métissée culturellement. Hors les discours idéologiques, les différentes civilisations et cultures ne se laisseraient pas nettement distinguer les unes des autres, et les grandes innovations à portée universelle, de quelqu’ordre qu’elles soient, ne sauraient, par suite, être attribuées, de manière indivise, qu’à l’homme en général.

Olivier Roy propose une thèse originale relativement à ces différentes positions. Il s’inscrit en faux contre la thèse d’une mondialisation sous domination culturelle américaine ou, plus largement, occidentale. Il ne croit pas plus à une rivalité de sociétés animées par des traditions culturelles encore solidement établies, voire conquérantes. Toutes les sociétés sans exception sont aujourd’hui, selon lui, à égalité devant le phénomène de la déculturation. Si nous assistons bien, en effet, à une uniformisation culturelle – aucun repli sur des identités culturelles nationales n’est donc aujourd’hui plausible –, elle ne procède, selon l’auteur, d’aucun impérialisme culturel, d’aucune domination en général.

L’auteur refuse, logiquement, de s’associer aux voix nostalgiques qui déplorent cette évolution, qu’il s’agisse, en chaque nation, de la perte d’autorité de la haute culture ou, internationalement, de la provincialisation de l’Europe. A ses yeux, l’évolution en cours nous fait gagner au moins une chose : la transmission autoritaire des cultures héritées du passé est, aujourd’hui, fondamentalement délégitimée, en dépit de certaines tentatives pour la rétablir. Cependant, si Olivier Roy entend, par principe, se garder des jugements de valeur, il ne reste pas fidèle, au bout de son enquête, à cette neutralité axiologique. Il est vrai que le tableau d’une humanité s’abandonnant à une déculturation radicale, sans que de nouvelles cultures dignes de ce nom n’émergent, est peu fait pour réjouir. Il est inquiétant, peut-être même désespérant. L’auteur en vient donc à juger, dans la phrase qui clôt son essai, que « nous vivons une crise de l’humanisme ». Et, dans quelques pages hâtives de conclusion, qui laissent le lecteur sur sa faim, il s’inquiète de ce que les pratiques culturelles individualisées, orientées de manière dominante vers des mondes virtuels, déréalisants, éclipsent les imaginaires partagés, et, plus généralement, de ce que les individus ne sachent plus faire société. Mais il ne dit mot, ici, sur les voies d’une éventuelle recollectivisation.

 

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