En quatorze portraits d’hommes et de femmes plus ou moins illustres, Lucie Malbos donne à voir, avec brio, toute la diversité des mondes scandinaves entre le IXe et le XIe siècle.

Les Vikings sont à la mode. Le XXe siècle avait connu son lot de mises en scène de ces barbares venus du nord : en 1958 par exemple, Kirk Douglas jouait le fils du légendaire Ragnar Lodbrok dans The Vikings de Richard Fleischer. Mais c’est dans les années 2010 et 2020 que la production sur les Vikings explose et envahit notre imaginaire : de la série Vikings (2013-2020), qui suit les aventures de ce même Ragnar Lodbrok, au jeu d’Ubisoft Assassin’s Creed Valhalla (2020), les Vikings fascinent. Ils inspirent également un certain nombre de personnages de fantasy, à l’instar des « sauvageons » de la saga à succès Game of Thrones.

Comment, dès lors, se départir d’une image stéréotypée du barbare ? La question est d’autant plus pertinente que les ouvrages grand public qui peuplent les librairies sont souvent datés et parfois marqués d’une empreinte idéologique très forte : plusieurs grands vulgarisateurs des années 1980-1990 ont été proches du GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne), un courant politique d’extrême droite qui cherchait à s’imposer sur le terrain culturel. Néanmoins, un vent de fraîcheur souffle sur la vulgarisation à propos des Vikings : les éditions Passés / Composés  ont consacré plusieurs ouvrages à la question, les éditions Autrement ont publié une traduction du livre de Jóhanna Katrín Friðriksdóttir sur les femmes vikings, le YouTubeur Nota Bene vient de diriger un ouvrage sur les vikings. Le livre de Lucie Malbos, Le monde viking. Portraits de femmes et d’hommes de l’ancienne Scandinavie, complète cette actualité éditoriale.

Lucie Malbos, dont le très remarqué Harald à la Dent Bleue  a reçu le prix de la Dame à la Licorne 2022, est maîtresse de conférences à l’université de Poitiers. Spécialiste des mondes nordiques du haut Moyen Âge, elle adopte dans Le monde viking une démarche particulière : elle a choisi quatorze personnages, hommes et femmes, dont elle tente de reconstituer une biographie souvent fragmentaire, tout en liant ces individus au contexte social et politique de leur époque. Loin de donner une vision éclatée du monde viking, cette approche permet d’en reconstituer toutes les nuances et de se défaire de l’image monolithique du barbare sanguinaire.

Pirates, marchands et rois

Les quatorze portraits soulignent en effet toute la diversité du monde viking. Ce terme même de viking est tardif : il apparaît au Xe siècle, dans quelques textes norrois, et ne devient courant qu’à la fin du XIIe siècle dans les sagas islandaises. Les sources latines contemporaines préfèrent parler de pirates, de païens, voire simplement d’hommes du nord. Le mot viking ne renvoie pas à une identité mais à une manière de se comporter et de s’enrichir en prenant la mer pour le pillage et le commerce. « En somme, on ne naît pas viking : on le devient par ses actions ; et pour cela, point n’est besoin d’être né sur le sol scandinave. » Ce mot a donné son nom à une époque, qui commence traditionnellement en 793, avec le sac du monastère anglais de Lindisfarne, et s’achève en 1066, lorsque le roi norvégien Harald le Sévère trouve la mort en essayant d’envahir l’Angleterre. Pendant ces deux siècles et demi, les Vikings changent le monde occidental, mais les sociétés scandinaves connaissent elles-mêmes des transformations en profondeur, à commencer par la christianisation. Lucie Malbos, par une « histoire incarnée », cherche à cerner ces évolutions, en dépassant le viking pour nous faire découvrir toutes les autres facettes des sociétés scandinaves.

Les figures de rois et de Vikings, tour à tour pillards, commerçants et voyageurs, ont la part belle. La galerie de portraits commence avec le roi danois Godfred qui, au début du IXe siècle, résiste aux velléités expansionnistes de Charlemagne. On retrouve aussi Harald à la Dent Bleue. L’historienne déconstruit en outre les figures du roi norvégien Harald à la Belle Chevelure (années 860 – années 930) et du roi suédois Olof III Skötkonnung (995-1022) : ils ne sont pas les grandes figures de l’unification telles que les ont pensées les historiens postérieurs. Ce sont plutôt des rois qui utilisent les outils à leur disposition, dont le christianisme pour Olof, afin d’asseoir leur suprématie sur leurs concurrents. Les Vikings les plus connus subissent dans les sources le même processus de mythification : Hásteinn est érigé par les auteurs chrétiens en archétype du barbare du IXe siècle, alors qu’il s’agit peut-être d’une synthèse de plusieurs personnages. Rollon, à qui le roi franc Charles le Simple donne la Normandie en 911, et Éric le Rouge, dont la famille est allée jusqu’aux rives lointaines du Canada autour de l’an 1000, sont également des figures dont on peine à discerner la part de légende. Dans cette première galerie, Ottar occupe une place à part : arrivé à la cour du roi anglais Alfred dans les années 880 ou 890, il se présente comme l’un des hommes les plus importants de sa région et décrit ses voyages, du grand nord à l’Angleterre en passant par les ports les plus importants de son époque. Son récit, exceptionnel, n’est pas consigné dans sa langue natale, le norrois, mais en vieil-anglais, par un scribe d’Alfred : il est possible qu’Alfred lui-même ait cherché à mieux connaître le monde viking afin d’affronter leurs raids.

Ces rois et Vikings ont des profils divers : les marchands sont aussi des pillards, les pirates peuvent devenir des chefs chrétiens. « Seigneurs de la guerre, seigneurs de la terre, seigneurs de la mer, seigneurs du fer, les anciens Scandinaves pouvaient être tout cela ; pas forcément à la fois, pas nécessairement de façon exclusive ni toute une vie durant. » Le voyage et l’ouverture sur le monde sont des éléments importants de ces sociétés et, même s’ils concernent essentiellement des hommes, certaines femmes ont pu voyager, à l’instar de cette Estrid du XIe siècle, puissante veuve suédoise qui s’est sans doute rendue avec son mari à Reichenau, sur le lac de Constance.

Femmes et esclaves

Le contact avec le reste du monde occidental est permanent et passe notamment, jusqu’au milieu du Xe siècle au moins, par Birka, principal port suédois sur le lac Mälar. Birka revient fréquemment dans le livre, notamment pour évoquer les femmes. Le cimetière de Birka a en effet donné lieu à de nombreuses découvertes, dont deux donnent lieu à de beaux chapitres. La tombe Bj 463, découverte en 1876, est celle d’une enfant enfouie au milieu du Xe siècle à l’âge de cinq ou six ans. Les analyses ont permis de montrer que la mère de cette enfant n’était pas originaire de Birka mais peut-être des contrées orientales du sud de la Baltique. L’enfant a été enterrée avec beaucoup de mobilier funéraire : elle était peut-être la représentante d’un groupe familial voué à disparaître. L’autre tombe présentée par Lucie Malbos, la tombe Bj 581, découverte en 1878, n’est pas moins exceptionnelle.

Le squelette d'un guerrier Viking révèle une étonnante surprise en Suède

Longtemps considérée comme la tombe du guerrier viking par excellence en raison des nombreuses armes qu’elle contenait, des analyses ADN récentes ont montré qu’il s’agissait de la tombe d’une femme. S’agit-il pour autant d’une guerrière viking ? Le squelette ne porte aucune trace de blessures ou de coups… Si « cette femme était de toute évidence un membre éminent de la société de Birka », elle n’était peut-être qu’une combattante ponctuelle. Peut-être même n’a-t-elle jamais combattu et a-t-elle plutôt pour mission de veiller sur les vivants depuis sa tombe.

C’est à Birka également qu’auraient vécu, au IXe siècle, une noble dame nommée Frideburg et sa fille Catla. Comme la petite fille de la tombe Bj 463, elles ne sont pas scandinaves : elles viennent de Frise. Les ports nordiques sont en effet des lieux de rencontre et de brassage. Frideburg et Catla ont aussi la particularité d’être chrétiennes dans un monde encore majoritairement païen : la christianisation du monde scandinave se fait par étapes et par contacts réguliers avec l’Occident.

Enfin, toute la société scandinave n’est pas composée d’hommes et de femmes libres : les esclaves sont nombreux même s’ils sont souvent invisibles. L’un d’entre eux, Tóki, forgeron affranchi, chrétien lui aussi, a érigé des pierres runiques au Danemark entre 970 et 1020 : même s’il s’agissait vraisemblablement d’un esclave qualifié et riche, ce qui n’est pas représentatif, son portrait permet d’entrevoir cette population servile.

Un dialogue entre textes et archéologie

Le grand mérite du livre de Lucie Malbos, en plus de sa clarté et de sa lecture facile, tient à la minutieuse reconstitution des sources qui a déjà fait le succès de son travail sur Harald à la Dent Bleue. Comment interpréter des sources partielles, partiales et bien souvent tardives ? Comment distinguer l’histoire de la légende ? L’historienne s’en remet souvent à l’archéologie et offre de belles pages sur ses usages. Cela est particulièrement vrai pour les portraits de femmes, souvent peu mentionnées dans les sources écrites. En plus des tombes de Birka, l’autrice consacre un chapitre au fabuleux navire d’Oseberg, une tombe à bateau du IXe siècle découverte dans le fjord d’Oslo.

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La tombe contenait les restes de deux femmes, l’une de 70/80 ans, l’autre de 40/50 ans, ainsi qu’un mobilier d’une richesse extraordinaire. En décrivant cette tombe et les objets qu’elle contenait, Lucie Malbos décrit à la fois les funérailles de ces deux femmes, mais s’interroge aussi sur leur statut : s’agissait-il de prophétesses telles qu’elles sont attestées dans des sources ultérieures ? Elles étaient en tout cas des femmes d’un milieu élitaire et incarnaient, comme la petite fille de Birka, le statut prestigieux de leur famille.

Les archives du sol se révèlent donc riches d’enseignement mais posent autant de questions qu’elles en résolvent. En Scandinavie, tout particulièrement en Suède, l’historienne peut aussi s’appuyer sur les pierres runiques, des pierres gravées sur lesquelles on trouve des inscriptions. Elles se développent au XIe siècle, dans un moment de transition entre traditions païennes et généralisation du christianisme. Souvent commandées par des hommes, certaines le sont par des femmes, surtout des veuves qui, comme Estrid, disposent de leurs biens. Ces pierres, autrefois en couleur, marquent le paysage et sont des signes matériels de la domination aristocratique : celles et ceux qui les érigent ne sont en rien représentatifs du reste de la société mais on peut connaître leur famille et leurs objectifs, alors même qu’ils sont parfois absents des sources écrites.

Ce croisement constant entre textes et archéologie, entre portraits individuels et évolutions sociales, fait toute la force de ce beau livre sur le monde viking. Les chapitres peuvent se lire indépendamment les uns des autres, au gré des envies du lecteur, et sont accompagnés de riches illustrations qui donnent encore plus de corps à cette histoire incarnée. Lucie Malbos réussit le tour de force d’être accessible tout en ne sacrifiant jamais les exigences scientifiques : elle rend clairs les enjeux de la recherche historique et archéologique avec beaucoup de simplicité. Un pari réussi donc, qui ravira tous les amateurs de vikings et leur fera découvrir toute la richesse des sociétés scandinaves.