Le dernier essai de Pierre Bayard étudie le « rôle du destin en esthétique » et révèle que « l’histoire de la littérature » est en fait le « cimetière des occasions esthétiques perdues ».

* Retrouvez également sur Nonfiction une lecture croisée de ce livre et du précédent ouvrage de Pierre Bayard, Œdipe n'est pas coupable (Minuit, 2021).

 

On attend toujours le prochain Bayard avec un frémissement d’impatience parce que l’on sait pertinemment que l’on ne sera jamais déçu. Il n’y a aucune place pour des supputations telles que : « Et si son nouvel essai paradoxal était un navet ? » La conjecture, elle-même, ferait long feu à la lecture de l’ouvrage tant elle serait rapidement invalidée par l’assurance d’un récit d’une grande finesse. Il est donc loisible d’avancer que l’épreuve de réalité est en mesure de faire tourner court l’exercice de spéculation imaginaire chez les esprits neurotypiques.

Dernier volet d’une trilogie   , Et si les Beatles n’étaient pas nés ? s’intéresse aux scenarii contrefactuels en imaginant avec force espièglerie ce qui aurait pu advenir dans d’autres circonstances, si le sort en avait décidé autrement. Cet exercice de style permet à l’essayiste d’étudier plus avant la question des mécanismes intrinsèques à la fiction, mécanismes qui reposent pour l’essentiel sur la pensée modale (modal thought) et les mondes parallèles, ouvrant ainsi des espaces où la théorie des mondes possibles peut faire florès   . Ces deux propriétés définitoires du discours fictionnel ont donné naissance à des genres qui malmènent la linéarité temporelle de la pensée occidentale, comme l’utopie et l’uchronie. Cette dernière se trouve associée aux univers parallèles chez Bayard comme faisant partie des « deux modes de connaissance du réel ».

C’est sans grande difficulté que Pierre Bayard – auteur, Professeur de littérature et psychanalyste – noue conversation avec ses lecteurs, dont la grande majorité lui resteront fidèles. Avec Et si les Beatles n’étaient pas nés ?, il conduit cet échange complice avec son lectorat tout en étant en consonance avec l’air du temps. En effet, l’année précédente paraissait Un instant dans la vie de Léonard de Vinci   , livre dans lequel Marianne Jaeglé explorait la vie de personnalités de renom à un tournant de leur parcours artistique. De manière analogue, Pierre Bayard reprend et commente ces moments charnières dans l’existence de quelques figures de proue des sciences humaines et de la scène artistique. Au fil des chapitres, le maître de l’absurde s’appesantit sur les Beatles, Auguste Rodin, William Shakespeare, Karl Marx, Sigmund Freud, Margaret Mead, Franz Kafka, Marcel Proust, Simone de Beauvoir, Boris Pasternak, avec en prime quelques entités fictionnelles. Lumineuse de simplicité, la rhétorique de Bayard nous happe jusqu’à faire travailler silencieusement ces instants décisifs en nous qui nous conduisent à remettre en question le canon culturel et à examiner le « rôle du destin en esthétique » :

« L’histoire de la littérature et de l’art est en réalité le gigantesque cimetière des occasions esthétiques perdues. Y voisinent à perte de vue les tombes des œuvres qui n’ont pas été reconnues à leur époque, comme de celles qui n’auraient pu voir le jour dans la foulée d’œuvres reconnues si l’évolution des goûts, largement aléatoire, avait pris un tour différent ou si la chance s’en était mêlée. »

Ce faisant, Bayard se livre à une subtile relecture érudite de l’histoire littéraire et artistique de laquelle surgissent de nombreux « fantômes insistants » : les auteurs oubliés, les créateurs fictifs, les œuvres éclipsées, etc. L’essayiste se place au sommet de son art lorsqu’il fourbit ses arguments sur un ton pince-sans-rire avec des anachronismes qu’il sert sciemment aux lecteurs sur un plateau d’argent comme dans l’extrait suivant :

« Si l’on reprend l’Histoire à rebours, on peut penser qu’un auteur a une dette importante vis-à-vis de Proust, à savoir Flaubert, au point qu’il ne serait pas exagéré de dire qu’il est – en tout cas tel que nous le lisons – influencé par lui. Ce n’est pas insulter l’ermite de Croisset que de reconnaître que sa place dans l’histoire littéraire doit beaucoup à l’auteur de la Recherche. Cette place n’est pas seulement due aux éloges que Proust lui a décernés. Elle tient aussi à une sacralisation de la littérature et à cette idée qu’il est possible d’écrire un livre sur rien. »

Cet effet « d’influence rétrospective » n’est pas sans rappeler la stratégie narrative du Plagiat par anticipation (2009), un essai qui inverse chronologiquement la problématique de l’influence et dans lequel Bayard va au sujet par des voies obliques.

Rétablie dans ses puissances, la littérature n’est pas seulement prospective, dans sa création de mondes en gésine, mais aussi rétrospective, en s’appareillant autour du fantasme d’ubiquité atemporelle que permet la force de rétrospection. Si ses spéculations nous laissent songeurs face à l’épreuve de réalité, le raisonnement de Pierre Bayard n’en suit pas moins une méthodologie à la fois profonde et féconde qui – en point d’orgue de son nouvel opus – plante les jalons d’un nouveau courant critique interdisciplinaire révolutionnaire né au voisinage de la physique quantique. Nul doute, faut-il le préciser, que ce nouveau label fera fortune, mais afin de mettre à nu cette énigme, il vous faudra plonger sans tarder dans Et si les Beatles n’étaient pas nés ?