Industrie polluante par excellence, l'habillement est sommé de revoir son fonctionnement du fait de la crise écologique. Et si le changement venait paradoxalement du luxe ?

Connu surtout comme anthropologue du politique, Marc Abélès s’est aussi intéressé au luxe. Il vient de publier un petit ouvrage sur la mode, Ré-génération, en conversation avec Marine Serre, où il s’interroge sur ce que pourrait être la mode pour le monde d’après.

Parallèlement aux contraintes du recyclage et aux nouvelles obligations en la matière, qui entrent progressivement en application, de jeunes créateurs se distinguent, dans la mode mais aussi dans le design, en promouvant de nouvelles manières de créer des vêtements ou des meubles à l’heure du changement climatique.

Marc Abélès s’intéresse ici au cas de la créatrice de mode Marine Serre. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : L’industrie de la mode se caractérise à la fois, rappelez-vous, par un gaspillage considérable et par une surexploitation de ses travailleurs. La montée des préoccupations écologiques la met dans la situation de devoir donner des gages d’écoresponsabilité. La plupart des grands groupes s’y sont engagés, avec plus ou moins de conviction. Cela vaut également pour le segment le plus élevé de cette industrie, à savoir la haute couture et le prêt à porter de luxe. Pourriez-vous expliciter ces points ?

Marc Abélès : La situation actuelle se caractérise par une croissance exponentielle de la consommation de vêtements (60 % de plus en 2020 qu’en 2005), en grande partie due à l’achat de vêtements neufs de mauvaise qualité et à très bas coût. C’est le triomphe de ce qu’on appelle aujourd’hui l’ultra-fast fashion, produite par des géants du prêt-à-porter tels que Shein, Boohoo, Pretty Little Things. En juin 2021, le prix moyen d’un vêtement vendu sur le site de vente en ligne Shein était de sept euros, contre un peu moins de vingt-trois euros pour la marque Zara. Ce mode de production du vêtement se base sur l’exploitation effrénée des travailleurs et les dégâts écologiques sont considérables.

La question de l’écoresponsabilité est désormais posée, et pas seulement par les ONG. Outre des initiatives gouvernementales (la loi REP de 2017 sur la responsabilité des producteurs), les groupes qui dominent le secteur du luxe (Chanel, LVMH, Hermès, Koering) ont mis en place des initiatives concernant la neutralité carbone, la traçabilité des matériaux, la transparence des conditions de production, etc. Cet engagement n’est pas seulement une posture vertueuse, il répond aux préoccupations d’une clientèle de plus en plus jeune (Millenials, Z génération) et sensible à l’urgence climatique.

Ce segment (le très haut de gamme) joue un rôle essentiel, montrez-vous, dans la formation d’un éthos, qui associe luxe, argent, consommation et plaisir, qui diffuse dans toute cette industrie, cela notamment à partir des défilés de mode des grandes maisons de couture, marqués par la surenchère. On pourrait ainsi se convaincre qu’aller vers la sobriété supposerait d’éradiquer ce segment (comme on peut le penser du reste de la même manière pour l’industrie du luxe en général). A contrario, on peut aussi se demander si ce n’est pas par là qu’il faudrait commencer à essayer de faire changer les choses… Eradiquer ou subvertir le luxe, que penser de cette alternative ?

Ce que j’essaie de montrer, c’est précisément l’essoufflement de cet éthos qui n’a cessé d’alimenter la conception dominante de la mode-spectacle qui n’est qu’une expression parmi d’autre de la « société du spectacle » dénoncée en son temps par Guy Debord. L’hyper-individualisme allant de pair avec l’enrichissement entretenait une représentation du luxe où primait l’hystérie du décoratif, au point d’organiser des défilés de mode extravagant comme celui où Chanel n’hésita pas à prélever les arbres d’une forêt pour les exhiber au Grand Palais. La crise écologique vient aujourd’hui percuter la folie des grandeurs et rappeler que la question de la survie est désormais à l’ordre du jour et implique de reconsidérer de part en part le rapport à la nature. D’où l’attention des nouveaux créateurs de mode aux transformations des modes de vie liées à cette situation nouvelle.

La recherche d’alternatives est tout à fait pertinente. En revanche l’idée d’éradiquer le luxe n’a aucun sens. Comme je l’ai indiqué dans mon livre Un ethnologue au pays du luxe (Odile Jacob, 2018), le luxe est un phénomène anthropologique universel et ne cesse de se réinventer. La question qui est posée, et qu’on a vu ressurgir à la faveur d’événements révolutionnaires comme la Commune de Paris, c’est celle de l’assignation du luxe à la richesse et à l’élite. Ce qu’il faut chercher, c’est plutôt l’émancipation du luxe que son éradication, et sa réappropriation par le plus grand nombre (ce que les insurgés parisiens appelaient le « luxe communal »).

De nouveaux designers, appartenant à des générations pour lesquelles le développement durable est une composante essentielle de leur travail et de la façon dont ils le conçoivent, font bouger les choses, montrez-vous. C’est en particulier le cas de la créatrice Marine Serre, dont vous analysez le travail, en insistant sur deux choses : sa pratique du recyclage de vêtements déjà utilisés pour créer de nouvelles pièces et la manière dont elle conçoit les défilés et/ou les courts-métrages qui depuis le Covid accompagnent les premiers, comme devant porter un message politique. Pourriez-vous en dire un mot ?

De nouvelles propositions tendent à dépasser l’esthétique de l’Anthropocène qui, visant à dominer la nature, devient difficilement tenable. Cette démarche se déploie à l’opposé de l’obsolescence programmée qui caractérisait l’univers de la fast fashion. Elle constitue une forme d’engagement écologique face à l’intensité du gaspillage planétaire, dont découle un renouvellement de la mode. D’où l’importance accordée aux techniques de recyclage des tissus et à l’upcycling, qui consiste à travailler à partir de tissus et de vêtements déjà utilisés pour créer de nouveaux produits, en jouant sur la diversité de ces matériaux et les formes d’hybridation qu’elle permet : faire du neuf avec du vieux, en le transcendant et en lui donnant un rayonnement inédit. Ou pour le dire autrement : en le régénérant. L’upcycling chez Marine Serre est inséparable de ces engagements et du challenge de la fabrication en série de pièces uniques faite à partir de matières récupérées.

La modernité a vécu. Et avec elle l’obsession de l’avant-garde, de la mode qui doit se renouveler à intervalles rapprochés, au rythme soutenu des fashion weeks. La régénération relève d’une autre pensée de la mode qui l’envisage dans une temporalité mettant en exergue le durable, non l’éphémère. Par contraste avec les scénographies des défilés traditionnels, ces performances et les vidéos auxquelles elles donnent matière visent à transmettre un message s’adressant à des sujets qui ne sont pas uniquement liés au vêtement mais à la vie en général, transformant nos habitudes et les systèmes prédéfinis. Cette volonté de retrouver le réel, d’y inscrire le vêtement, s’oppose aux conceptions dominantes et élitistes. Ici la mode est un élément de la vie sociale, par là-même elle contribue à former les esprits autant qu’à orner les corps.

La mode n’est pas réductible à une industrie ou à un commerce, expliquez-vous, elle peut ouvrir des perspectives nouvelles sur nos univers quotidiens. Le luxe, en particulier, peut être pensé comme un facteur d’émancipation… Pourriez-vous dire un mot des effets que l’on pourrait attendre d’expériences telles que celle-ci ?

Le caractère émancipateur de la mode a à voir avant tout avec sa capacité à responsabiliser les consommateurs, à leur donner les informations indispensables sur l’impact écologique des pratiques et sur la traçabilité des matériaux. De même,  la question de la temporalité de la mode est cruciale : elle concerne les rythmes, la fréquence, dans le but de privilégier qualité, savoir-faire et redonner de la valeur, du sens, aux pièces. Cela implique de revoir en profondeur des manières de penser et de travailler inhérentes à l’industrie de la mode et du luxe. Réapprendre à partager, à éduquer et à mettre en commun, loin de la valeur traditionnellement accordée par l’industrie du luxe à une culture du secret.

Aux yeux de Marine Serre, tout l’enjeu est celui de la ré-génération. La régénération de la matière, de nos identités, de nos visions, de nos modes de vie. Favoriser la créativité et l’imagination car ils sont les vecteurs de transformation, au service d’un avenir dont nous nous devons de dessiner les contours. Il s’agit là de conjuguer réalisme et utopie, d’élaborer des solutions concrètes en inventant de nouvelles perspectives. De quoi alimenter une vision résolument positive qui encourage à ne pas baisser les bras sur l’avenir et à se battre collectivement pour redonner du sens à la mode.