La théorie des mondes parallèles peut-elle aider à rendre justice à des auteurs qui auraient été injustement éclipsés ? Après la critique policière, Pierre Bayard s'essaie à la critique quantique.

Œdipe n’est coupable. Quelle idée étrange de vouloir montrer que le coupable que désigne une œuvre littéraire ne serait pas le bon, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une tragédie. Si l’auteur se contredit, ce qui peut arriver, ne pourrait-on tout simplement corriger ses erreurs, comme nombre de lecteurs l’auraient fait automatiquement ?

En l’espèce, il suffirait de doter le personnage d’Œdipe d’une force physique compensant son handicap et justifiant qu’il ait pu venir seul à bout de l’escorte de Laïos, et procéder à quelques autres aménagements (mineurs) pour affermir le récit que nous livre Sophocle, au lieu de vouloir, à toutes forces, trouver un autre coupable.

Une coupable toute trouvée

Mais Pierre Bayard ne l’entend pas comme cela, et le voici une nouvelle fois parti en quête d’un(e) vrai coupable. En apparence au moins, cette fois c’est sérieux puisqu’il s’agit de décider si Œdipe est coupable de parricide. Un parricide, encore faut-il le rappeler, sans intention de le commettre puisque Œdipe ignorait à ce moment-là que Laïos était son père.

Au lieu de quoi, Bayard charge sa mère, Jocaste, de l’assassinat de son mari, sur lequel il ne s’appesantit pas, pour insister sur l’infanticide qu’elle aurait commandité seule, même si finalement Œdipe a survécu.
On pourrait lui rétorquer que les exemples qu’il donne pour attester de la fréquence d’un tel crime dans la mythologie grecque font généralement intervenir le père, à l’exception, certes, du cas de Médée, mais qui est alors justement discuté.

A suivre Bayard, Jocaste serait confondue par ses mensonges. Au cœur de l’affaire, elle est certainement celle qui sait le plus de choses, mais est-elle capable de faire les connexions entre elles, alors que celles-ci renvoient à des périodes différentes et éloignées dans le temps ? La critique policière, telle que l’entend Bayard, ignore-t-elle l’oubli ?
Elle tue pour se protéger elle-même, protéger les siens et protéger son peuple de la colère d’Apollon – l’auteur en fait une descendante des Spartoi et donc une vraie autochtone –, en exécutant ce qu’elle croit être la volonté du Dieu. Le mobile peut sembler obscur si l’on n’est pas convaincu de l’existence des Dieux, mais devient tout à fait crédible dans le cas contraire, note Bayard.

Une vérité scellée depuis la nuit des temps ?

Œdipe roi, la pièce de Sophocle, est à l’origine de la formulation par Freud du complexe d’Œdipe et l’importance de cette contre-enquête et de son résultat tient d’abord dans le nouvel éclairage qu’elle jette sur celui-ci. Elle révèle finalement un angle mort de la théorie freudienne, soit l’hostilité consciente ou inconsciente des parents envers leurs enfants, poursuit Bayard, psychanalyste par ailleurs.

Soigneusement scellée pendant deux millénaires et demi, cette « vérité » pourrait être en passe d’éclater au grand jour. Mais est-elle vraiment cachée ? Dans toute enquête sur un meurtre familial, les parents ne sont-ils pas toujours les premiers suspects ? Mais cette idée ne concerne pas que les individus et doit sans doute être étendue aux sociétés entières, précise Bayard. La destruction des conditions d’habitabilité de la planète Terre et, plus encore, l’inaction dont nous faisons montre à ce propos, apporte ici plus d’eau à son moulin.

Le succès des uns fait le malheur des autres

Le livre suivant de Pierre Bayard, Et si Les Beatles n’étaient pas nés, ne relève pas de la critique policière – il appartient à un autre cycle – et il est composé d’un recueil d’articles qui n’ont pas d’autre lien entre eux que d’illustrer la fertilité d’une méthode consistant à imaginer ce qu’aurait été le monde sans l’existence de certaines œuvres marquantes.

Il arrive fréquemment que le succès d’un auteur ou d’une œuvre rejette dans l’ombre certains de ses contemporains. Les Beatles, Rodin ou Shakespeare ont ainsi évincé d’autres groupes (Les Kinks) ou d’autres artistes (Camille Claudel ou Ben Jonson). Parfois avec retard et uniquement aux yeux de la postérité, comme le montre l’exemple de B. Jonson. Sans eux, ces artistes auraient alors sans aucun doute acquis une tout autre renommée. L’effet en est, au moins pour partie, irrémédiable si les seconds ont été éclipsés avant qu’ils aient pu donner ce qu’ils auraient produit sans cela, à moins de réussir à trouver un moyen de faire venir à la vie les œuvres empêchées…

Influences en tous sens

La seconde partie s’intéresse aux effets plus importants, quoique plus difficiles à se représenter, qu’aurait provoqué l’effacement de Marx, de Freud, ou de Margaret Mead. On peut toutefois se demander si l’auteur dispose des outils et des connaissances nécessaires pour traiter sérieusement ces questions. L’autrice du très naïf Mœurs et sexualité en Océanie aurait éclipsé, nous dit Bayard, celle des Trois sociétés primitives de Nouvelle-Guinée (il s’agit ici d’un cas d’auto-éclipse), à la méthode pourtant beaucoup mieux assurée, qui aurait sinon pu faire gagner quelques décennies aux études de genre. Il n’est pas certain que ce type de résultat mène bien loin.

Pierre Bayard, que le paradoxe n’effraie pas plus qu’Oscar Wilde, consacre la partie suivante à quelques exemples où des auteurs jugés importants ont éclipsé, non pas simplement leurs contemporains, mais bien certains de leurs prédécesseurs, en influençant durablement le regard que nous portons sur eux. L’explication de ce mystère est fournie par Borges. L’ensemble des traits qui caractérisent, par exemple, l’œuvre de Kafka fait percevoir comme appartenant à une même famille des œuvres qui présentent l’un de ces traits seulement et qui n’ont sinon rien de commun entre elles. C’est ainsi qu’on peut voir dans l’écrivain catholique Léon Bloy un prédécesseur de l’écrivain pragois, au prix toutefois d’un contresens radical.

De même, si Proust a finalement supplanté Anatole France (un presque contemporain toutefois) dans le canon littéraire, il le doit sans doute au succès d’un paradigme centré sur l’analyse du moi qu’il a contribué à asseoir (avec d’autres), et qui a ainsi éclipsé, cela pour une longue période, un paradigme politique qui faisait une large place à l’analyse critique de la société.

Le lecteur est ensuite invité par l’auteur à se représenter ce qu’aurait été un monde où Simone de Beauvoir n’aurait pas écrit Le Deuxième Sexe. La relecture à laquelle celle-ci se livre de quelques grands écrivains nous rend plus attentifs dans les intrigues et les personnages aux rapports de domination homme-femme, explique-t-il, même si cela nous prive du même coup d’une lecture plus légère.

Corrections et élargissement du canon

A ce stade de la démonstration, il est logique de se demander si l’on peut et comment contrecarrer de tels phénomènes pour secouer des influences oblitérantes et finalement appauvrissantes. Ce qui conduit Bayard à s’intéresser aux agents susceptibles de mener de telles interventions.

Il est arrivé, explique-t-il, que cette tâche soit assumée par des services secrets, comme lorsque ceux-ci ont cherché à favoriser la diffusion en Russie du Docteur Jivago de Boris Pasternak, qui a toutefois éclipsé – car on y échappe pas, nous dit Bayard, un plus grand livre de Cholokhov, Le Don paisible, que le prix Nobel attribué en 1965 n’a pas suffi à protéger de l’oubli dans lequel tombe parfois les écrivains.

Bayard donne un autre exemple – controversé – d’intervention réussie avec la publication d’un recueil de poèmes au nom de Louise Labé par un collectif de poètes lyonnais, emmené par Maurice Scève. Sans la plus grande poétesse française du XVIe siècle, que celle-ci ait existé ou non, il y aurait assurément eu moins de femmes écrivaines.
Il conclut le livre sur l’histoire d’un faussaire de génie, Wolfgang Beltracchi, qui avait entrepris de produire des compléments d’œuvre de peintres célèbres (on parle de trois cents faux tableaux) :

« Une pratique consistant (…) à augmenter de manière significative les corpus existants en partant des indications volontaires ou inconscientes laissées par les créateurs et en enrichissant de ce fait notre monde de toutes les œuvres potentielles qu’ils n’ont pas eu le temps de porter au jour. »  

Si celui-ci fini par être confondu (il a depuis été libéré après avoir purgé sa peine), cela n’a pas été sans améliorer, note Bayard, la cote du peintre pour lequel il est « tombé » (Henri Campendonk).

Un programme scientifique ?

Bayard vante en conclusion les apports pour l’histoire de la littérature et de l’art de l’uchronie   , mais également de l’idée des mondes parallèles – une réinterprétation de la mécanique quantique dont Bayard fait un usage métaphorique – qui suppose que les œuvres qui n’existent pas dans ce monde existent dans un monde parallèle. Pour réhabiliter les auteurs et les œuvres injustement négligées parce qu’éclipsés pas les chefs-d’œuvre, sans s’interdire de partir à la découverte des auteurs et des œuvres dont ils n’existent nulle trace dans ce monde ci. Tout un programme donc, auquel il donne le nom de critique quantique, mais qui devra démontrer qu’il peut produire des résultats originaux, au sens de neufs.

 

A lire également sur Nonfiction :

Outre des recensions de plusieurs de ses livres, Nonfiction avait publié en 2012 un entretien avec Pierre Bayard, recueilli par Aïnhoa Jean.