En 1935, le millionnaire trois fois ministre des finances Andrew Mellon est jugé pour fraude fiscale, questionnant la compatibilité entre accumulation de richesses et démocratie.

De 2012 à 2016, l’affaire Cahuzac, révélée par Mediapart, avait défrayé la chronique. Ce ministre socialiste, alors en charge de la lutte contre la fraude fiscale, s’était régulièrement soustrait à l’impôt et détenait un compte en Suisse à cette fin. Son procès revêtait une charge hautement symbolique et aboutit à sa condamnation à de la prison.

Avec Les millions de monsieur Mellon. Le capitalisme en procès aux Etats-Unis (1933-1941), l’historien Romain Huret, directeur d’études de l’EHESS et nouveau président de cette même institution, revient sur un épisode de l’histoire américaine qui n’est pas sans rappeler la précédente affaire. Déjà l’auteur de American Tax Resisters (Harvard University Press, 2014), le spécialiste des États-Unis évoque les accusations de fraude fiscale à l’encontre du millionnaire Andrew Mellon. Si son nom est aujourd’hui associé à une fondation philanthropique bien connue dans le monde universitaire, Mellon est alors l’un des hommes les plus puissants au monde. A la tête d’un conglomérat à la fois bancaire et industriel (acier, charbon, etc.), il occupe aussi le poste de ministre des finances de trois administrations républicaines successives dans les années 1920.

Une remise en cause du pacte républicain ?

Son procès s’ouvre en 1935 à Pittsburgh, en Pennsylvanie, sa ville natale. En dépit de sa réussite, Mellon est un homme discret. Comparé un temps au Père fondateur Alexandre Hamilton (1757-1804), le millionnaire voit sa réputation fondre comme neige au soleil avec ce procès très symbolique intenté par l’administration du Président Franklin Delano Roosevelt. A la demande du dernier, l’arrangement avec ce contribuable singulier a été refusé. Pour les New Dealers, l’ancien banquier est l’incarnation d’un phénomène plus large auquel celui-ci vient à donner son nom, à l’instigation de Wright Patman, un élu du Texas : le « "mellonisme" – un système de corruption et d’enrichissement orchestré par des financiers désormais apparentés à des gangsters, selon le néologisme en vogue de "banksters" ». Son accusation doit être lue dans le contexte de la Grande Dépression à la suite de la crise de 1929, initiée par le crash boursier de Wall Street. L’égoïsme des élites financières est vilipendé alors que les classes les moins fortunées souffrent de la récession.

En dépit de sa résonnance à l’époque, « cet étrange rituel démocratique a curieusement disparu des livres d’histoire. » Dans l’histoire du New Deal, il est considéré comme une manœuvre politicienne de Roosevelt dans la perspective des élections présidentielles de 1936. Pour des auteurs plus conservateurs – du fils d’Andrew Mellon, Paul, à son biographe britannique David Cannadine –, le procès ressemble aux jeux du Cirque ou ne serait qu’un règlement de compte entre élites américaines. Le tout pour une issue dérisoire. Même les archives semblent en avoir effacé les traces, à l’exception des volumineuses minutes du procès.

« Pourquoi, en effet, faudrait-il prendre au sérieux cette cérémonie de dégradation et le procès qui en constitue le socle ? » se demande l’historien. « Car ils nous invitent à réfléchir, comme les contemporains, à l’inégalité des richesses au cœur même d’une démocratie et nous rappellent à quel point le capitalisme a profondément transformé le sens même du contrat social républicain […] Jour après jour, les débats soulèvent une question majeure : comment conjuguer égalité républicaine et concentration des richesses ? » Le procès place au cœur du débat public des interrogations qu’avaient déjà les Pères fondateurs. Quelles sont les conséquences politiques de l’enrichissement individuel ? Elle repose la question essentielle de l’égalité à l’aune de l’examen des stratégies déployées par Mellon pour échapper à l’impôt ou transmettre son capital à ses héritiers.

L’affaire s’étale de 1933, des premières rumeurs, à 1937, où le jugement est rendu, et trouve son épilogue en 1941. Les points de vue contradictoires sont incarnés le temps du procès par les deux principaux et brillants avocats, Frank J. Hogan pour Mellon, et Robert H. Jackson pour l’administration du New Deal. Le tout se déroule sur la scène pourtant peu reluisante du Board of Tax Appeals, une juridiction d’appel créée par Mellon lui-même, et qui permet au contribuable de contester le montant de son impôt. En effet, sa déclaration fiscale pour l’année 1931 est incriminée. Mellon « aurait utilisé de manière frauduleuse plusieurs lois pour échapper en partie l’impôt. » L’arriéré potentiel s’élève à trois millions de dollars. Les modalités de leur acquisition sont au cœur du procès.

Le procès du capitalisme

Pour les uns, issus des milieux d’affaires, Mellon est un investisseur exceptionnel. Pour les autres, dont les partisans du New Deal, « une autre interprétation apparaît, moins reluisante pour le millionnaire de Pittsburgh : sa richesse doit beaucoup plus aux lois votées au Congrès, notamment dans le domaine fiscal, qu’à son génie. » Lorsqu’il était ministre des finances, Mellon a notamment œuvré à une réduction des taux d’imposition, l’impôt sur le revenu fédéral ayant été instauré en 1913. En 1924, Mellon théorise sa conception de l’impôt dans Taxation : The People’s Business guidée par l’idée d’un ruissellement de la richesse et par la nécessité de maintenir le consentement des riches à l’impôt. Comme le remarque Romain Huret : « C’est toute l’ironie de l’histoire que d’obliger cet homme si disert sur l’impôt à se justifier sur sa propre déclaration fiscale devant la nation entière. »

Loin de s’être appauvri à la suite de la crise, sa richesse personnelle a cru quand la majorité du peuple américain s’enfonce dans la misère. Lors du procès, « le capitalisme présente une autre image, fortement éloignée des sermons sur l’éthique du travail, le génie des affaires et le souci collectif du bien-être de la population très présents dans les années 1920. »

Le procès met aussi en lumière les experts, comptables et juristes, qui aident Mellon à tirer profit ou à contourner les règles fiscales. Ces derniers, coutumiers des arrangements oraux et fondés sur la confiance, font de cette « chasse à l’impôt […] une interminable chasse à la preuve. […] Bien loin d’être purement et inutilement symbolique, le procès travaille de l’intérieur les frontières entre le licite et l’illicite, l’évitement et l’évasion, la légitime minimisation de l’impôt et la fraude fiscale. » Le procès est largement couvert par la presse. Il se transforme aussi en un jugement du New Deal par les oppositions qu’il suscite.  

Le verdict ne satisfait aucune des deux parties en présence. Mort un an avant l’issue du procès, Mellon est finalement blanchi de la majorité des accusations et ne doit rembourser que 400 000 dollars au fisc américain. Si sa réputation est ternie, elle est partiellement rachetée par un accord trouvé entre le millionnaire et Roosevelt, avant même la fin du procès, à l’origine de la National Gallery of Art à Washington, constituée par un don d’œuvres d’art par Mellon. Plusieurs des peintures données par le millionnaire sont au cœur du procès, puisque Mellon s’est servi de leur achat au Musée de l’Ermitage pour s’octroyer un abattement fiscal conséquent à titre philanthropique, quand bien même les toiles n’avaient jamais été exposées au public. En 1941, alors que le pays se prépare à la guerre et que l’heure est à l’union, Roosevelt réhabilite Mellon lors de l’inauguration de la National Gallery of Art.

Pour autant, son procès a représenté un moment assez exceptionnel « où l’évasion fiscale de l’un des plus riches citoyens d’une nation n’est pas restée impunie. » Romain Huret fait le parallèle entre cet épisode et la conceptualisation contemporaine de la criminalité en col blanc par le sociologue Edwin H. Sutherland. « Les criminels en col blanc ont ceci de particulier qu’ils ne se considèrent pas comme tels car il n’y a, selon eux, ni crime ni victime. […] Mais [s’ils] sont difficiles à confondre, l’exposition au grand jour de leurs agissements rend tangibles aux yeux de la population à la fois le rôle de l’Etat et la nature du capitalisme. » En ce sens, le procès de Mellon est « un procès de combat » qui matérialise les idéaux du New Deal.

« Au XXIe siècle, alors que l’évasion fiscale atteint des proportions inégalées, le mellonisme continue de hanter la démocratie » conclut Romain Huret. Les problématiques soulevées par cet épisode restent éminemment contemporaines. L’historien se sert du procès comme d’une controverse publique révélatrice de débats fondamentaux, sans négliger sa dimension théâtrale et symbolique. Bien que très recherché, à la fois en termes de sources et de bibliographie, Les millions de monsieur Mellon se lit comme un roman, témoignant d’une remarquable construction narrative.