Pour l'historien du droit Jacques Krynen, Philippe Le Bel creusa les fondations de l’État moderne, en mettant au pas l'Eglise et la féodalité au bénéfice d'un Etat national confié aux juristes.

Si, dans une biographie classique, le personnage principal naît, vit et meurt au fil des pages, alors l’ouvrage de Jacques Krynen, professeur émérite d'histoire du Droit à l'Université Toulouse 1 Capitole, n’en est pas une. De sa naissance en 1268 et de ses années de formation, l’auteur parle peu. De la vie même du roi, qui régna de 1285 à 1314, l’on apprend peu de choses. Sa mort n’est nulle part évoquée. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le lecteur, une fois la dernière page achevée, est en droit de se demander qui est vraiment Philippe Le Bel. En d’autres termes, si l’on s’attend à lire une biographie, mieux vaut se tourner vers celle que Jean Favier consacra au roi en 1978.

L’ouvrage de Jacques Krynen s’apparente bien davantage à une réflexion globale sur le règne de Philippe IV, au cours duquel s’opéra, selon les termes de l’auteur, un tournant « idéologico-politique de la France »   , ouvrant la voie à une nouvelle conception du pouvoir et des institutions. En cela, Philippe IV serait le premier roi « moderne ».

Un roi aux mille facettes

Avant d’étayer sa thèse, Jacques Krynen prend soin de rappeler que jusqu’au XIXe siècle, Philippe Le Bel pâtit d’une image plutôt négative. Celle-ci est en partie due aux Grandes Chroniques de France qui, au XVe siècle déjà, traitaient le souverain de manière lapidaire et sans emphase. Pire encore : la plume est bien plus bavarde lorsqu’il s’agit de rapporter les défaites du roi, comme celle de Courtrai face aux Flamands en 1302, que lorsqu’il est question de ses victoires.

Pourtant, le règne de Philippe Le Bel s’inscrivait dans la continuité de ses prédécesseurs. Bénéficiant de la réorganisation de l’Hôtel du roi opérée sous Louis IX (1226-1270) et d’un contexte artistique riche, le souverain hérita d’un appareil gouvernemental structuré. Faisant preuve d’une piété sans faille – Jacques Krynen va jusqu’à le qualifier de « dévot fanatique »    – Philippe sut tirer profit de la canonisation, en 1297, de son aïeul Louis IX. En effet, en dirigeant habile, il activa une politique des reliques en confiant les ossements royaux à la Sainte-Chapelle, à Notre-Dame ou encore aux abbayes de Poissy, de Royaumont ou de Pontoise. Quant au royal cœur, il revint au couvent dominicain de la rue Saint-Jacques. Jusqu’ici habitués à recueillir les dépouilles royales, les moines de Saint-Denis durent se sentir lésés. Ceci explique sans doute le ton laconique des Grandes Chroniques, rédigées par les moines dionysiens. La piété de Philippe Le Bel se traduisit également par une plus grande pratique thaumaturgique que ses prédécesseurs. Il s’en fallut de peu pour que Le Pieux ne remplaça Le Bel !

S’il fut un roi pieux, Philippe fut aussi un roi chasseur. Traquer le cerf et le sanglier ne relevait pas d’une simple distraction. C’était aussi un moyen efficace pour mettre en scène le corps du roi, suffisamment robuste pour courir le gibier tout en gouvernant de concert. Lorsqu’il ne parcourait pas ses domaines, Philippe Le Bel cultivait son esprit. Commandant de nombreux ouvrages, le roi n’hésitait pas à accueillir des érudits étrangers, tel Ramon Llul. Savoir et pouvoir n’étant jamais séparés, il ne manqua pas de s’intéresser à l’Histoire. A Guillaume de Nangis, il demanda de remanier sa Chronique afin d’établir une continuité entre les dynasties carolingienne et capétienne. Avoir à son tableau de chasse un cervidé est une chose, avoir Charlemagne – proie d’une autre envergure – en était une autre !

Roi chasseur, roi lettré, Philippe fut aussi un roi bâtisseur. Ce dernier fit du Palais de la Cité le centre névralgique de son État. Reprenant à son compte l’héritage romain et impérial, le palais se dressait comme un discours de pierres résumant son propre pouvoir.

Consolider l’édifice royal, ou l’art de se faire de la place

Après cette présentation générale, Jacques Krynen déploie sa thèse principale : Philippe Le Bel serait à l’origine de l’État moderne, dont les fondations dateraient des années 1200   . En effet, pour l’auteur, si Philippe II Auguste (1180-1223) fit « sortir la France de la féodalité et [mit] en place les premiers rouages de l’État moderne »   , Philippe IV accéléra le processus en faisant « table rase des relations féodo-vassaliques »   . L’esprit centralisateur du roi apparut au grand jour lorsque l’idée d’instaurer un impôt général fut évoquée. La place grandissante du droit et le développement d’un corps de légistes auraient même contribué à faire naître une « noblesse de robe »   .

A renfort de traités politiques, les gens de savoir qui entouraient le roi œuvrèrent à consolider l’édifice royal, en faisant notamment absorber le religieux par le politique. Dans cette perspective, dans son manifeste Antequam essent clerici, Guillaume de Nogaret alla jusqu’à affirmer que, bien avant qu’il y eût des clercs, il y eût des rois. De fait, selon lui, les premiers devaient obéissance aux seconds. En plein conflit contre le pape Boniface VIII, qui menaça d’excommunier le roi, le traité de Guillaume de Nogaret fonctionnait comme une arme idéologique. Plus encore, en 1303, le même déclencha une procédure où de nombreuses accusations contre le pape furent formulées : hérésie, parjure, simonie, sodomie… Au terme d’une lutte sans compromis, et « pour la première fois depuis la réforme grégorienne, un conflit entre la puissance laïque et la puissance ecclésiastique se conclut à l’avantage de la première »   .

La lutte entre l’Église et le trône aux lis prit d’autres allures. Le souverain n’hésita pas, par exemple, à prélever sur le clergé français deux décimes, sans obtenir l’aval du pape, et à ordonner l’arrestation d’un évêque au mépris du for ecclésiastique censé le protéger. De manière plus générale, au cours du règne de Philippe le Bel, tout fut mis en œuvre pour réduire le pouvoir juridictionnel des évêques. Jacques Krynen voit dans cette politique de mise au pas de l’Église du royaume la « naissance du gallicanisme ».

Un roi « empereur en son royaume » ?

Tout au long de son ouvrage, Jacques Krynen accorde une large place aux sources juridiques et tente de comprendre comment, à l’aide de ses conseillers en droit, Philippe Le Bel devint lui-même un roi législateur. Depuis 884, la royauté n’émettait plus de texte à portée générale. Si Philippe II Auguste légiféra une vingtaine de fois en quarante-trois ans de règne, Philippe Le Bel porta ce nombre à près de deux cent cinquante, en « à peine » vingt-neuf ans. Au-delà de cette inflation normative, son règne fut aussi marqué par la forte présence de légistes dans l’entourage royal. Ces derniers prirent soin de justifier et de renforcer l’auctoritas du prince, c’est-à-dire sa capacité exclusive à confirmer la décision de n’importe quelle institution. En d’autres termes, paré de l’auctoritas, le roi avait le dernier mot sur toutes les affaires du royaume. Outre l’aucoritas, des thuriféraires de la royauté comme Jean de Blanot firent, dès le XIIIe siècle, du roi l’unique possesseur de l’imperium, à savoir le pouvoir de commandement suprême. Au début du XIVe siècle l’idée que le roi était « empereur en son royaume » vit le jour. En fin de compte, au sommet de la pyramide des pouvoirs, Philippe le Bel aurait, selon l’auteur, été le détenteur d’un « pouvoir absolu »   .

Jacques Krynen va jusqu’à voir dans la politique menée par Philippe Le Bel un « nationalisme [fait] d’antiromanisme et de religion royale »   . Le conflit avec la papauté aurait abouti à une « sacralisation maximale de monarchie française »   relayée par une intense propagande – le terme est utilisé par l’auteur – orchestrée par Guillaume de Nogaret. Cette puissance accumulée aurait même nourri un rêve impérial. En promouvant les siens à la tête de l’Empire, d’abord son frère Charles de Valois puis son second fils Philippe, le souverain aux lis caressa l’espoir de voir le sang capétien couler dans les veines de l’empereur. Des espoirs, il y en eut d’autres, comme celui de relancer la croisade en prenant sa tête. Bref, le règne de Philippe Le Bel fut une longue quête de grandeur.

Que dire, en fin de compte, pour résumer l’ouvrage de Jacques Krynen ? D’une part, il s’agit davantage d’une réflexion sur le règne de Philippe Le Bel que sur le roi lui-même. Au fil des pages, ce dernier apparaît bien souvent en filigrane, laissant la place à ses conseillers ou aux théoriciens du pouvoir. Dépourvu de notes et comportant une bibliographie sommaire et souvent datée, le livre laisse parfois le lecteur sur sa faim. Les ponts récurrents avec l’époque moderne donnent parfois l’impression d’une analyse téléologique du règne du souverain. Le maniement de certains concepts, comme celui de « nationalisme » ou de « propagande », auraient mérité de plus amples explications et soulèveront chez les médiévistes quelques doutes. L’attribution à Philippe Le Bel des « trois fleurs du blason des Capétiens symbolis[ant] la Foi escortée de la Science et de la Chevalerie »   , outre l’interprétation un peu sommaire des armoiries royales, est également sujette à discussion. Au-delà de ces quelques remarques, l’intérêt du livre réside avant tout dans sa thèse visant à faire de Philippe Le Bel le souverain qui bâtit les fondations de l’État moderne. En grand historien du droit qu’il est, Jacques Krynen ouvre ici des pistes de réflexion qui mériteront d’être approfondies.