Gérard Bensussan analyse la philosophie hégélienne pour rendre compte à la fois de la vigueur et de la cohérence de sa pensée et des tentatives qui ont été faites pour en sortir.

Gérard Bensussan est connu pour les travaux importants qu'il a consacré à différents philosophes. Ceux qu'il rassemble dans son dernier livre, Miroirs dans la nuit, ont tous en commun la volonté de « sortir de Hegel ». Bensussan montre la difficulté de cette entreprise, dans la mesure où le système philosophique de Hegel consiste précisément à intégrer puis à dépasser la contradiction :

« Toute opposition à Hegel, c’est-à-dire au Spéculatif, est intégré à et par celui-ci, niée et conservée, accueillie pour être mieux dépassée[.] C’est cette façon de l’intégration quasi-digestive ou métabolisante qui fait difficulté à tout adversaire de Hegel et consacre du même coup la puissance de Hegel. »

L’ouvrage est composé de deux parties : la première présente un bilan de la philosophie de Hegel, qui souligne son efficacité spéculative, son caractère définitif et indépassable, tandis que la deuxième explique comment des penseurs ont essayé, malgré cela, de mettre en évidence des manquements ou des défaillances dans sa pensée.

Bien lire Hegel

Une confidence autobiographique éclaire le projet de l’auteur : si Bensussan a questionné et questionne encore la pensée hégélienne, c’est parce qu’elle lui fournit de quoi « asseoir le seul principe qui [l]e soutient : exiger du monde un peu de réalité » – et il ajoute : « C’est peut-être l’unique tâche du philosophe ».

L’affirmation selon laquelle Hegel incarne un modèle de cette exigence demeure tributaire d’une certaine lecture de son œuvre, laquelle est réputée difficile. Il convient en effet, pour lire Hegel, de faire droit à la systématicité rigoureuse de sa pensée, et non de se focaliser sur des éléments épars ou des citations éculées (sur l’histoire, le désir, ou la mort de l’art), tirés d’écrits qui pourraient sembler hétérogènes. Comme le dit Bensussan :

« La systématicité de l’œuvre fait de chaque "moment" lu une instance en attente de son avenir dans le texte même, c’est-à-dire de sa vérité, tout à la fois immanente à l’ensemble du texte lu et toujours différée dans l’exercice pratique de sa lecture. Plus qu’aucun autre penseur, Hegel ne peut pas se lire (en) une seule fois. »

Pour saisir toute la puissance de la pensée hegélienne, il convient dès lors de replacer chaque élément dans le système extrêmement cohérent auquel ils s'intègrent et qu’ils contribuent à maintenir en équilibre.

L’Esprit et le dépassement de l'altérité

L'un des éléments qui font la force du système hégélien et qui le rendent apparemment indépassable est ce que le philosophe appelle l’Esprit. Bensussan étudie son rôle, montrant qu'il est « le premier, le seul, toujours au commencement de lui-même, surtout lorsqu’il a l’air d’être précédé par "un Autre", la Nature par exemple ». L’Esprit est absolu. Certes, l'Esprit a des présupposés, mais ceux-ci ne se définissent que dans leur relation avec lui, ils n’ont aucune absoluité consistante : ils n’adviennent que pour que l’Esprit se manifeste. Autrement dit, « tout (se) tient à l’Esprit ».

Reprenant l'expression de Hegel lui-même, Bensussan parle de l’« ingratitude » de l’Esprit qui « se fait surgir lui-même » et « supprime la médiation par laquelle il se sera médiatisé ». En d'autres termes, même si quelque chose semblait autre que l’Esprit, celui-ci s'assimilerait cette altérité, de sorte qu'il ne s'agirait plus que d'une apparence d'altérité, un moment ou une étape dans l'advenue de l'Esprit lui-même. En ce sens, rien ne peut être radicalement autre que l’Esprit ou définitivement extérieur à lui, sinon de façon provisoire ou apparente.

L’Esprit revendique donc tout le réel comme sien ; rien n’échappe à l’Esprit, rien n’est hors de sa portée. Il en est par exemple ainsi du mal ou de la douleur qu’Hegel fait provenir de l’Esprit. Bensussan le résume comme suit :

« C’est grâce à ce perpétuel en-dedans que l’Esprit triomphe et se nourrit abondamment de toutes les contradictions. Il a, il est cette "force de se conserver" toujours puisque toutes les déterminations qu’il "supporte", dans la forme de la contradiction, il se les est données lui-même. L’Esprit ne peut jamais se perdre, il est la carte et le territoire, il connaît toutes les routes car ce sont ses routes, tous les autres ce sont ses autres, lui-même au miroir, dans la lumière réfléchie qui déchira, faiblement d’abord, sa nuit. L’Esprit marque tout ce qui est hors de lui de "l’empreinte de son intérieur" ; intériorité et chez soi, c’est tout un. »

Ainsi en va-t-il de la pensée hégélienne : elle englobe le réel sans laisser de reste, d’extérieur. C’est ce geste d’intériorisation de ce qui apparaît comme séparation d’avec soi (mais qui est plutôt une séparation abstraite, par extériorisation), qu’examine Bensussan.

Pour bien comprendre le processus de l’intériorisation (que Hegel pose comme « extériorité réciproque »), il faut comprendre l’essence de toute opposition : selon Hegel, deux éléments qui s’opposent ne sont pas des entités différentes ou hétérogènes, en tout cas définitivement déliées l'une de l'autre et donc inconciliables. Ce qui s’oppose, c’est « toujours quelque chose qui à l’intérieur de soi est déjà divisé à même soi. Toute opposition est opposée à elle-même en quelque sorte, au moins pour commencer, sinon elle ne serait pas », comme le reformule Bensussan.

Chaque élément extérieur est donc toujours déjà animé par une tension qui ponctuellement ou provisoirement l’oppose à autre chose, mais qui se terminera dans une forme de réconciliation. Pour penser sérieusement l'« extériorité », il faut donc la penser comme étant elle-même intérieurement opposée à soi :

« Toute extériorité dispose d’un mouvement intérieur, d’une dynamique propre, qui ne la laisse pas dans la simple opposition heurtée avec ce qui n’est pas elle. L’opposition entre deux termes n’est jamais qu’un moment d’un mouvement de dissolution de l’opposition. Tout est toujours déjà en marche vers sa réconciliation, sa non-opposition. »

Le vrai et le faux, le bon et le mauvais

Aussi n’y a-t-il de vrai, pour Hegel, que dans le mouvement. Tout ce qui s’arrête prétend au définitif et à l’achèvement et souffre en ce sens d‘une forme de fausseté, d’incomplétude. C’est par exemple le cas de tout ce que la philosophie hégélienne qualifie de « subjectif » (dont un modèle serait ce qu’Hegel appelle la « moralité subjective ») et qui n’est vrai que d’une vérité incomplète et impafaite – c’est-à-dire faux en définitive, car en attente de son surmontement, en quête de sa vérité comme Esprit.

Cette opposition hégélienne du vrai et du faux, distribuant le vrai du côté du mouvement, du transitoire et du devenir et le faux du côté de la prétention à la fixité, au définitif et à la permanence, se retrouve dans l’opposition entre le bon et le mauvais :

« Est bon/vrai tout ce qui fait circuler, fluidifie, met en mouvement, produit des passages et rend de plus en plus conforme au concept de la chose ; est mauvais/non-vrai, ce qui bloque, s’enraye, arrête, immobilise et fixe dans l’inadéquation. »

Hegel fait comme si l’opposition du bon et du mauvais avait un statut qui l’exceptait d’emblée du traitement spéculatif habituel. En somme, « le bon/mauvais est une façon de parler ontique du vrai/non-vrai », comme le synthétise Bensussan.

En vertu de la non-fixité et du caractère de devenir de ce qui est bon ou vrai, l’Esprit peut rendre compte de ce qui n’est pas immédiatement lui car ce qui n’est pas immédiatement lui peut devenir l'une de ses manifestations, peut être intériorisé par lui. Une pensée qui enfermerait les éléments du réel dans des représentations figées, irrémédiablement extérieures les unes aux autres – et donc opposées les unes aux autres – ne pourrait aucunement rendre compte du devenir de l’Esprit ni comprendre en quoi l’Esprit se manifesterait à travers ces éléments divers.

Et c’est seulement si on parvient à comprendre le système hégélien dans toute sa rigueur, en ce qu’il fait de l’Esprit une réalité à laquelle rien n’échappe, qu’on comprend en quoi il semble indépassable : il constitue une réalité sans dehors – sans issue possible. Comme l'écrit encore l’auteur :

« L’Esprit, dans ses scansions extranéisantes puis le retour bei sich, chez soi, réconcilie la contradiction, résorbe tout ce qui contredit en l’accordant avec cela même qu’il contredit. [...] Tout non-sens fait sens, à condition de le saisir, de l’identifier, comme moment non-vrai du tout. »

Au-delà du système : à la recherche des dehors

Dès le début du livre, Bensussan avertit le lecteur que ce qui l’a intéressé depuis le début de ses recherches en philosophie, ce sont « ses dehors et, si possible, ses dehors irréductibles, ses "sorties" impossibles », par exemple « la production matérielle avec Marx, le judaïsme avec Hess ou Rosenzweig, la "révélation" avec Schelling, l’évasion éthique avec Levinas, la littérature ou l’"art" selon Proust ». Et de justifier ainsi cet intérêt :

« Ces grands blocs que je viens de désigner, le Juif, le Matériel, l’Éthique, le Littéraire, ne sont pas les produits d’une sortie, sauf pour le philosophe qui les invente ou les réinvente par appropriation. Ils se sont tenus dehors, comme des blocs d’absolu, et d’un absolu qui ne doit rigoureusement rien à Hegel. »

Et l’auteur consacre la deuxième partie de son livre à examiner comment certains penseurs (et pas seulement des philosophes) ont construit ces « blocs d’absolu », ainsi qualifiés car ils échappent aux tentatives du système hégélien de les intérioriser et de se les approprier.

La tentative de Schelling

Il montre notamment l’importance de Schelling (dont Bensussan est un spécialiste) dans la constellation des anti-hégéliens dans les années 1830-1840. Il pointe ce qui pose déjà problème aux « Jeunes-hégéliens » et à ceux qui se revendiquent de Hegel, à savoir la non-conformité entre ce qu’est le monde et ce qu’il devrait être. C'est d'ailleurs en ce sens qu'on peut interpréter le geste du jeune Marx, s’ingéniant à chercher chez Hegel un « noyau rationnel », qui permettrait de rendre compte du cours du monde, même s’il marche sur la tête. Il n’y aurait qu’à reprendre – pour le corriger – ce mouvement du cheminement spéculatif hégélien pour que s’accordent plus facilement l’Esprit et le cours du monde.

Mais selon Bensussan, Schelling ne sort pas de Hegel : « ce que fait Schelling et que d’autres feront après lui, consiste moins à sortir de la philosophie qu’à faire sortir la philosophie d’elle-même ». Il s’agit de soumettre la pensée à « la nécessité de revenir sur son présupposé foncier qu’elle ne pense jamais, le fait de l’existence, le plus-que-la-pure-raison », commente encore l’auteur. Autrement dit, il faut mettre en évidence ce qui de la raison échappe radicalement et définitivement à la construction systématique hégélienne et trouver comment philosopher à partir de ce point.

De plus, pour Schelling, parler de « philosophie de l’histoire », c’est « définir l’Histoire comme un tout ». Or, Schelling critique la conception hégélienne de l'histoire qui ne constitue pas un tout, dans la mesure où l’avenir n’en fait pas partie. Pour Hegel, en effet, l’Histoire est un tout « sans début ni avenir. Lui fait défaut une véritable connexion des temps », et c’est dans cette direction que s'oriente la pensée schellingienne.

La tentative de Nietzsche

L’auteur se penche également sur la tendance qu’a Nietzsche à se présenter comme l’adversaire de Hegel, en préférant une généalogie des concepts à l’autoproduction des concepts dans la spéculation. Ce que montre Nietzsche, en effet, c’est que la logique des concepts s’enracine dans de l’illogique, et que la rationalité conceptuelle hégélienne oublie volontairement le sol illogique dont elle provient. La pensée nietzschéenne oppose ainsi un démenti à la prétention d’un système philosophique autarcique, indépendant du non-philosophique.

Un tel système, en effet, ne saurait être qu’une illusion ou une mystification. Comme le dit l’auteur, « la logique des concepts s’enracine dans une "il-logique", laquelle se travestit de telle façon qu’elle forme une strate de véracité se dissimulant à elle-même ». Celle-ci constitue en d'autres termes « un point-zéro », à partir duquel s’initie et s’organise le passage sous silence de la « physiologie » des pulsions, des corps, c’est-à-dire de tout ce qui pour Nietzsche explique en réalité le devenir du monde.

Car, pour Nietzsche, toute l’histoire de la philosophie n’est qu’une « machine fictionnelle » dont les représentations ont vocation à être dépassées. Elle est une mystification qui pourtant se veut mise au jour des mystifications. Ainsi, d'après Bensussan, la dialectique serait pour Nietzsche « un symptôme de morbidité : celui qui cherche du sens dans les hautes sphères de la métaphysique ou par une succession de dépassements dialectiques ne se satisfait pas de son existence réelle, si imparfaite soit-elle, et se projette dans des arrière-mondes spéculatifs ».

Et l’auteur de faire voir une autre perspective par laquelle la pensée nietzschéenne s’insinue dans le système hégélien pour en faire voir les défaillances : la question de l’histoire. La généalogie, telle que la pratique Nietzsche, ne constitue pas un surplus à l’histoire de l’Esprit hégélienne, un supplément dont il faudrait discuter de la pertinence pour déterminerr s’il révéle ou non les insuffisances du système de Hegel. Plus radicalement – et d’une façon telle que l’histoire hégélienne ne peut la digérer ou l’absorber –, la généalogie met au jour les conditions d’apparition de ce que l’histoire hégélienne tient pour éternel :

« Elle réinscrit ainsi dans la temporalité concrète tout ce qu’on peut tenir pour immuable, immortel et pérenne dans l’homme. Les sentiments les plus nobles et les plus désintéressés ont une histoire. Les instincts, dont nous croyons qu’ils sont sans histoire parce qu’ils seraient notre part animale, notre nature, ont une histoire, plus enfouie que celle de l’Esprit. »

La tentative de Rosenzweig

Bensussan s’intéresse enfin à la philosophie de Franz Rosenzweig, dont il est aussi un éminent spécialiste. Le philosophe montre que la tradition philosophique dont Hegel serait le hérault fait fond sur un présupposé fondamental, qui n’est jamais justifié ni remis en doute, selon lequel le monde est et est donc pensable. À l'inverse, Bensussan identifie chez Rosenzweig un effort pour déconstruire ce préjugé, qui suppose une unité fondamentale entre être et pensée.

Pour Rosenzweig, il faut pour philosopher une extériorité dynamique qui confronte l’identité à une non-identité plus originaire. C'est ce que signifie chez lui das Judische, comme le résume Bensussan : « le fondement de la non-identité de l’être et de la pensée, Rosenzweig le cherche et le trouve dans l’homme vivant et voué à la mort, lorsqu’il se dresse face au tout, lorsqu’il en sort ». L'auteur développe encore autour de la pensée de Rosenzweig de nombreuses analyses, concernant par exemple son messianisme, une pensée de l’histoire irréductible à la dialectique hégélienne.

En somme, Miroirs dans la nuit offre à la fois une évaluation précise de l’importance qu’a encore aujourd’hui la pensée hégélienne et un bilan des tentatives pour la dépasser. C’est également, et peut-être surtout, l’aboutissement d’une longue méditation avec et contre Hegel, de la part d’un philosophe qui, à partir de l’examen minutieux de ceux qui voulurent sortir de Hegel, a construit une philosophie sensible à ce qui résistait à Hegel.