Yves Denéchère et Fabio Macedo présentent les résultats d'une étude historique sur les pratiques illicites dans l’adoption internationale en France.

L’adoption d’enfants à l’étranger se prête à de nombreuses dérives. A côté des affaires les plus retentissantes comme celle de l’Arche de Zoé, les témoignages et les dépôts de plaintes se sont multipliés ces dernières années. Une étude historique du phénomène a été conduite par Yves Denéchère, Professeur en histoire contemporaine, et Fabio Macedo, chercheur postdoctorant, deux historiens de l’Université d’Angers (laboratoire TEMOS) et du Pôle universitaire ligérien d’études sur l’enfance-jeunesse (EnJeux). Ses résultats sont désormais disponibles et consultables en ligne sur la plateforme HAL SHS.

 

Votre recherche porte sur les pratiques illicites en matière d'adoption internationale. Quelles formes prennent les infractions, les délits et les crimes en la matière ? Ou pour le dire autrement, de quoi parle-t-on ?

YD : Dans notre étude, nous considérons comme pratique illicite à un moment donné tout acte du processus adoptif non conforme aux textes et normes juridiques en vigueur dans les pays concernés, qu’il s’agisse du pays d’origine, de transit ou d’accueil. Mais nous prenons aussi en compte tout acte portant atteinte aux droits humains définis par la Déclaration des droits de l’homme de 1948 et la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989. Ces actes peuvent concerner toutes les personnes de la relation d’adoption : les enfants, les parents biologiques ou les parents adoptants. Nous avons donc retenu tous les actes inconventionnels, illégaux, illicites au sens strict comme portant atteinte à une règle de droit national ou international.

FM : Concrètement, ces pratiques illicites peuvent prendre des formes variées. Certaines consistent à arracher un consentement forcé, détourné ou non éclairé de la famille biologique. D’autres sont carrément des fraudes à l’état-civil : fausses déclarations d’abandon, de naissance, de maternité et de paternité. Dans un genre voisin, on parle aussi de supposition d’enfant, c’est-à-dire d’attribution de la maternité d’un enfant à une femme qui ne l’a pas accouché. Bien sûr, on a aussi affaire au vol d’enfant, et à l’achat d’enfant. Les faits recouvrent toute une palette d’actes allant d’irrégularités à des crimes, en passant par des délits.

Votre approche est historique. Comment l'adoption internationale a-t-elle évolué, dans ses formes légales et surtout illicites ? Quels déplacements observe-t-on par exemple au sujet des territoires où l'on adopte et d'où viennent les enfants adoptés ?

YD : L’adoption internationale vers la France s’est développée par vagues à partir de la fin des années 1940, avec des enfants nés en Allemagne occupée, puis de grands flux venant d’Asie à partir de 1960, d’Amérique latine à partir des années 1970, d’Europe de l’Est à partir des années 1990, et enfin d’Afrique. Le phénomène connaît une croissance importante jusqu’à une apogée en 2005, année où on compte 4 500 enfants étrangers arrivés en France. Mais aujourd’hui, son ampleur a nettement décliné, puisqu’il concerne moins de 250 enfants par an depuis 2020. Pour un tableau global de l’histoire de l’adoption internationale en France, on peut se reporter à mon ouvrage publié en 2011, Des enfants venus de loin (Armand Colin, 2011), dont le contenu est désormais en libre accès.

FM : Les pratiques illicites dans l’adoption sont anciennes et précèdent l’adoption internationale. En France, alors que la légalisation de l’adoption d’enfants date de 1923, on en retrouve dès trace dès l’entre-deux-guerres, par exemple dans l’action d’une œuvre d’adoption parisienne, la Ligue pour la protection des mères abandonnées. Les archives de cette association contiennent des traces de fraudes à l’état-civil, de rabattage de femmes enceintes prédisposées à abandonner leurs enfants, d’organisation de filières avec la participation d’avocats, de cliniques privées, etc. J’ai fait le point sur cette question dans ma thèse, Choisir les enfants (EHESS, 2020).

Pour revenir à l’adoption internationale, le recul des pratiques illicites doit beaucoup à la Convention de La Haye de 1993, qui a produit un socle juridique reproductible à l’échelle globale. Ce texte est fondé sur la protection de l’enfance et le principe de subsidiarité : l’adoption internationale doit désormais être la dernière option possible pour un enfant sans famille se trouvant dans un pays signataire. La mise en œuvre de ce texte dans les décennies suivantes a eu pour effet de réduire aussi bien les pratiques illicites que l’adoption internationale elle-même. A ce jour, 105 Etats ont adhéré à cette convention.

Selon une perspective économique, observez-vous une correspondance entre les circuits d'adoption illicite, et d'autres circuits de traite des êtres humains ou d'économie parallèle (drogue, armes, art…) ?

YD : Non, il n’y a pas de correspondances entre les filières d’adoption et d’autres trafics, si ce n’est que tous ces circuits reposent sur l’argent. Quand la demande d’enfants de la part de candidats à l’adoption de pays occidentaux riches crée l’offre dans les pays de départ pauvres, une mercantilisation de l’adoption se développe et de nombreux intermédiaires en profitent. La corruption permet toutes sortes de déviances dans des pays où l’État est parfois failli.

FM : Au Brésil, avant la réorganisation du système adoptif au milieu des années 1990, certaines filières pilotées notamment par des avocats et des avocates s’adaptaient aux critères établis par leur clientèle étrangère. Par exemple, un enfant blond aux yeux clairs pouvait coûter considérablement plus cher qu’un enfant noir, car plus difficile à trouver tant dans les orphelinats publics et privés que dans les périphéries pauvres des villes brésiliennes.

Votre rapport réévalue l'importance des flux d'enfants concernés. Qu'est-ce qui fausse selon vous les évaluations officielles, et comment peut-on les rectifier, pour le passé et le présent ?

YD : Il n’existe pas de statistiques fiables permettant de donner des chiffres précis et complets sur l’évolution numérique du phénomène. Le nombre de visas « adoption » délivrés à des enfants étrangers est une donnée incomplète, puisqu’on n’a aucun chiffre avant 1979, et partielle, puisque des enfants étrangers sont entrés en France sans visa. Les jugements d’adoption sont mal comptabilisés dans le Compte général de la Justice, ou du moins, ils le sont avec des catégories fluctuantes qui ne permettent pas des analyses suivies. Cependant, en croisant les données issues de différentes sources consultées au cours de cette étude, nous estimons que le nombre total d’adoptions d’enfants étrangers en France depuis 1945 est d’au moins 120 000, plutôt que les 100 000 évoqués habituellement à partir des statistiques des visas.

FM : Concernant la proportion d’adoptions internationales touchées par des pratiques illicites, il est impossible d’en déterminer l’importance sans mettre en place un long travail de vérification individuelle, transnational, capable d’évaluer chaque adoption au cas par cas.

Comment avez-vous travaillé pour saisir les pratiques illicites, par définition cachées ? Quelles sont les principales conclusions de votre étude ?

FM : Elles ne sont pas si cachées que ça. Outre le travail initial que nous avons effectué pour rassembler la littérature scientifique sur le sujet, nous l’avons croisé ensuite avec les enquêtes de presse ou mandatées par les pouvoirs publics réalisées depuis les années 1980, et surtout avec la masse documentaire conservée dans les archives diplomatiques et nationales françaises. Ce qui nous a permis, par exemple, de faire, dans le compte-rendu de recherche, un guide commenté des sources dans lequel on ne décrit que les documents qui abordent des pratiques illicites.

YD : La longue litanie des contenus des cartons d’archives montre que les signalements de pratiques illicites ont été très nombreux et récurrents. Les diplomates les rapportent depuis les années 1960, et tous les acteurs concernés et la presse les dénoncent à partir des années 1980. Donc tous ces acteurs (les candidats à l’adoption, leurs associations, les intermédiaires, les États) étaient en position de savoir ce qui se passait, de connaître les risques inhérents à l’adoption internationale. Ce qui mène à la question essentielle des responsabilités. Les pratiques illicites étaient connues, dénoncées, mais elles ont perduré longtemps. Pourquoi ? Tous les acteurs ont sans doute des parts de responsabilité que les personnes adoptées victimes de délits ou de crimes veulent voir définies. La mission d’inspection interministérielle mise en place en novembre dernier y contribuera peut-être.

Votre travail est aussi une préparation pour des recherches à venir. Quelles pistes nouvelles vous semblent mériter d'être plus particulièrement explorées ?

FM : L’une des pistes mise en avant dans le compte-rendu de recherche s’intéresse aux liens entre recherche des origines et découverte de pratiques illicites. Il s’agit de mesurer la proportion de personnes adoptées ayant enquêté sur leurs origines et qui se sont finalement confrontées à des illégalités autour de leurs procédures d’adoption, mais aussi de mesurer la proportion de personnes adoptées qui s’intéressent à ces thématiques. Nous menons actuellement cette recherche dans le cadre d’un postdoctorat d’un an financé par l’Université d’Angers.

YD : Les conclusions de la mission d’inspection interministérielle, confrontées aux résultats de notre étude, seront certainement fructueuses en réflexions et pistes de recherche. Nous pourrons les aborder lors du colloque « Un siècle d’adoption des enfants en France 1923-2023 », organisé par le laboratoire de recherche historique TEMOS et le Pôle universitaire ligérien d’études sur l’enfance et la jeunesse (EnJeux), qui se tiendra à Angers des 20 et 21 juin prochains.