Homo Sapiens est devenu la principale force de changement sur Terre. Pour relever les défis de notre temps, nous devons apprendre à politiser cette nouvelle époque géologique.

Le dérèglement climatique, l’érosion de la biodiversité et l’appauvrissement des sols sont les symptômes de ce qui est amené à être bientôt reconnu par la communauté scientifique comme une nouvelle époque géologique. Son nom : l’Anthropocène. Sa principale caractéristique : l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, plus puissante encore que les forces géophysiques.

Dans leur nouveau livre, Vortex : Faire face à l’Anthropocène, Laurent Testot et Nathanaël Wallenhorst reprennent le questionnement que Paul Gauguin avait retenu comme titre à l’une des toiles peintes à Tahiti : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?

Pour apporter des éléments de réponses à ces trois questions, ils convoquent et combinent les sciences exactes, telles que la physique, et les sciences humaines. Et afin de désamorcer l’éco-anxiété qui menace (et affecte déjà) les individus, ils ont recours, tout au long du texte, à l’humour. C’est ainsi qu’entrent en scène, au fil des pages, de drôles de personnages… parmi lesquels un poulet !

Des limites planétaires des sciences exactes…

L’apport des sciences exactes est de permettre d’établir des vérités scientifiques. Comme le rappellent les auteurs, la recherche a ainsi permis de mettre en évidence l’existence de neuf limites planétaires et d’établir que les activités humaines ont conduit au dépassement d’au moins six d’entre elles (changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation du cycle du phosphore et de l’azote, changements d’utilisation des sols, introduction d’entités nouvelles dans la biosphère, et perturbation du cycle de l’eau douce). D’autres travaux, rappelés dans le livre, permettent également de conclure à la disparition de nombreuses espèces : c’est la sixième extinction de masse, causée, là encore, par les activités humaines.

Si le livre permet de constater que l’Anthropocène est d’abord « un chaos de constats d’autant plus angoissants qu’ils sont assénés par les sciences exactes », il se veut également « manuel citoyen » et « parcours pédagogique » pour aider les lecteurs à relever les défis de notre temps. C’est ici qu’entrent en scène les sciences humaines, pour s’appuyer sur les faits scientifiques et politiser l’Anthropocène.

… aux différentes facettes de l’Anthropocène mises en lumière par les sciences humaines

Les sciences humaines proposent d’interroger les différentes dimensions du fait total que constitue l’Anthropocène. À y regarder de plus près, l’Anthropocène serait ainsi tout à la fois « Capitalocène », « Plantationocène », « Thermocène », « Poubellien », « Phronocène et Agnotocène », « Thanatocène », « Pathocène », « Entropocène » et « Chtulucène ».

Pour commencer, le Capitalocène synthétise l’idée selon laquelle les humains ne sont pas responsables à égalité des dégâts causés à la planète. La faute incomberait aux riches, et le Capitalocène permet de différencier les responsabilités en faisant un détour par l’histoire du capitalisme.

Le Plantationocène permet quant à lui de souligner le rôle primordial que joua l’économie esclavagiste transatlantique dans l’essor du capitalisme et de faire le lien avec la dévastation du vivant. Aujourd’hui, « les monocultures inondées de chimie » et « les bâtiments dans lesquels sont concentrés en masse des animaux » sont des marqueurs du Plantationocène.

Avec le Thermocène, les auteurs s’intéressent plus spécifiquement à la hausse continue de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, attribuable à la consommation croissante de combustibles fossiles, et exposent les raisons pour lesquelles ce fait physique résulte de choix politiques.

Le Poubellien renvoie quant à lui à l’idée que les déchets (notamment plastiques) produits par les activités humaines ont fini par acquérir le statut de marqueurs incontestables d’une époque où les hommes sont devenus la principale force géologique. Homo sapiens est désormais capable d’altérer de manière irréversible la composition de la couche supérieure de la planète.

Avec les néologismes « Phronocène » (du grec phronêsis, qui signifie prudence) et « Agnotocène » (du grec agnôsis, qui signifie ignorance), c’est un autre récit de l’Anthropocène qui s’esquisse. Il met en avant la fabrique, délibérée et organisée, de l’ignorance, incarnée par les lobbies qui ont fini par gagner la guerre de l’information à coup de fake news et autres études scientifiques subventionnées.

Dans le Thanatocène, ce sont les intérêts militaires qui sont sur le devant de la scène. On y découvre qu’ils seraient à la racine des transformations anthropiques de la Terre et que l’industrie de l’armement se serait muée en force opaque de destruction… de tout le vivant. Les auteurs reviennent ici sur la filiation entre gaz de combat et pesticides, explosifs au nitrate d’ammonium et engrais (au nitrate d’ammonium), ou encore tanks et tracteurs. À l’ère de l’Anthropocène, « l’humanité est en guerre contre la nature ».

Vient ensuite le Pathocène, invitation à constater que la réalité biologique des virus et autres agents pathogènes ne peut plus être dissociée des conditions sociétales et systémiques de leur existence et de leur diffusion. Le Covid-19 qui sévit partout dans le monde depuis quelques années maintenant, est qualifié ailleurs, par le microbiologiste et professeur au Collège de France, Philippe Sansonetti, de « maladie de l’anthropocène ».

En définitive, chacun des neuf néologismes proposés par les auteurs est éminemment politique. Chacun entend « pointer des responsabilités » particulières, « enquêter sur le pourquoi », et « ouvrir des pistes de solution ».

Des solutions sociopolitiques et systémiques

Le lecteur découvre ainsi neuf propositions sociopolitiques et systémiques, au sujet desquelles il est rappelé à plusieurs reprises qu’elles ne pourront se révéler efficaces que combinées entre elles. En présentant leurs interdépendances, les auteurs nous enjoignent de sortir de la pensée en silo, résultat de dynamiques de spécialisation pluriséculaires et au fondement de la puissance phénoménale acquise par l’Homme… qui a fini par devenir force géologique.

Puisque l’Anthropocène constitue une véritable rupture biogéophysique, il n’est possible d’y répondre efficacement qu’en déclenchant une autre rupture, celle du système sociopolitique actuel. C’est dans cet esprit que plusieurs propositions sont avancées dans la seconde partie de l’ouvrage.

Réformer le système économique, revoir les règles du jeu, changer les indicateurs ; tels sont les trois premiers axes avancés pour commencer par répondre aux enjeux du Capitalocène. Ensuite, les auteurs proposent de mettre fin à l’agriculture industrielle et de « repenser notre assiette » afin de s’attaquer aux maux du Plantationocène.

Pour relever les défis du Thermocène, l’une des représentations de l’Anthropocène qui a peut-être aujourd’hui le plus largement atterri dans le débat public et les consciences, ils rappellent l’urgence de basculer rapidement vers un nouveau régime énergétique, en décarbonant et en accélérant l’électrification.

Face à la prolifération des déchets, signe distinctif du Poubellien, le peuple souverain doit reprendre le contrôle et la loi doit permettre d’encadrer étroitement l’activité des firmes, quitte à poursuivre l’État en justice si les citoyens jugent que la volonté politique n’est pas au niveau attendu.

Repenser la mission de l’école, éduquer pour changer le monde et empêcher les lobbies de promouvoir des pseudo techno-solutions : la grille de lecture offerte par le Phronocène et l’Agnotocène doit permettre de transformer notre rapport aux savoirs et à la science.

Face aux menaces existentielles que fait peser le Thanatocène sur l’humanité, les relations internationales doivent être repensées tandis qu’un pilotage du vaisseau Terre dans son ensemble doit être mis en place. Au niveau des États, les auteurs proposent d'adopter des constitutions écologiques pour garantir que le fonctionnement des sociétés s’inscrit durablement dans les limites planétaires.

Enfin, pour contrer les effets délétères du Pathocène, la priorité doit être à la sauvegarde de la biodiversité, à la préservation et à la restauration des écosystèmes vivants, et au strict encadrement de l’empreinte environnementale des nouvelles technologies.

En conclusion, Vortex : Faire face à l’Anthropocène est bel et bien un parcours pédagogique qui donne aux lecteurs des clés de compréhension de l’état de la planète, étudie l’Anthropocène comme un fait humain et avance plusieurs pistes d’actions combinées.

Lorsque l’Anthropocène sera officiellement reconnu comme nouvelle époque géologique, on peut parier que les manuels scolaires gagneront à s’inspirer des contenus proposés par Laurent Testot et Nathanaël Wallenhorst.