En s’interrogeant sur ce qui détermine les valeurs, l’anthropologue américain David Graeber en tire des conclusions plus larges pour l’action politique.
Les éditions Les Liens qui Libèrent (LLL) poursuivent leur entreprise de traduction de l’œuvre de l’anthropologue américain David Graeber (1961-2020). Après la publication successive et rapprochée de ses derniers livres (Dette, Bureaucratie, Bullshit Jobs et Au commencement était… co-écrit avec David Wengrow), sort aujourd’hui La Fausse monnaie de nos rêves. Vers une théorie anthropologique de la valeur, publié en langue originale en 2001 — contexte qu’il convient de garder à l’esprit pour pleinement appréhender certaines idées de l’ouvrage.
Anthropologie et politique
La théorie de la valeur est un débat récurrent chez les anthropologues. Comment définir ce qui compte dans les différentes sociétés et cultures ? Tel est le questionnement initial de David Graeber, qui reconnaît d’emblée que la matière du livre a fini par dépasser cet objectif de départ et l’a conduit à aborder de nombreuses problématiques anthropologiques ainsi qu’à envisager leurs liens avec la politique.
En parallèle, Graeber évoque le récit répandu d’un repli de la gauche américaine sur les campus universitaires, préoccupée à élaborer des « métathéories », pendant que le monde devenait de plus en plus conservateur et que triomphait le néolibéralisme. Il relie d’ailleurs postmodernisme et discours sur la mondialisation, caractérisés, selon lui, par plusieurs traits communs : fatalisme, abandon des projets politiques visant à changer le monde et mise en avant de l’individualisme, qu’il soit créatif ou consumériste. Tout en opposant la fragmentation brandie par le premier au totalitarisme de la valeur et du marché du second, Graeber estime que ces similitudes expliquent la faiblesse, voire l’absence, de critique du marché par le courant postmoderniste.
A contrario, l’anthropologue revendique notre capacité collective à imaginer des alternatives au monde actuel. Si son livre n’a pas l’ambition d’apporter toutes les réponses sur le sujet, « force [lui] est de constater que réfléchir à une théorie de la valeur ne semble pas constituer un mauvais point de départ pour qui est en quête d’alternatives à ce que l’on pourrait nommer la philosophie du néolibéralisme. » Il souligne notamment l’utilité de l’« ethnographie comparée » pour observer et concevoir d’autres façons de faire et de vivre.
Que valent les différentes théories de la valeur ?
Pour David Graeber, il n’existe pas de réelle théorie systématique de la valeur. Trois grandes conceptions de la valeur ont historiquement été avancées par différentes disciplines ayant inspiré l’anthropologie : au sens sociologique (le bien, le juste, le souhaitable), au sens économique (comme mesure du désir et de l’effort consenti pour obtenir quelque chose, autrement dit l’« individu maximisateur ») et au sens linguistique (une différence relative à un ensemble donné).
Ces trois aspects ne seraient, selon Graeber, jamais suffisamment traités ensemble. L’explication des économistes est trop souvent simpliste. Quant à celle des linguistes, elle a donné naissance au structuralisme où « l’analyse y avait toujours pour but de découvrir le code caché, ou le système symbolique, qui (à la manière d’une langue) reliait ensemble le tout. » Cette dernière approche a pour défaut de ne pas expliquer l’évaluation (pourquoi quelque chose est-il considéré comme meilleur ?) et de rendre difficilement compte de l’action et du changement.
Les théories contemporaines de la valeur sont encore travaillées par ces apories, selon Graeber. Ainsi, les analyses marxistes en termes de « mode de production » ne sont pas adaptées aux sociétés sans Etats. Celles de Pierre Bourdieu finissent par reprendre les arguments des économistes afin d’expliquer les comportements sociaux, renvoyant tout à une affaire de calculs. Plus largement, ces approches restent « statiques ».
Actions, processus et alternatives
« Que se passerait-il si l’on essayait d’élaborer une théorie de la valeur reposant sur l’hypothèse que, en ultime ressort, ce sont des actions, et non des choses, que l’on cherche à évaluer ? » se demande alors Graeber. Pour cela, il réhabilite la pensée d’Héraclite, pour qui tout est changeant et dynamique, par opposition à celle de Parménide, qui conçoit les objets comme hors du temps. Si cette dernière a triomphé, Graeber invite au contraire à appréhender les « objets comme des processus ». Se réclamant de Karl Marx, l’anthropologue rappelle que l’imagination est source de création. L’alternative (politique) est donc possible. Suivant d’autres anthropologues comme Terry Turner, Graeber estime que le principal enjeu relatif à la valeur n’est pas tant son partage que sa définition même, autrement dit celle du sens de la vie.
David Graeber poursuit sur les thématiques de l’échange et de la créativité sociale. Il se penche ainsi sur l’usage de certains objets ornementaux comme monnaie, puis sur plusieurs études de cas ethnographiques, notamment sur le wampum, des perles échangées dans le Nord-Est américain, et plus largement sur des économies du don. Enfin, il offre une relecture de l’œuvre de Marcel Mauss, militant socialiste en plus d’être le grand anthropologue que l’on connaît, afin de dégager les potentialités révolutionnaires de son œuvre, là encore à propos du don. En conclusion, Graeber définit « la valeur [comme] la modalité par laquelle les actions prennent sens aux yeux des acteurs en les situant dans un ensemble social plus vaste, réel ou imaginaire. »
Le propos de David Graeber est à la fois très vaste et riche, celui-ci pensant par détours (ou digressions) et accumulant les exemples et analyses, qu’il est parfois difficile de rattacher au fil argumentatif principal. Comme à son habitude, le style est familier, au bon sens du terme. Fondamentalement, Graeber pose la question du changement social, de son explication comme de sa possibilité. La Fausse monnaie de nos rêves fait clairement écho aux réflexions qui émaillent ce qui restera son dernier livre (Au commencement était…) sur l’éventail des possibilités d’organisations sociales et sur le rôle de l’imagination dans ce domaine.