Conduite par Barbara Cassin, la lecture serrée des textes des sophistes parvenus jusqu’à nous modifie la conception qui nous a été léguée de l’histoire de la philosophie.
Philosophe, aujourd’hui académicienne, Barbara Cassin s’est fait connaître du grand public grâce au célèbre « Dictionnaire des intraduisibles » (le Vocabulaire européen des philosophies, paru en 2004) qu’elle a dirigé. Mais son œuvre philosophique a commencé bien plus tôt et a été marquée notamment par la publication, en 1995, de L’Effet sophistique, correspondant à la thèse d’État qu’elle avait soutenue l’année précédente et qui était consacrée à la pensée de ces « anti-philosophes » que la tradition a appelé les « sophistes ». C’est cet ouvrage que les éditions Gallimard rééditent aujourd’hui, au format poche.
Dans la postface qui accompagne cette publication, l’auteure explique l’objectif qui était le sien lorsqu’elle a réalisé ce travail à l’époque. Il s’agissait alors d’analyser un type de discours particulier que certains auteurs de l’Antiquité ont défini comme « philosophique » et d’interroger le geste qui, en même temps qu’il délimite le champ exclusif de la philosophie, exclut tous les discours qui ne coïncident pas avec elle. Ainsi, le discours philosophique se pose comme le seul susceptible d’énoncer la vérité grâce à la précision de ses concepts et à l’univocité de son langage. Mais pour étudier ces origines, Cassin refuse d’adopter le point de vue de la philosophie elle-même. À l'inverse, elle se propose de considérer la chose par son envers, et de partir de ce que la philosophie rejette elle-même hors de son champ, à savoir la sophistique — cette tradition qui se contente de « performer », de manier le langage pour faire effet.
L'auteure ajoute que cette exclusion des sophistes s'est poursuivie tout au long de l'histoire de la philosophie et continue de produire des effets sur les discours contemporains. Il n'est pas rare en effet d'assister à un débat dans lequel un orateur, se revendiquant du camp de la vérité, traite son interlocuteur de « sophiste » — entendant par là disqualifier son discours. Dans son analyse, Cassin s'appuie sur des penseurs contemporains tels que John Austin et sa théorie du langage performatif, ou encore sur la psychanalyse et cette remarque de Jacques Lacan : « Le psychanalyste, c’est la présence du Sophiste à notre époque, mais avec un autre statut. »
La stratégie d’éviction de la sophistique
Tout lycéen l'apprend en général en classe de terminale : la figure du sophiste, telle que nous la présentent notamment les dialogues de Platon et ce jusque dans les interprétations contemporaines de Martin Heidegger ou de Jürgen Habermas, est déconsidérée sur tous les plans. Sur le plan ontologique, d'abord, le sophiste ne s’occuperait pas de l’être (ce qui est éternel et immuable) mais se réfugierait dans le non-être (ce qui relève de l'apparence et qui est toujours changeant). Sur le plan logique, ensuite, il ne chercherait pas la vérité ni la rigueur dialectique mais seulement la satisfaction de l’opinion, la cohérence apparente et la persuasion. Sur les plans éthique et politique, enfin, le sophiste ne viserait pas la sagesse et la vertu — que ce soit celle de l’individu ou de la cité — mais uniquement le pouvoir et l’argent. Pour toutes ces raisons, la philosophie qui s'est érigée à partir de Platon en tradition dominante n'a cessé de condamner la sophistique, la reléguant à une pseudo-philosophie, à un simulacre de philosophie.
Mais Barbara Cassin aborde cette éviction de front. Elle propose un parcours philosophique et littéraire à travers les textes qui nous sont parvenus des sophistes — essentiellement sous forme de fragments ou par le témoignage de leurs contradicteurs. Elle cherche à nous déprendre de toutes les interprétations que nous avons assimilées à leur endroit. Il s'agit bien plutôt, comme elle le précise, de s’octroyer le droit de s’arrêter sur les textes et d'accueillir pleinement leur propos. Cette démarche nous permet non seulement de redécouvrir ces textes débarrassés de tous les préjugés anciens qui les chargeaient jusqu'alors, mais encore de percevoir le caractère artificiel de la frontière entre philosophie et non-philosophie.
Ce faisant, l'auteure est conduite à prendre à parti bon nombre de ses homologues anciens ou contemporains. Elle retrace ainsi les clivages qui ont traversé l'histoire de la philosophie et les moments-clefs où le sens respectif de la philosophie et de la sophistique se sont cristallisés. Il s'agit de se demander systématiquement : qui imite qui ? qui vole l’autre ? qui nomme l'autre ? et finalement, qui obtient la victoire symbolique sur l'autre ?
Retrouver la philosophie derrière la sophistique
Si, depuis quelques années maintenant, les études portant sur la sophistique se sont multipliées, donnant lieu notamment à de nouvelles éditions et traductions de ce corpus, ce n'était pas le cas au moment où Barbara Cassin soutenait sa thèse. Son livre propose de précieuses traductions, sur lesquelles s'appuient son analyse. La plupart des fragments originaux étant enchâssés dans des témoignages et des interprétations visant à les disqualifier, d'autres ayant été mal attribués, il lui a fallu reconstituer entièrement les thèses et les doctrines des sophistes.
Le cas de la phrase la plus célèbre de Protagoras, « l’homme est la mesure de toutes choses », est à cet égard exemplaire. On a longtemps suivi l'interprétation présentée par Platon dans son Théétète, qui en faisait l'expression d'un strict subjectivisme et d'un relativisme quelque peu caricatural. Mais en mobilisant les autres thèses attribuées au sophiste d'Abdère, Cassin déplie le sens d'une telle affirmation dans toute sa positivité et lui confère ainsi une valeur pleinement philosophique.
Simplement, la sophistique avance dans la direction inverse de la ligne philosophique tracée depuis Parménide, c'est-à-dire de la métaphysique. D'où l'image du sophiste comme le grand « autre » du philosophe — ou plus précisément du philosophe « ordinaire », comme le désigne Cassin. Réciproquement, la tradition philosophique dominante ne se construit que par contraste avec la sophistique, qui ne cesse de la pousser dans ses retranchements.
À l'opposé de la métaphysique, les sophistes explorent la voie du langage — eux que la philosophie a voulu réduire au silence. Tout, selon eux, n'est qu'un effet de discours, à commencer par les valeurs qui fondent les sociétés humaines. Jouant le jeu de la démocratie à l'Assemblée et au tribunal, les sophistes pratiquent la performance : par l'exercice de l'éloge public, par exemple, ils contribuent à accorder les citoyens, c'est-à-dire à les mettre d'accord sur les mots. La conséquence, comme le souligne Cassin, c'est que ce monde créé par le langage est toujours sous tension, « vibratoire » — à l'opposée du monde stable et immuable des Idées platoniciennes. C'est un monde de différences et de différends, emporté dans le mouvement et porté par le discours.
On comprend par là en quoi l'ouvrage de Cassin concerne pleinement notre époque, et pas uniquement l’histoire des origines de la philosophie : la pensée sophistique est une invitation permanente à saisir la pluralité et le mouvement qui travaillent, de l'intérieur, l'unité.