Les auteurs montrent que le soutien du philosophe au régime hitlérien n’est que la partie la plus manifeste de son refus d’accorder une quelconque dignité au judaïsme.

Partant du constat de la place incontournable de Martin Heidegger dans l’histoire de la philosophie française actuelle   , Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly mettent au jour la face cachée de son antisémitisme et de son antijudaïsme. Selon eux, le philosophe de la Forêt noire exprimerait dans ses écrits à la fois une forme d’antijudaïsme, c’est-à-dire de rejet théologique ou philosophique du judaïsme, et une forme d’antisémitisme, de rejet politique de l’existence des juifs. A cette lumière, la publication des Cahiers noirs n’aura été qu’un épisode – terrible – de plus dans la prise de conscience de ce que Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly nomment la « violence incommensurable et inédite à l’égard du judaïsme » de Heidegger.

Heidegger et le nazisme

L’aspect le plus évident et le plus médiatisé de l’hostilité envers les juifs de Heidegger est son adhésion au nazisme, sur laquelle il n’est jamais revenu. Certains font de Heidegger l’équivalent en philosophie de ce que Carl Schmitt fut au droit : un des fondements théoriques de l’antisémitisme du nazisme. D’autres prétendent que Heidegger a critiqué le nazisme, « principe barbare » selon une formule des Cahiers noirs, en critiquant le biologisme racial qui s’y trouve. Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly soutiennent une position irréductible à cette alternative et entendent établir que Heidegger a conçu une forme inédite d’antijudaïsme et d’antisémitisme. Ainsi, « l’œuvre de Heidegger autorise un antijudaïsme et un antisémitisme sans précédent dans la philosophie occidentale ». En effet, même quand Heidegger formule des critiques ou simplement sa déception envers le nazisme, il reste profondément antisémite et antijudaïque. Aussi la question du rapport au nazisme d’Heidegger n’est que relativement superficielle lorsqu’il s’agit de rendre compte de sa violence envers les juifs.

De plus, et quoi qu’en disent ceux qui prétendent que Heidegger aurait reconnu l’horreur singulière de la Shoah   , les auteurs montrent que Heidegger réduit Auschwitz au « fonds arraisonnant de la technique ». L’invasion de la technique, théorisée ultérieurement par Heidegger, déshumanise et liquide l’homme et prive les personnes exterminées de « pouvoir mourir ». Comme le relèvent Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, les termes de « camps d’extermination » ou « chambre à gaz » apparaissent bien sous la plume de Heidegger, mais parmi une série d’autres événements liés à l’impact de la technique (comme la fabrication de la bombe à hydrogène, ou la famine) sans qu’aucun ne soit individué ni contextualisé. Cela ruine la thèse d’un Heidegger attentif à la singularité de l’extermination des juifs.

Les auteurs réfutent également la thèse selon laquelle Heidegger n’aurait pas été nazi, telle qu’ils semblent la trouver dans les analyses de Francesco Alfieri, qui s’appuie sur trois raisons. A l’argument selon lequel Heidegger se serait montré critique à l’égard du régime hitlérien, les auteurs rappellent que ces critiques n’empêchent pas Heidegger d’avoir été, au moins un temps, engagé dans le nazisme. A celui selon lequel le judaïsme n’aurait été pour Heidegger qu’une figure parmi d’autres de l’onto-théologie, de la modernité critiquée, et n’aurait donc pas été singulièrement visé, mais visé avec « modernité technique et calculatrice », les auteurs récusent la confusion qu’on attribue à Heidegger entre judaïsme et technique comme figures historiales de l’ontothéologie. Heidegger, selon eux, n’associe jamais le judaïsme au déploiement de la technique. En effet, Heidegger pense l’arraisonnement de la technique jusqu’au point où la technique se consommerait elle-même. Toutefois, dans ce péril demeure la possibilité d’un tournant. Dès lors il y a une nette différence entre le « logos apocalyptique de l’"auto-consommation" de la technique et processus d’"auto-annihilation" » que Heidegger attribue au judaïsme. Car Heidegger pense qu’un tournant est possible relativement à l’autoconsommation, mais pas à l’auto-annihilation. Cette dernière n’appartient pas à l’histoire de l’être.

Corrélativement, les auteurs remarquent que cette exclusivité du judaïsme et de la technique se marque également terminologiquement, dans la mesure où Heidegger distingue la « destruction », qu’il associe uniquement au judaïsme et qui est mise du côté de « l’inessentiel », inexistant au regard de l’histoire de la vérité de l’être, et la « dévastation », agrégée à l’arraisonnement de la technique planétarisée, « incluse en essence », moment plein de réalité au sein de l’histoire de l’être. Enfin, à l’argument selon lequel la pensée de l’être est hétérogène au judaïsme, donc ne peut pas le critiquer, les auteurs répondent qu’au contraire, dans bien des formules ou des analyses, la pensée de Heidegger vise le judaïsme, le singularise et le caractérise, et ce façon ostensiblement négative et mortifère. Ils remarquent également que Derrida, dans De l’esprit, interrogeait déjà le prétendu rejet de la pensée biologique de la race qui empêcherait de faire d’Heidegger un nazi en se demandant si, sous la forme d’une historialité de la pensée de l’être, « une métaphysique de la race [était] plus grave ou moins grave qu’un naturalisme ou biologisme de la race ».

D’après Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, « à l’époque du Discours du rectorat, le nazisme représentait la possibilité d’une décision authentique envers la "pleine essence de l’être" », ouverture qui n’incomberait qu’au Dasein allemand. Dans ces années, la pensée de Heidegger ne recherche rien de moins que ce que Derrida appelait une « spiritualisation du nazisme ». Autrement dit, Heidegger n’a finalement pas trouvé ce qu’il croyait trouver dans le nazisme, une compréhension métaphysique de l’Allemagne telle qu’elle puisse être un « autre commencement » que la Grèce et le grec, depuis l’allemand et la langue allemande. Ce point demande à être rapproché de l’impossibilité du sacrifice qu’Heidegger prête au judaïsme dans certains textes. Or, dans son ouvrage majeur, Être et temps, l’être-pour-la-mort « fait toujours comprendre au Dasein que le précède, à titre de possibilité extrême de l’existence, la nécessité de se sacrifier ». Et face à la possibilité insigne d’être authentiquement soi-même qu’offre la possibilité du sacrifice, Heidegger place la « pensée calculante », attribuée au judaïsme et à laquelle il se réduit, dans cette analyse. Et, de plus, nombreux sont les passages dans lesquels Heidegger exhorte le « Dasein allemand » à endurer le sacrifice en vue de « commencer à entendre la voix de l’être » (comme il l’écrit ici par exemple dans son cours sur Parménide). Avec la possibilité pour le Dasein allemand de se sacrifier, Heidegger envisage un nouveau commencement qui est aussi un autre commencement, et non un retour de la Grèce – nouveau commencement qui, en soi, est exclusif du judaïsme.

Faut-il pour autant cesser de lire un Heidegger devenu infréquentable en raison de la permanence de son attachement à une idéologie mortifère ? Contre cette injonction, les auteurs répondent que la « philosophie ne doit jamais se donner bonne conscience en excluant tout simplement un penseur qu’elle aura aussi, par sa tradition, contribué à produire et dont le questionnement n’est pas sans lien avec cette même tradition ».

Judaïsme et antijudaïsme dans l’histoire de la philosophie

L’histoire de la philosophie est riche de nombreuses formes d’antijudaïsme liées à des tentatives d’appropriations philosophiques du christianisme, en particulier depuis Luther et dans l’idéalisme allemand. Les auteurs évoquent brièvement, à titre d’illustration, Kant pour qui le judaïsme « n’est pas une religion », Fichte qui exclut les Juifs en tant que juifs di devenir politique de l’humanité, ou Hegel qui lit le judaïsme comme la « figure de la loi, de la séparation et du non-amour résolument adverse à l’Esprit de la réconciliation ». L’antijudaïsme apparaît comme le « dénominateur commun » de ces philosophies. Cela exclut que cet antijudaïsme puisse être réduit à des préjugés personnels ; et il faut bien admettre pour chacun d’eux que le judaïsme a « un sens philosophique propre ». Ces mêmes auteurs ont des formules terribles à l’encontre du judaïsme. Ainsi, par exemple, Hegel parle de l’auto-« foudroiement » du judaïsme, dans l’Esprit du christianisme et don destin et Kant d’« euthanasie du judaïsme » dans le Conflit des facultés. Mais, selon Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, Heidegger « franchit un pas de plus de l’histoire de cet antijudaïsme ».

C’est pourquoi ils font d’Heidegger l’adversaire privilégié, selon le titre du livre. Ils distinguent conceptuellement la figure de l’adversaire de celle de l’ennemi et établissent que la volonté heideggérienne de dénier toute forme de réalité au judaïsme est ce qui les engage à opposer à ce philosophe une autre forme de philosophie, basée sur la justice plus que sur l’histoire et la vérité de l’être. Il s’agit bien plutôt de se demander « comment penser vers une justice exigeant de l’évènement historique de ne jamais se laisser justifier dans le sens congénital et l’essence foncière de l’histoire de l’être », dans une étroite proximité avec des réflexions tirées de Force de loi de Derrida.

Comme ils l’écrivent, « au regard de l’histoire de la philosophie, la figure de l’adversaire (…) joue un rôle spécifique : celui de constituer l’opposition, voire une forme de menace qu’il faut critiquer et toujours surmonter », de telle sorte que « la figure de l’adversaire est nécessaire à la philosophie ». Par opposition, « la représentation de l’ennemi quant à elle signifie toujours une entité à exclure, bannir et expulser ». Ainsi Hegel a pensé le judaïsme comme un ennemi, comme origine même de la négation. Heidegger, lui – et c’est aux yeux des auteurs ce qui en fait « l’adversaire privilégié » – ne considère jamais le judaïsme comme un ennemi, en éradiquant toute présence et tout être du judaïsme et en le rendant acteur de sa propre absence de l’histoire. Les auteurs parlent d’une « forclusion » du judaïsme pour rendre compte de l’attitude de Heidegger à son égard. Ce terme d’origine psychanalytique a le mérite d’insister sur la dimension fondamentale du rejet absolument définitif du judaïsme (à l’inverse de ce qui ne serait que refoulé). Cependant, ce n’est pas parce que Heidegger dénie toute forme de consistance et d’importance au judaïsme en tant que tel que ce dernier n’a aucun effet dans l’histoire. Pour Heidegger, depuis ce qu’il nomme sa « vacance de l’histoire », cette forme inférieure de la présence par laquelle il se définit, le judaïsme intervient dans l’histoire en « machinant » et par le « calcul ». Pour Heidegger, en effet, le judaïsme a toujours été « sans histoire », « sans monde », il « s’exclut lui-même parce qu’il n’ose pas l’être mais ne compte qu’avec l’étant », ne faisant que perpétuer un calcul « vide », « sans but ».

Les auteurs notent également l’usage heideggérien des guillemets dans « la « tâche » du judaïsme », quand Heidegger l’évoque dans un texte. Or, le terme de « tâche » est un mot important dans l’histoire de la philosophie, en particulier chez Kant ou Fichte, où il renvoie à l’exercice de la liberté transcendantale d’une subjectivité autonome. Chez Heidegger ce terme est capital, car la tâche de la pensée est d’abandonner la métaphysique pour déterminer « l’affaire propre de la pensée ». Or ce qu’Heidegger semble vouloir signifier par ces guillemets, c’est que le judaïsme est incapable de ces deux tâches. La « tâche » du judaïsme ne serait alors qu’un simulacre de tâche. Et « son simulacre de tâche serait de perpétuer l’uniformisation et, par conséquent, poursuivre indéfiniment le nivellement et l’aplanissement, disons aussi la standardisation de la pensée en l’extirpant de son essence et de l’initialité de l’historialité de la vérité de l’être, pour faire régner un régime de calcul et de machination vides ». Autrement dit, le judaïsme, une nouvelle fois étranger à l’histoire de l’être, semble défini par l’obsession de la manipulation des étants, rejeté irrémédiablement hors de l’histoire de l’être.

Plus fondamentalement encore, ce qui définit pour Heidegger le judaïsme, c’est son « auto-annihilation », à laquelle il est destiné. Dans un passage contemporain des massacres européens par les nazis, Heidegger notait : « Lorsque ce qui, dans le sens métaphysique, est essentiellement « judaïque » combat le judaïque, l’auto-annihilation culmine en son sommet historique, dans la mesure où le « judaïque » s’est emparé du pouvoir partout tel que, d’abord et avant tout, le combat contre le « judaïque » est asservi à lui également ». Ce passage est ainsi expliqué par Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly : pour Heidegger, « le judaïsme demeure toujours déjà exclu de la vérité de l’être et ne fait donc que s’effacer de cette histoire en s’y annihilant. (…) la pensée de Heidegger, tout en se démarquant parfois du nazisme, et en allant même jusqu’à s’y opposer, s’est aussi constituée par le rejet du judaïsme hors de l’histoire de la vérité de l’être, le livrant ainsi à son "auto-annihilation" ».

Une conception du christianisme radicalement coupée du judaïsme

La grande originalité de cet ouvrage, c’est qu’il ne se contente pas de lier l’antisémitisme de Heidegger à son engagement dans le nazisme. Il montre aussi comment le projet d’extirper le judaïsme de toute la pensée européenne, philosophique et même religieuse, bien antérieur à l’arrivée d’Hitler au Reichtag, naît, au moins, dès les cours de 1920-1921 sur la Phénoménologie de la vie religieuse. Dans ces textes, Heidegger s’applique à éradiquer de l’histoire la présence même du judaïsme.

Cette idée de délier complètement le christianisme du judaïsme est répandue dans l’Allemagne de la fin du XIX siècle, en particulier chez les protestant libéraux à la suite de A. von Harnack. Dans ce séminaire, Heidegger analyse, pour des raisons philosophiques, la conception chrétienne de la vie, qui, comme elle se construit entre la mémoire de l’existence du Christ et l’attente de son retour, a un rapport très particulier au temps. Pour cela, Heidegger étudie les épîtres pauliniennes. Interprétant l’épître aux Galates, Heidegger écrit : « Le texte originel grec est le seul qu’il faille prendre pour base ; une intelligence effective présuppose qu’on ait assimilé l’esprit du Grec néotestamentaire ». Autrement dit, le philosophe lit la pensée de Paul et la réduit à celle développée dans la langue dans laquelle il écrit, en faisant complètement abstraction du judaïsme dans lequel il vivait avant sa conversion. La langue grecque apparaît ainsi comme formant une « rupture totale avec le passé d’avant et avec toute conception non chrétienne de la vie » écrit encore Heidegger ; ce que commentent précisément les auteurs : « c’est donc depuis la langue de ce schisme clair d’avec le judaïsme que s’engage cette relecture du texte paulinien ». Le grec devant être la langue du commencement, tout ce qui aurait pu le précéder est, en droit, nul. Le grec est originaire et l’hébreux et l’hébraïque ne peuvent donc avoir d’importance substantielle et doivent donc être passés sous silence, ou réduits au silence. Il faut aussi remarquer que l’intérêt de Heidegger pour le christianisme n’est qu’en vue de refaire du grec la langue du site original de l’être. La foi de Paul, qui pour Heidegger n’a jamais été Saül, n’est pas un accès à une religion particulière, mais un séjour dans la pensée de l’être coextensive à la langue grecque.

Le geste heideggérien d’exclusion du judaïsme est contraire à celui de l’immense majorité des penseurs et théologiens chrétiens, pour lesquels la foi est interprétée comme l’achèvement christique de la loi. Pour Heidegger, la foi est toujours sans loi : « la foi seule justifie », dit-il. Cette lecture se veut une rupture nette avec judaïsme. Paul propose pour Heidegger un autre commencement de l’histoire. Cette conception de la vie religieuse chrétienne refuse de se penser comme l’accomplissement ou la poursuite du judaïsme, ou même simplement de l’Ancien Testament. Comme le disent Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, « Heidegger s’emploie ainsi à effacer la loi judaïque ainsi que le rapport que pourrait entretenir le christianisme traditionnel à cette loi qui chercherait à l’accomplir ou à la réaliser dans l’amour ».

Dialogue et rectifications

L’ouvrage, fidèle en cela à l’origine dialogique de la philosophie chez Platon, se construit en reconnaissant des dettes, en se démarquant d’un certain nombre de tentatives de rendre compte, autant qu’il en était possible, de propos antijuifs de Heidegger – et de quelques subterfuges révélés dans les citations ou les traductions qui, sans le montrer, tenteraient de disculper Heidegger. Ils contestent ainsi, en passant, le choix de F. Fédier et de P. David de rendre fallacieusement Nationalsozialismus sous la plume de Heidegger tantôt par « socialisme-national », dès que le philosophe y attribue une essence cachée riche d’avenir, tantôt par « national-socialisme », dès qu’il s’agit de le « critiquer » ou de « s’en distancier ».

Contre P. Trawny, Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly estiment que pour Heidegger, les juifs ne figurent jamais dans l’histoire de l’être : « le judaïsme pour Heidegger n’est que pur rien anhistorique et ne peut prétendre à rien dans l’histoire : ni engagement dans la pensée de l’être, ni même destitution dans l’arraisonnement planétaire de la technique ». De même, ils rejettent fortement la thèse de F.-W. von Herrmann, qui distingue entre ce qui serait du ressort de « la pure pensée spéculative de Heidegger », capitale, et ses convictions « privées » somme toutes relativement superficielles en pointant l’absence de critère qui permettrait de dire ce qui est important et ce qui ne l’est pas, et le fait que cette dichotomie n’apparaît légitimée que relativement à la question relative au judaïsme

S’ils reconnaissent beaucoup de mérite à l’ouvrage de M. Zarader qui propose une proximité « impensée » entre la pensée de l’être et des traits importants du judaïsme, Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly défendent la thèse que le judaïsme, pour Heidegger, est plus un « impensable » qu’un « impensé ». Ce n’est pas, en effet, qu’Heidegger n’aurait pas utilisé pour penser les ressources de la pensée hébraïque, mais c’est qu’il aura voulu « dénier la possibilité même pour la pensée de l’être de se mettre à l’écoute d’un tel héritage ». De même, les auteurs s’opposent à la thèse soutenue par Donatella Di Cesare selon laquelle Heidegger défendrait un « antisémitisme métaphysique », car selon eux, Heidegger refuse au judaïsme la possibilité même d’une essence, donc il ne peut pas faire du judaïsme une figure de la métaphysique.

Au total, l’ouvrage de Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly est clair, rigoureux et d’une rare probité. Il tente à la fois de faire le point sur l’engagement nazi de Heidegger, sans y réduire son antisémitisme. Bien plus, il montre où naît la « forclusion » du judaïsme, plus fondamentale que le nazisme du philosophe. Cette approche est très originale et surtout évite salutairement de réduire le problème de l’antisémitisme de Heidegger à un éventuel aveuglement à l’égard du mouvement hitlérien ou à une réflexion sur les degrés plus ou moins grands d’implication du philosophe dans le régime ou de partage de la vision national-socialiste du monde. Après avoir dépeint les visages des antisémitismes et des antijudaïsmes heideggériens, et avoir montré qu’ils veulent aboutir à une forme de négation du judaïsme à force de désontologisation et de défiguration, de singularisation du judaïsme par son auto-annihilation, les auteurs manifestent leur incapacité de définir précisément le judaïsme, autrement que par une insaisissabilité conceptuelle irréductible à une inconsistance. C’est dans une définition consonante avec la pensée lévinassienne qu’ils écrivent : « le judaïsme, que nous serions d’ailleurs – mais est-ce en effet souhaitable, et ce encore moins dans ce contexte ? – définir ontologiquement ou essentiellement. Il nous importe bien plutôt (…) de libérer une idée indéterminée de la judéité s’efforçant de toujours demeurer hétérogène et rebelle à l’horizon ontologique et où se signifierait une tout autre pensée – une pensée toujours ouverte à la singularité irréductible de l’autre humain et de l’événement historique et ainsi capable d’incessamment renégocier un rapport de responsabilité à l’universel. »