Avec ces textes de circonstance, Jankélévitch livre une voie vers la compréhension de ses écrits sur la musique, non sans lien avec sa philosophie.

Françoise Schwab a fait et continue de faire un travail d’une importance capitale pour la diffusion et la connaissance de l’œuvres – et de la personne – de Vladimir Jankélévitch. Après avoir édité un certain nombre de textes de circonstance permettant une compréhension plus complète de sa réflexion sur la Résistance, la mémoire, le judaïsme et l’Etat d’Israël, et tant d’autres textes importants, Françoise Schwab met à la disposition du public des textes inédits ou difficilement trouvables de Vladimir Jankélévitch sur des musiciens. Ces derniers ouvrent un chemin vers ses œuvres consacrées à la musique, œuvres par lesquelles il s’est acquis une certaine renommée. S’il a bien distingué dans son œuvre, comme dans sa vie nous l’explique Françoise Schwab dans son excellente introduction, la musique de la philosophie, ces écrits nous permettent de mieux comprendre l’engouement du philosophe pour certains musiciens et une certaine importance, presque morale ou politique, de la musique. Entre ses brillantes monographies consacrées à certains musiciens, ces textes théoriques sur la musique et des recueils d’articles sur certaines analyses musicales, ce livre enrichit la compréhension du lien entre Vladimir Jankélévitch et la musique.

 

Une vie tout en musique

L’excellente préface de Françoise Schwab insiste sur l’importance de la musique dans la vie de l’homme Jankélévitch, aussi bien dans sa vie quotidienne (pratique du piano chaque jour depuis l’enfance) que dans sa vie sociale. Vladimir Jankélévitch invite des musiciens lors de réunions desquelles est bannie la philosophie, collectionne les partitions. Françoise Schwab évoque également le témoignage d’amis de Jankélévitch présents à ces réunion, comme Alexandre Tansman ou Robert Soëtens.

Retraçant en filigrane son itinéraire au sein de l’histoire de la musique, cet ouvrage montre que Jankélévitch s’est tenu loin de la musique sérielle. Si l’on faisait un schématique bilan de son œuvre musicale, il faudrait évoquer sa défense de Ravel et l’idée que le plaisir n’est pas coupable, quoiqu’en disent les tenants d’une austérité complaisante – ce qui n’est pas sans lien avec sa philosophie. Il sauve Fauré du purgatoire dans lequel il fut un moment relégué et développe une fine analyse du charme fauréen, et trouve ainsi son Requiem bien supérieur à celui de Verdi   . Il réfléchit également sur l’œuvre de Debussy pour qui la musique n’est pas un art accessoirement temporel comme le théâtre ou la poésie, mais essentiellement   . On lit également dans ces textes, les liens entre des compositeurs, de filiation   ou d’opposition, des critiques acerbes, d’une ironie dévastatrice, dont ses textes, quels qu’ils soient, ne sont jamais complètement exempts. Ainsi lit-on par exemple une critique d’un échantillon de musique prolétarienne, La symphonie des machines de Mossolov, qui, à ses oreilles « ne vaut rien du tout » et semble une « insupportable cacologie »   , d’où son interrogation : « à quand la rhapsodie des hauts fourneaux, la sonatine des machines à coudre ? »   . Mais la plus grande place est accordée, dans cet ouvrage à Liszt, en particulier dans des conférences qu’il prononce sur lui.

 

Autour de Liszt

Liszt est crédité du grand mérite d’avoir permis à « la France de se délivrer de Wagner ». Un des points importants de son analyse de l’œuvre des Liszt est son rapport aux nationalités et à l’Europe. Liszt cherche à rapprocher les hommes, et, en particulier, à former une unité européenne. Il cherche alors l’équivalent d’un langage commun à ces hommes. Il le trouve dans la musique. Liszt cherche « cette idée européenne dans la libre diversité des nations, et non point dans un universalisme monolithique et moniste »   . Autrement dit, il cherche « une Europe dans un monde déchiré et une Europe qui ne soit pas en même temps un Europe passionnelle et agressive »   . Pour ce faire, Vladimir Jankélévitch souligne l’importance du rôle des Tziganes dans la pensée de Liszt : « il nous faut maintenant étudier le rôle que joue chez lui, non pas seulement les souvenirs de l’homme, mais également la présence de l’homme opprimé, de l’homme libéré des conventions de la vie civilisée, qui sert justement à mettre en relation les hommes entre eux, principe de la mobilité et de la circulation entre les nations ; il s’agit des Tziganes »   . Ces derniers sont vus comme un peuple errant par Liszt, dont l’errance permet de penser quelque chose comme le lien des différences nations entre elles (Jankélévitch note à cette occasion que Liszt n’accorde pas de rôle analogue aux Juifs)   . Les Tziganes sont des déracinés et s’opposent en cela aux Cosaques, attachés à leur sol, en particulier dans la littérature et la culture russe. Les Tziganes sont aussi un « peuple de prolétaires. Non seulement il n’est lié à rien, mais encore il ne possède rien. Les Tziganes possèdent si peu de choses qu’en réalité ils n’ont même pas de folklore »   .

Par ailleurs, Jankélévitch s’attarde également à la fois sur le rapport de Liszt à la virtuosité, en particulier sur la rivalité en virtuosité entre Thalberg et Liszt. Et il rapporte également tout ce qu’apporte Liszt au piano : il obtient des « deux mains une collaboration plus intime, contraire peut-être à la clarté des spécialisations, mais riche en effets précieux et rares », il est le premier à exécuter l’échange des mains qui donne une impression de puissance, énormes déplacements sur le clavier : « pour exécuter ces cascades de notes, des procédés barbares deviennent nécessaires : le pianiste balaye les touches avec le dos de sa main, assène sur le clavier des coups éperdus ». Enfin, Jankélévitch se livre à une analyse du Faust de Liszt.

 

Des ponts vers la philosophie de Jankélévitch

La musique est l’occasion de reprendre des thèmes qui lui sont chers : l’insistance sur la Résistance, comme dimension politique, mais surtout morale de l’existence ; le Résistant, c’est celui qui agit comme il convient, ne se laisse pas aller à la pente douce de la lâcheté, ne laisse pas l’inertie faire de lui un collaborateur, même par omission et donne une forme nouvelle à l’héroïsme qui, en tant que tel, doit être libérateur. C’est dans cette perspective que Jankélévitch évoque Paul Paray qui refusa toute forme de collaboration avec l’Occupant et fit en sorte de ne pas avoir à faire ce qu’il lui ordonnait (licencier des musiciens juifs par exemple) et dirige La Marseillaise en 1942 à Lyon. « Paray a eu de l’honneur pour tous les homoncules qui n’en n’ont pas eu ; dans ce marécage de Vichy-la-Honte où s’ébrouèrent tant d’affreux coquins et tant de polissons dynamiques, Paray a su rester citoyen : parmi tant de « Franzosen », il est resté français »   .

Vladimir Jankélévitch réfléchit aussi sur la nostalgie, en particulier sur celle de l’exilé, qui, contrairement au Tzigane, a un pays dont il est loin ou éloigné   . Jankélévitch fait remonter sinon l’apparition, du moins l’essor, du ce qu’il appelle « le pathos de l’exil » à 1848 et aux générations d’exilés consécutives aux tentatives de révolution européenne ; de là surgit aussi le thème du pathos de l’exil dans la littérature. Et V. Jankélévitch lie cette douleur de l’éloignement de l’exilé à une conception du monde comme hétérogène : « le pathos d’exil repose sur l’idée (…) que l’espace de la mappemonde n’est pas homogène, que les places de l’espace ne sont pas interchangeables entre elles, qu’elles ne sont pas indifférentes, mais que le milieu spatial est différencié par les climats, par le lien affectif que l’homme entretient avec les différents lieux de l’espace. De là un sentiment spécifique que l’homme éprouve en exil, et qui porte un nom d’origine théologique, car c’est le nom du sentiment que les théologiens donnaient à l’exilé sur terre : la langueur. En exil, l’homme languit. (…) Celui qui languit est d’abord déprimé parce qu’il attend le retour, il est l’homme qui se morfond dans l’attente du retour ; ensuite, l’homme qui languit a des sursauts d’espoir, il est soulevé par l’enthousiasme, par des périodes d’exaltation et des élans passionnés »   .

De façon peut-être plus originale, en tout cas de manière plus développée, que dans le reste de son œuvre, Jankélévitch met en rapport la musique, ou du moins certaines œuvres musicales dans un certain contexte, et l’idée de nationalité. Il note ainsi à propos de l’émergence des musiques nationales : « il s’agit d’un grand branle-bas des peuples réveillés, branle-bas si révolutionnaire que même des nations qui auparavant légiféraient dans l’absolu et fournissaient aux autres peuples des normes classiques, deviennent à leur tour des écoles exclusives, des écoles nationales. Ce phénomène se produit dans la deuxième moitié du XIXe siècle et il voit apparaître des écoles qui se différencient entre elles par le lieu de leur naissance sur la carte, par leur provenance géographique. On peut dire que le symbole, en quelque sorte le résumé de cette nouvelle division, s’apparente à la différence entre l’esprit rhapsodique et l’esprit symphonique   . Cela aussi est un peu approximatif, un peu analogique, mais c’est pour le faire comprendre. Une rhapsodie est espagnole, basque, ibérique, slave, bulgare ou portugaise, mais une symphonie est héroïque ou pastorale ou fantastique, c’est-à-dire que la technique de la symphonie, l’épithète de nature de la symphonie, qui la caractérise, est indépendante, ne fait pas acception de sa provenance, mais fait acception uniquement de la corde qu’elle fait vibrer en nous, du pathos, de la modalité émotionnelle à laquelle elle se rapporte : la vie des champs, les sentiments héroïques, l’amour, les sentiments élégiaques par exemple, toutes choses indépendantes du climat et du méridien. Au contraire, l’épithète de nature de la rhapsodie est une épithète géographique : elle se rapporte au lieu d’où elle vient »   . Liszt, par exemple, n’a pas créé l’idée de nationalité musicale mais précipite ce mouvement dans lequel il était compris. Dans cette mesure, les tendances à l’émancipation, époque historique nouvelle, font que « la musique elle-même devient alors une sorte d’acte insurrectionnel, presque un hymne national »     .

Cet écho entre les positions (politiques et sociales) des musiciens et la pleine appréciation de leurs œuvres par Jankélévitch s’explique, comme le dit Jean-Marie Brohm dans sa postface, par la convergence de ses préférences qui vont à la fois à l’homme qui défend des valeurs qui lui sont chers et pour la virtuosité des compositeurs : « Sa prédilection pour Liszt est ainsi indissociable de son admiration pour le pianiste virtuose cosmopolite, le musicien européen humaniste ennemi de la tyrannie, le défenseurs des nationalités opprimées par la monarchie des Habsbourg, l’insurgé qui fait cause commune avec les martyrs, les révoltés, les exploités, les humiliés, les offensés. (...) Idem pour Moussorgski et Bartok »   .

Ainsi cette édition des textes que Jankélévitch consacre moins à la musique qu’à des musiciens nous restitue les impressions de celui qui fut un grand connaisseur de musique et un infatigable penseur, ce qui permet d’approfondir et même tout simplement de goûter un peu différemment ses impressions et ses convictions