Une enquête sociologique revient sur le processus aboutissant aux expulsions, expliquant ainsi le relatif consentement des concernés.

Les éditions La Découverte jouent un rôle non négligeable dans la valorisation de thèses en sciences sociales de jeunes chercheurs. Il convient de souligner leur travail éditorial, aboutissant à des livres au format condensé et accessible, à nouveau illustré par la publication de De gré et de force. Comment l’Etat expulse les pauvres du sociologue Camille François.

Les « petites mains » des expulsions

Du XIXe siècle à nos jours, en témoignent les romans d’Emile Zola, les expulsions de logement à la suite de dettes locatives restent une des facettes importantes de la pauvreté. Plusieurs milliers d’individus et de familles sont encore expulsés tous les ans en France, déclenchant un cercle vicieux (menace sur l’emploi, les droits sociaux ou la scolarisation d’éventuels enfants, etc.) et contribuant à la « fabrique de la pauvreté ». Cette dernière est évidemment causée, entre autres, par la structuration du marché du logement. Pour autant, les expulsions ne sont ni mécaniques, ni inévitables.

Camille François s’attache donc à restituer le processus, sous le prisme des rapports de domination, à travers l’étude des agents (« les petites mains ») en charge de ces expulsions et notamment « la manière dont elles exercent la violence réputée "légitime" de l’Etat à l’encontre des locataires endettés afin de leur faire quitter les lieux ». Le sociologue s’intéresse aux différents acteurs de la chaîne : « juges, agents de préfecture, policiers, mais aussi élus locaux, agents de recouvrement, ou encore travailleurs sociaux. » Il s’interroge sur le caractère paradoxalement pacifique de la majorité de ces expulsions : « Comment les agents de l’Etat effectuent le travail d’expulsion, et comment parviennent-ils à produire l’obéissance des locataires en dépit des conséquences dramatiques du délogement sur leurs vies ? »

Pendant trois ans, Camille François a enquêté sur plusieurs terrains en banlieue parisienne : un service en charge du recouvrement d’un bailleur social, un tribunal d’instance, une préfecture et un commissariat, auprès de policiers conduisant les expulsions. Outre la réalisation d’entretiens et d’observations – de jugements, de réunions ou du quotidien de certains services, notamment l’accueil de locataires –, il a eu accès à de nombreux dossiers et a produit des statistiques à partir de ceux-ci.

Dans la continuité des travaux de Denis Colombi (Où va l’argent des pauvres ?, Payot, 2020), Camille François remet en cause, et en perspective, les procès en incompétence économique régulièrement intentés à l’encontre des pauvres, parfois même de la part des travailleurs sociaux. La majorité des retards de loyer sont par exemple remboursés quelques mois après, révélant « une fonction cruciale des arriérés de loyer pour les familles les plus modestes qui, face au manque d’argent et aux "autres choses à payer", s’en servent pour gagner en flexibilité et retrouver ainsi un peu de marge de manœuvre financière. » En effet, « si les arriérés de loyer rencontrent un tel succès, c’est qu’à la différence des autres types de crédits ils constituent une dette qui peut être contractée gratuitement. »

Des expulsions politiques

Le sociologue a mis en lumière des mécanismes de tri à l’origine d’inégalités de traitement des locataires. Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne dans le domaine, du fait de « discriminations institutionnelles » à l’œuvre. Par ailleurs, l’augmentation récente du nombre d’expulsions, alors que l’endettement locatif reste stable, est très fortement liée aux transformations internes de l’Etat, notamment dans sa gestion budgétaire, qui le conduit à expulser davantage pour éviter d’avoir à indemniser les propriétaires. Les expulsions sont donc politiques, à deux niveaux : à l'échelle nationale d'abord, pour des raisons financières, puis à l'échelle locale, puisque dans les commissions qui statuent sur les expulsions, siègent des élus qui peuvent en profiter pour influer sur la composition de la population de leur ville.

Camille François décortique également les processus de la « violence symbolique légitime » de l’Etat, autrement dit, la production du consentement des futurs expulsés. En parallèle, il dévoile les différents mécanismes sociaux, comme les trajectoires personnelles et professionnelles des agents ou la hiérarchie des fonctions ingrates au sein des différents services, qui rendent ces tâches acceptables pour les agents en charge de les réaliser. Dans certains cas, c’est la proximité ou l’identification entre ces fonctionnaires et les petits propriétaires qui l’explique puisque « c’est l’une des ruses de l’ordre social que d’être activement défendu et reproduit par ses prétendants plutôt que par ses établis ».

La durée des procédures et les différentes étapes qui les constituent, parfois ressenties et dénoncées comme des lenteurs bureaucratiques par les bailleurs, sont des facteurs essentiels de cette préparation à l’acceptation de la décision par leurs tributaires. Elles évitent toute violence, ou esclandre, lors de l’acte en lui-même. Plus largement, le sociologue préfère parler de « délogement », soit l’addition de « l’ensemble des modalités par lesquelles les familles sont contraintes de perdre leur logement, de manière directe ou indirecte », qu’il envisage comme un « continuum », « un savant mélange de contrainte et de persuasion ». Ce faisant, l’Etat contribue à la reproduction du capital immobilier, sans que le coût social des expulsions ne fasse l’objet d’un vrai débat public.

Contrairement à nombre d’enquêtes sociologiques, l’auteur se risque à faire plusieurs propositions concrètes en conclusion : mieux informer les locataires en difficulté de leur assignation au tribunal, prendre davantage en compte l’insalubrité des logements qui est à l’origine de certains arrêts de paiement des loyers, renforcer l’accompagnement social des concernés et abandonner la politique d’économie dans les indemnités versées aux propriétaires, qui conduit à une accélération des expulsions. Enfin, de manière plus structurelle, Camille François estime que des mesures d’encadrement des loyers, voire l’inscription dans la loi d’un taux maximal de rendement locatif, sont nécessaires afin de refaire du logement un bien à part et non soumis aux seules règles du marché.

Le travail de Camille François, qui rappelle dans le chapitre consacré aux jugements celui d’Antoine Philippe, permet de reconstituer de manière claire et vivante le processus aboutissant (ou non) à l’expulsion. Il offre qui plus est des pistes pour réduire le phénomène. Ses analyses sont nuancées et très complètes. Pour autant, il est parfois difficile de considérer comme des « dominants » certains des acteurs étudiés, qu’il s’agisse de bailleurs sociaux et de leurs agents, ou de petits propriétaires.