Les méthodes de la discipline économique permettent de comprendre les décisions de justice et de mettre en lumière certains dysfonctionnements les concernant.
Les dernières élections présidentielles ont malheureusement trop souvent été dominées par la question de « l’insécurité » : punir ou expulser sont alors les deux solutions mises en avant. A ces occasions, mais pas seulement, la question du laxisme de la justice revient comme un leitmotiv. C’est tout le mérite de La Fabrique des jugements, premier livre de l’économiste Arnaud Philippe, que de donner une image claire et nuancée du fonctionnement de la justice et notamment de la détermination des peines. Ces dernières se répartissent en effet de manière très contrastée.
Le raisonnement d’Arnaud Philippe s’inscrit dans le courant de l’économie « empirique » : « Schématiquement, la façon dont [ces] économistes […] abordent un problème consiste à poser des hypothèses puis à imaginer des expériences permettant de les tester. » Dans le domaine juridique, il est cependant difficile de se livrer à de telles expériences – souvent menées en laboratoire. Il est possible d’avoir recours à des « expériences naturelles », méthode retenue par l’auteur. Il se fonde ainsi sur des modifications importantes de la législation, des événements structurants ou des changements des acteurs amenés à se prononcer sur les mêmes infractions, qui permettent d’observer un « avant » et un « après ».
Les Etats-Unis sont souvent davantage propices à de telles expériences puisque leurs bases de données sont plus riches car moins limitées par rapport à la France. Il est ainsi possible de lier une décision de justice au nom d’un juge, contrairement à la France. En conséquence, même si le cœur du propos se concentre sur la France, l’auteur n’hésite pas à faire des détours réguliers Outre-Atlantique afin de tester certaines hypothèses. Il s’appuie en cela sur le champ dynamique de « l’économie de la criminalité ». Pour la France, Philippe s’intéresse surtout aux peines de prisons (à la suite de crimes et délits), car elles sont souvent au centre des débats et parce que les données les concernant sont plus fournies que celles des contraventions, bien que ces dernières constituent de loin la majorité des peines prononcées.
Comment expliquer les écarts entre les peines pour une même infraction ?
Ainsi, en 2013, sur plus de 570 000 adultes condamnés, 300 000 ont échappé à la prison quand 84 ont été sanctionnés par plus de vingt ans de prison ferme. Comment rendre compte de tels écarts ? La gravité des faits est bien sûr un facteur explicatif, mais il est loin d’être le seul, comme en témoignent les différences de peines pour un même délit. Le Code pénal invite d’ailleurs les juges à prendre en compte d’autres éléments, comme le contexte ou encore le profil de l’accusé. La « récidive », le niveau d’insertion sociale, le fait d’avoir (ou non) une famille, jouent aussi un rôle important dans la modulation des peines.
Dans La Fabrique des jugements, qui s’appuie largement sur sa thèse d’économie, Arnaud Philippe s’intéresse à l’ensemble des facteurs connus et disponibles (nature des infractions, antécédents pénaux, nature des procédures, caractéristiques sociodémographiques, lieu de condamnation) lors des procès afin de voir en quoi ils déterminent les peines prononcées. Ces différents facteurs permettent de « prédire », en termes de probabilité, 55 % des peines, un chiffre important en statistiques. Les 45 % restants ne sont pas documentés dans les bases de données relatives aux casiers judiciaires.
Arnaud Philippe estime qu’il existe « deux grandes classes d’explications. La première renvoie aux lois, aux procédures, aux institutions. » Autrement dit, il s’agit de l’application des lois. Toutefois, les juges disposent d’une certaine latitude. En effet, l’appareil législatif est sans cesse modifié par le législateur et les lois laissent souvent une marge d’appréciation au pouvoir judiciaire. A contrario, certains dispositifs sont conçus explicitement pour forcer la main des juges, comme dans le cas des peines planchers en cas de récidive. Comment les juges composent-ils avec ce cadre légal ? En dépit de l’inflation législative (élargissement des comportements à sanctionner ou alourdissement des peines), les juges se sont relativement peu servi des nouveaux outils à leur disposition, en particulier pour essayer de préserver une cohérence entre les différences peines. Philippe conclut davantage à une mise en scène du « volontarisme politique », peu suivie d’effets réels, à l’exception de l’entrée d’un certain nombre d’infractions routières dans la sphère du délit ou des peines planchers pour les récidivistes.
La justice ne résume pas pour autant au procès ou à la décision de justice. Il convient de se pencher sur l’amont (le rôle des services de polices, des procureurs et l’influence de la « politique du chiffre » qui a réduit le nombre d’affaires de vols par exemple et augmenté celles relatives aux stupéfiants, comme il est beaucoup plus facile de sanctionner ces dernières) et l’aval (la disponibilité des places de prisons et les peines alternatives à l’incarcération comme le bracelet électronique, les travaux d’intérêts publics, etc.).
La seconde grande classe d’explications n’est autre que « l’aléa. Ou, plutôt, le particulier. Elle équivaut à considérer que […] les juges sont des êtres sociaux. » Par exemple, le contexte du jour de jugement peut influencer sur la peine, notamment si le délit considéré est l’objet d’une intense couverture médiatique. Les caractéristiques des juges (âge, genre, origine ethnique ou géographique, etc.), en tant qu’individus, pèsent également sur leurs décisions. Les magistrats peuvent être les victimes de différents biais cognitifs. Enfin, ces éléments dépendent du mode de sélection des juges, qu’ils soient élus, comme souvent aux Etats-Unis, ou recrutés par concours, en France, ou encore tirés au sort pour les jurys. Autant de facteurs ayant une « incidence […] en termes de compétence, de représentation et d’indépendance de la cour, sur les peines prononcées. »
Pourquoi l’indépendance des juges dans la détermination des peines est-elle ambivalente ?
Arnaud Philippe offre une conclusion ambivalente puisque « le système judiciaire s’affirme finalement comme une institution résistant aux injonctions politiques et limitant les effets des lois de circonstance. » Faut-il en effet être rassuré par ce rôle de contre-pouvoir que joue la justice ou s’inquiéter de la responsabilité qui lui est dévolue en l’absence d’un travail de fond du Parlement sur la mise en cohérence des peines ? Sans compter qu’une telle intervention contrevient à la volonté démocratique exprimée par le pouvoir législatif, vers plus de sévérité... Pour autant, relève l’économiste, sans le pouvoir de modération et le réalisme professionnel des juges, nos investissements dans la construction d’établissements pénitentiaires s’envoleraient.
L'économiste suggère d’améliorer la connaissance de notre système pénal. En effet, le citoyen est en général très peu informé de l’échelle des peines, du nombre de personnes qu’elles concernent, etc. L’information connue se concentre sur les cas d’espèces les plus médiatisés. Dans ces conditions, l’idée commune que le moyen de réduire les crimes et délits (ceux présentés comme les plus scandaleux) est d’accroître la sévérité peut sembler raisonnable. Des enquêtes étrangères (You be the judge en Angleterre) ont toutefois révélé qu’une meilleure connaissance du système pénal conduit les citoyens à réviser leurs opinions sur la nécessité de renforcer les peines. De même, les juges doivent représenter autant que possible la diversité de la société et être sensibilisés à des erreurs communes de jugements (cognitifs).
La Fabrique des jugements offre une réflexion très solide et bienvenue sur le fonctionnement de notre système judiciaire. Arnaud Philippe réussit à accompagner son lecteur dans les arcanes des palais de justice et de leurs décisions grâce à un ton vivant et pédagogique, alors même que son sujet – qui combine droit et économie – peut sembler aride, en dépit de son caractère fondamental. Il allie également inventivité méthodologique et lucidité sur les limites des techniques statistiques employées. En revanche, les avocats regretteront sûrement d’être quasiment absents de son enquête