L'histoire de l'Amérique du Nord avant l'arrivée des colons britanniques permet de saisir le cadre de vie des Indiens et de le comparer aux autres civilisations.

L’histoire de l’Amérique du Nord est aussi celle des Amérindiens qui l’ont habitée, du Nouveau Mexique à l’Alaska. Comme en Afrique, les sociétés de nomades y ont côtoyé celles des chasseurs-cueilleurs, à l’origine des premiers villages. L’arrivée des Européens marque un tournant terrible pour les Amérindiens alors que le XIXe siècle s’accompagne de massacres et d’un bouleversement de leur environnement. Dans L'Amérique du Nord de Bluefish à Sitting Bull, le professeur émérite d’histoire moderne Jean-Michel Sallmann en retrace l'histoire sur le temps long, de la Préhistoire au XIXe siècle.

L’étude de l’Amérique du Nord sur le temps long constitue une porte d’entrée originale pour aborder le thème de Terminale consacré à l’environnement. Avant même la création des parcs nationaux et du mouvement préservationniste, l’approche par les Amérindiens constitue une clé de lecture prometteuse.

 

Nonfiction.fr : Dans vos précédents travaux, vous avez notamment travaillé sur les Indiens d’Amérique du Nord et l’ouverture du monde à l'époque moderne, entre 1200 et 1600. Comment est né le projet d'aborder l’Amérique du Nord dans un temps profondément long, de 25 000 av. notre ère au XIXe siècle ?

Jean-Michel Sallmann : Lors de l’écriture d’un livre précédent (Indiens et conquistadores en Amérique du Nord. Vers un autre Eldorado, Payot, 2016), mes recherches ainsi que ma curiosité naturelle m’ont amené à parcourir les différentes sources disponibles sur les Amérindiens, et plus précisément sur celles antérieures à la période colombienne. Force fut de constater que si les sources – nationales et universitaires – étaient très nombreuses, il manquait à l’appel des ouvrages complets, qui aillent des origines aux temps présents. De là est venue l’idée de concevoir une représentation universelle qui pourrait devenir à la fois outil de travail pour les historiens et support de découverte pour le grand public. Les éditions Belin ont comblé tous mes désirs en inscrivant ce travail qui fut autant ardu que passionnant dans leur superbe collection illustrée : Mondes Anciens.

 

Vous rappelez que le continent américain est l’une des dernières terres sur laquelle l’homme ait posé le pied. Vous présentez ainsi des sites, en Virginie et en Caroline du Nord, datant de 20 000 av. notre ère. Que sait-on sur cette arrivée, puis comment les sociétés de nomades et de chasseurs-cueilleurs se sont-elles adaptées au continent ?

Globalement, il existe deux façons d’entrer sur le continent : par bateau en venant de territoires asiatiques jusqu’à la Chine, ou en passant par le détroit de Bering.

Les populations d’origine asiatique débarquent sur les côtes du Nord-Ouest et s’abritent sur les rives du sud de la région. Elles pratiquent la pêche en mer et la chasse sur terre. Ce sont des pêcheurs-chasseurs qui s’installent sur les îles du Nord-Ouest où ils sont protégés et vivent de leurs activités. Ils apportent avec eux des croyances, des langues, des façons de vivre diverses. Dans l’Amérique du Nord, ils ne seront intégrés que tardivement, comme une population d’Indiens. Leurs migrations se poursuivront jusqu’en Amérique du Sud.

D’autre part et pendant longtemps, des populations passent le détroit de Béring mais se trouvent bloquées par les glaces de l’inlandsis qui couvrent le nord de l’Amérique. Ces peuples, sibériens, à la différence des précédents, s’installent dans la presqu’île de Béring. Ils y laissent des traces, non sous forme de campements, mais essentiellement dans des cavernes. C’est le cas de Bluefish Cave, un site dans lequel on a retrouvé des traces de vie quotidienne qui remontent à des temps très reculés.

Entre le Nord et le Sud du continent, le réchauffement climatique ouvre une grande faille. Les populations de Béring peuvent désormais migrer vers le sud. Les archéologues les ont relevées pour identifier leur origine. Ils ont ainsi démontré que les populations ont pris possession des territoires – à noter que les mouvements de populations Nord-Sud ont été très importants, ce qui les rend difficiles à cerner.

La route nord-sud de la transhumance humaine vient d’Asie, même de très loin. Les bateaux longent l’étroite voie terrestre bloquée par les massifs montagneux, certains rescapés de leur long voyage s’enfoncent dans les terres pour y créer des postes de pêche, et un nombre important poursuit son voyage vers l’Amérique centrale, puis l’Amérique du Sud.

Par ailleurs, la route passant entre la cordillère orientale et l’inlandsis occidental attire davantage les migrants venant de Sibérie et qui ont traversé le détroit de Béring. Il faudra des générations pour que ces migrants parviennent à se libérer des glaces du Nord et à fonder des implantations « urbaines ».

           

Votre principale difficulté sur le plan des sources est l’absence de témoignages écrits par les acteurs eux-mêmes. Vous avez donc eu recours aux résultats de l’archéologie. Avez-vous trouvé des spécificités au travail archéologique en Amérique du Nord ?

Découvrir, dater, classer, répertorier… Les démarches des archéologues et des historiens chercheurs sont somme-toute similaires. Les uns fouillent la terre, les autres hantent les bibliothèques nationales ou universitaires. Le plaisir de la découverte d’une information exploitable reste intact. Dans l’interprétation de cette information, le travail des archéologues déclenche plus de controverses certes, mais je ne me risquerai pas sur ce terrain. Plutôt que de parler de spécificités, je préfère souligner une particularité. Alors qu’ils étaient de longue date très présents et respectés sur les chantiers de fouilles du monde entier, les archéologues américains et canadiens se sont intéressés très tardivement au monde amérindien in situ. Pour expliquer ce phénomène, on peut, entre autres, envisager une forme de déni ou de culpabilité, mais aussi ce formidable dynamisme d’une Amérique qui se voit comme un continent neuf, libéré du poids de son histoire et ouvert sur son avenir. Bonne nouvelle : les choses ont changé, les lieux de fouilles s’intensifient et se multiplient, il reste tant à découvrir… Prenons pour exemple le site de Meadowcroft-Rockshelter relancé notamment suite à la mise au jour d’objets datant de -16 000 à -17 000 ans, ainsi que des traces du passage de chasseurs et de marchands. Il n’est pas dit qu’il n’existe pas encore quelques trésors cachés en ces lieux déjà connus et exploités. L’avenir nous en dira davantage.

 

Le monde amérindien est marqué par le mouvement et les échanges de produits manufacturés ou les influences culturelles, à l’image du développement des maisons mississipiennes (rectangulaires). A quoi ressemble l’ère de la prospérité, que vous situez vers 2 000 avant notre ère ?

Il faut d’abord souligner l’intensification des recherches, permettant de nouvelles découvertes à ce jour. L’histoire est encore en marche. Mais remontons le temps avec ce que l’on sait déjà. À Hogup et Danger Cave dans l’Utah, les habitants vivaient dans des cavernes. Les traces de leur passage remontent à 8 400 avant notre ère. À Windover, près de Titusville en Floride, le site fréquenté entre -8 000 et -7 000 a révélé la présence de plus de 160 individus en parfait état de conservation car enterrés dans une eau neutre, ni acide ni alcaline. Sept types de fibres textiles sont repérés sur les vêtements, ainsi que des traces de courges cultivées, les premières trouvées en Amérique du Nord. L’agriculture avait-elle déjà pris le relais sur la cueillette ? Au fil du temps, la mobilité de certains groupes va se ralentir. Cette sédentarisation est ressentie dans les régions les plus giboyeuses ou dans des forêts généreuses en plantes comestibles. Les populations commencent à se sédentariser entre l’Arkansas et la Floride. Plus de soixante groupes y ont été répertoriés, dont le plus connu à Watson Brake dans le nord de la Louisiane (3 500 avant notre ère). À Eva Site, dans l’ouest du Tennessee, 118 tombes ont été retrouvées, datant de 6 000 à 1 000 ans avant notre ère. Les fouilles n’ont donné aucun signe d’agriculture, il est probable que les plantes consommées étaient, dans ce cas, importées.

La sédentarisation et la pratique de l’agriculture vont profondément transformer le mode de vie des Indiens. Entre -3 000 et -1 500, les villes se multiplient et s’organisent, l’arrivée du maïs encourage de nouvelles pratiques - d’irrigation par exemple, l’art de la céramique supplante la poterie. C’est aussi à cette période que les rôles entre hommes et femmes seront redistribués. La fin du 1er millénaire avant notre ère est marquée par l’intensification des échanges, locaux et sur de plus longues distances. 

 

L’expansion territoriale du XIXe siècle se fonde sur la « destinée manifeste » et un nationalisme agressif   . Au quotidien, comment se marque concrètement cette idée selon laquelle les nations anglo-saxonnes seraient au sommet de la hiérarchie humaine ?

L’expression Destinée Manifeste (Manifest Destiny) est utilisée pour la première fois par le journaliste new-yorkais John O'Sullivan pour décrire une sorte de mission divine ayant pour finalité une irréversible colonisation de l'Ouest américain. Cette sorte de prédestination providentielle à la conquête posée sur une croyance calviniste ( Mayflower) est relayée par les républicains-démocrates sous la présidence de James Polk.

Concrètement, l’élan de la Destinée Manifeste va permettre de mettre un frein à la pression des Anglais, d’accroître rapidement la population américaine, d’encourager la migration afin de prendre possession de nouvelles terres pleines de richesses et d’y implanter des institutions afin de supplanter l’Europe à tous niveaux – politiques et commerciaux.

Cette mystique de l’expansion va générer un formidable essor sur un temps très court, et même s’il sera freiné par les prémices de la guerre de Sécession, il marquera profondément la philosophie des États-Unis, culturellement et politiquement. Au XXe siècle, ce qui a commencé par une suprématie assumée sur les territoires de l’Ouest va vite s’étendre au monde entier, encouragé par la guerre froide entre les Etats-Unis et le bloc de l’Est entre autres. Aujourd’hui, certaines expressions expansionnistes chargées de sens – « Patriot Act », « USA maîtres du monde » ou « America first » par exemple – qualifient encore clairement la vision géopolitique américaine.

 

Sous Abraham Lincoln, l’arrivée de chercheurs d’or, de chasseurs et de colons signifie pour les Indiens massacres et diminution des troupeaux de bisons. Vous présentez la photographie d'un tas de crânes de bisons éloquente sur ce phénomène   . Comment les Indiens font-ils face à une telle violence ?

La bataille de Little Big Horn (25 juin 1876) a marqué les esprits par la défaite du commandant George A. Custer, tué sur le champ de bataille. Les 1 600 guerriers indiens Sioux Lakota miniconju battent l’armée de Custer qui meurt au combat. La revanche se jouera à Wounded Knee (29 décembre 1890) et marquera définitivement le début de la fin des guerres indiennes. Le campement indien est attaqué à l’aube. Le nombre des victimes indiennes est très important. C’est également à ce moment que les Anglais lanceront leurs troupes pour encourager les migrants européens à s’installer en Amérique. Les Indiens sont alors massacrés en masse et sans pitié, tout comme sont décimés les troupeaux de bisons dont les peuples des Plaines tiraient la viande, les peaux, les ossements. Tout ce qui est utile à la vie quotidienne des tribus est volé, mangé, transformé en armes (arcs, lances par ex.) ou en objets de décoration. Les Indiens des Plaines furent les premiers à subir le déclin des troupeaux de bisons, volontairement tués par les migrants venant d’Europe. Ce qui reste des tribus sera alors déplacé dans des réserves ou repoussé dans les régions les plus arides du Sud. A la fin du XIXe siècle, les chefs indiens sont soit éliminés, soit emprisonnés.

Ce qui est considéré aujourd’hui comme une extermination de masse – certains disent même un holocauste – ne doit pas masquer le fait que certains Indiens tenteront de s’adapter au mieux à la situation. Pour échapper aux soulèvements, aux combats inégaux et aux famines organisées, certains résisteront vaillamment afin de protéger leur terre, d’autres organiseront le commerce à proximité des forts ou deviendront éclaireurs pour l’armée. Souvent contraints et forcés, ils seront également employés par les colons, ce qui contribuera parfois à leur sauver la vie ou à favoriser leur assimilation.

 

Vous consacrez une dizaine de pages à l’image des Indiens dans le cinéma américain. Vous soulignez ainsi une évolution de cette image en fonction de la conjoncture idéologique. Pourriez-vous nous donner quelques exemples qui permettent de comprendre cette évolution ?

Je suis né en 1950, baigné par un cinéma peuplé de cow-boys et d’indiens où des blancs braves et audacieux sont régulièrement malmenés par de méchants sauvages sanguinaires. Ce n’est pas un hasard si les films de mon époque ont disparu des rediffusions… Sortons de ce cliché éculé, j’ai envie de vous citer deux titres qui remettent les idées en place.

En 1914, avec In the Land of the War Canoes (titre original : In the Land of Head Hunters), Curtis consacre une docufiction dédiée aux Amérindiens, une sorte d’incarnation du « bon sauvage » dans la tradition du siècle des Lumières. S’il faut prendre quelques distances avec ce film muet qui met en scène de façon romanesque l’existence des Indiens Kwakiult (Colombie-Britannique-Canada), il a le mérite de mettre l’accent sur le personnage passionnant que fut Edward S. Curtis (1868-1952). Sans formation particulière, cet infatigable journaliste, photographe et ethnologue, a consacré toute sa vie à préserver des traces de vie de tribus indiennes. Son encyclopédie photographique en vingt volumes, intitulée The North American Indian, regroupe 2 228 photos sur 80 peuples amérindiens… Une véritable « bible » qui pose des images sur des cultures et traditions essentiellement orales.

Plus proche de nous et pour terminer sur une note plus optimiste, je remercie Kevin Costner qui, en 1990, avec Danse avec les loups (Dances with Wolves), adapté du roman de Michael Blake, sort de la caricature ordinaire pour démontrer que la relation entre militaires et Sioux fut faite de conflits certes, mais aussi d’amitié, parfois même d’amour. Ce film aux sept oscars qui a été vu par des millions de personnes partout dans le monde démontre qu’il y a bien eu une assimilation « Blanc-Indien » construite petit à petit au fil du temps.