Tout le monde connaît le Bluetooth. On sait moins, en revanche, que cette technologie tire son nom du premier roi chrétien du Danemark, dont Lucie Malbos dresse le portrait.

Le Bluetooth est un procédé élaboré au cours des années 1990 : il connecte différents appareils au sein d’un même réseau. Il tirerait son nom des lectures scandinaves d’un ingénieur d’Intel, Jim Kardash. Son célèbre logo est la combinaison, sur fond bleu, de deux runes, le H et le B, pour Harald Bluetooth, Harald à la Dent Bleue, un roi danois du Xe siècle. Dans une biographie passionnante et rigoureuse, Lucie Malbos, maîtresse de conférences en histoire médiévale à l’université de Poitiers, retrace l’histoire de ce roi méconnu.

Faire la biographie d’Harald

Toute la difficulté vient de ce que les sources médiévales sur Harald sont rares. Les textes qui le mentionnent sont écrits plusieurs décennies après sa mort. L’origine même du surnom « à la Dent Bleue » est tardive : il apparaît pour la première fois dans la Chronique de Roskilde au XIIe siècle, et l’on ne sait pas vraiment à quoi il renvoie. Faire la biographie d’un roi dont on ne connaît pas avec certitude les dates de règne apparaît comme une gageure. Lucie Malbos se tourne vers l’archéologie pour combler les silences des sources et convoque les traces matérielles du règne avec brio. En effet, entre les années 970 et 980, Harald laisse son empreinte sur le Danemark par des constructions impressionnantes. Il établit un réseau de forteresses circulaires dont sept sont aujourd’hui connues, au Danemark et au sud de la Suède. Ces forteresses ont toutes une structure similaire. Harald renforce également le réseau routier de son royaume. Il répare et agrandit le Danevirke, une ligne défensive au sud du royaume qui sépare le Danemark de l’Empire germanique. Il fait frapper une nouvelle forme de monnaie.

Mais c’est le complexe de Jelling qui constitue en réalité la principale source du règne d’Harald. Cet immense site, fouillé depuis 1704, est sans doute initié dès le règne de Gorm, le père d’Harald. On y trouve deux pierres runiques, édifiées l’une par Gorm à la mémoire de son épouse Thyra, l’autre par Harald en l’honneur de ses parents, mais surtout pour célébrer son action politique. Ces pierres ont été déplacées et se trouvent aujourd’hui devant une église, entre deux tertres qui étaient sans doute destinés à être des tombes. Un alignement de pierres forme un gigantesque navire de 354m autour des tertres et l’ensemble du site est ceint d’une palissade. Malgré des difficultés d’interprétation, on estime en général que Gorm est enterré sur le site et que Jelling est un des symboles essentiels du pouvoir d’Harald.

Un roi entre tradition et modernité

« Tout à Jelling rappelle que Harald se veut à la fois l’héritier des souverains d’antan et un roi différent. » Cela est valable dans tous les autres domaines dans lesquels intervient Harald. On ne sait rien de ses jeunes années, mais il est certain qu’il est né païen : il vénérait sans doute les dieux du panthéon scandinave. Il a vraisemblablement fait des expéditions militaires à l’étranger, les fameuses expéditions vikings, qui sont à la fois des entreprises de pillage et de commerce. Il devient roi vers 958 (la date n’est pas certaine), à la mort de son père Gorm. Au début des années 960 (peut-être en 963 selon Lucie Malbos), Harald se convertit au christianisme, devenant le premier roi chrétien du Danemark. Le christianisme n’est pourtant pas une nouveauté dans la péninsule au Xe siècle, il infiltre progressivement la société depuis le IXe siècle au moins. Mais il ne peut s’enraciner durablement que s’il devient la religion du roi, ce qui explique l’importance du baptême d’Harald. Il ne faut toutefois pas voir dans cette conversion une simple révélation spirituelle : il s’agit aussi, et surtout, d’une décision politique. Otton Ier le Grand (936-973), empereur du Saint Empire romain germanique, a des visées expansionnistes sur le Danemark : il crée des évêchés dans ce royaume voisin du sien et tente de s’y implanter. La conversion d’Harald est une manière de prendre de vitesse son puissant rival et d’assurer l’indépendance de la toute jeune Église danoise.

Cette décision peut toutefois déstabiliser le royaume et Harald prend soin de ne pas trop brusquer les Danois. Tout, dans ses décisions, montre qu’il cherche à assurer une transition en douceur entre paganisme et christianisme. Le complexe de Jelling en est le symbole éclatant : les tertres sont des symboles païens, mais la pierre runique commandée par Harald affirme qu’il a convertit le Danemark. Paganisme et christianisme coexistent sur le site, sans doute de manière volontaire.

Le christianisme est aussi une manière pour Harald de renforcer son pouvoir et d’affirmer sa légitimité. Le roi cherche aussi à renforcer son emprise sur le territoire. Les forteresses et les nombreuses réalisations architecturales vont dans ce sens : elles marquent le paysage et clament haut et fort le pouvoir du roi. Elles sont peut-être aussi des lieux de prélèvement des taxes. Toutes ces constructions ont un coût colossal, tant en ressources qu’en hommes : elles sont la marque d’un pouvoir fort qui dispose de richesses conséquentes et qui les dilapide ostensiblement. « Ses constructions, sa politique religieuse, tout contribue à esquisser le portrait d’un souverain ambitieux, ne reculant devant rien. »

Harald cherche également à s’imposer sur la scène européenne : il renforce son influence au sud de la Norvège et au nord de la Pologne actuelles. Même si ces éléments sont mal connus et sujets à caution, ils montrent bien l’ampleur du pouvoir d’Harald. Son insertion sur l’échiquier politique européen passe aussi par l’imitation des politiques germaniques ou anglaises, notamment en matière de fortification, et peut-être par des alliances matrimoniales avec des princesses slaves et suédoises.

De l’histoire à la légende

Toutes ces entreprises suscitent visiblement des résistances. Dans les années 980, Harald est déposé par son propre fils, Sven, entouré d’aristocrates mécontents. « La tension créée par Harald entre l’ordre social traditionnel – incarné par un acteur collectif chez la plupart des auteurs : le peuple des Danois, l’armée ou les grands – et les nouvelles conceptions du pouvoir qu’il importe de l’Occident chrétien a fini par tourner à l’antagonisme. » Harald doit s’exiler quelque part au sud de la Baltique et meurt peu de temps après. Selon certains textes tardifs, le roi est tué par un archer alors qu’il est en train de faire ses besoins : fin infamante pour un roi !

Cette image ambiguë traverse tous les textes médiévaux : pour le chroniqueur Adam de Brême, Harald est presque un saint martyr ; pour certaines sagas islandaises, il est un roi viking accueillant ; pour d’autres, il est un tyran fourbe. Ce « mille-feuille mémoriel » vient peut-être d’une entreprise initiée par Sven, le fils d’Harald. Sven, en effet, ne met en place aucune commémoration de son père : on ne sait même pas où est enterré Harald. Ce relatif oubli, plus ou moins volontaire, explique sans doute la rareté des sources médiévales qui parlent d’Harald. Ce n’est qu’à l’époque moderne (et, plus encore, à partir du XIXe siècle) qu’Harald sort de l’oubli. Le site de Jelling, amplement fouillé, acquiert une dimension symbolique et identitaire extrêmement forte pour les Danois. En-dehors du Bluetooth, Harald reste néanmoins mal connu en-dehors du Danemark. La belle étude de Lucie Malbos permettra, espérons-le, de combler cette méconnaissance.