A l'occasion des 15 ans de Nonfiction, Yoann Colin revient sur sa relation avec le site.

Ce qui rassemble et unit les chroniqueurs de Nonfiction, c’est sans doute un amour un peu démesuré – et aujourd’hui un peu désuet ? – de la lecture, auquel se joint, pour chacun spécifiquement, une relation particulière à l’écriture de comptes-rendus. Pour ma part, ce qui m’intéresse dans la rédaction de recensions pour ce site, c’est d’abord de signaler la grandeur d’une parution, d’attirer l’attention de ceux qui en liront le compte-rendu, sur une thèse, une argumentation, une perspective sinon révolutionnaire, du moins souvent novatrice, particulièrement claire ou précisément adaptée à l’époque qui est la nôtre, ainsi des nombreux penseurs musulmans qui ouvrent l’accès à une lecture critique du Coran.

Il y a sans doute parfois quelque chose de ce que Cioran appelait « exercice d’admiration » pour des écrivains qui cherchent, remettent en cause, réactivent ou réactualisent des pensées ou des idées, les interrogent pour savoir ce qu’elles ont de neuf, ou de permanent, à dire, et tout particulièrement, à dire aujourd’hui. C’est pourquoi le temps passé à lire, à annoter le livre, à ressaisir le fil de l’argumentation et rédiger le compte-rendu sont comme un témoignage de gratitude pour le voyage intellectuel qui nous est offert. C’est aussi donner envie de lire, quitte à se replonger dans l’ancien, dans ce qui est parfois un peu tombé dans l’oubli, mais remis au goût du jour. C’est écouter des penseurs expliquer pourquoi, d’après eux, ou d’après d’autres, le monde est comme il est, et c’est en conséquence se laisser le temps de la réflexion – et non seulement de l’émotion – pour réagir à ce qui emballe le monde.  

Il y a aussi, dans la lecture d’ouvrages de non-fiction, une sorte d’hygiène, d’exercice de la pensée à se confronter à des livres avec lesquels on n’est pas toujours d’accord, ou, du moins, pas jusqu’au bout. À cela s’ajoute en philosophie l’idée répandue qu’on ne pense jamais seul, mais toujours avec et contre d’autres. Et travailler pour Nonfiction, c’est l’occasion de mesurer, de peser, voire d’affronter, la pensée de l’époque en train d’advenir à elle-même. Quelque chose peut-être du journalisme auquel on aurait laissé le temps de penser et rédiger sans urgence pour rendre public. Il me semble, par exemple que l’ouvrage de Joseph Cohen et Raphaël Zagury-Orly prend une position qui me semble particulièrement pertinente et décisive sur le rapport de Heidegger au judaïsme, de même que l’œuvre de Svetlana Alexiévitch et les analyses qu’elles suscitent aident à comprendre la Russie d’aujourd’hui.  

De façon peut-être plus personnelle, il y a un plaisir à se plonger dans les œuvres méconnues ou inédites d’auteurs consacrés par la tradition pour mesurer et faire sentir comment les œuvres elles-mêmes font bouger les lignes d’un prétendu « système » dans lequel on voudrait les enferrer. Ainsi la parution des cours de Michel Foucault au Collège de France ou des séminaires de Jacques Derrida qui donnent une nouvelle perspective sur les œuvres publiées par leur auteur, ou des textes inédits d’Emmanuel Levinas ou de Vladimir Jankélévitch qui présentent leur auteur sous d’autres aspects que celui du seul philosophe reconnu. Ces derniers textes mettent également au jour l’importance de ceux qui, trop souvent dans l’ombre, œuvrent à l’édition des textes et fournissent les notes et les explications pour qu’ils puissent être lus par tous.