Un dictionnaire original qui ambitionne d'offrir une introduction à la philosophie en prenant en compte les contradictions dont sont affectés un grand nombre de concepts classiques

Que pourrait bien être un dictionnaire philosophique d’inspiration hégélienne ? Non pas un dictionnaire des principaux concepts de la philosophie de Hegel, semblable au Kant-Lexicon ; non pas davantage un dictionnaire qui reprendrait le projet hégélien de l’Encyclopédie d’une présentation totale de la réalité qui « fonde sa nécessité sur l’identité de l’identité à soi rigoureusement respectée de la pensée et de la différence avec soi concrètement explorée de la réalité », comme le dit Bernard Bourgeois ; mais un dictionnaire qui mettrait au centre de son attention l’idée de contradiction en voyant en cette dernière, non pas une limite extérieure du discours qu’il conviendrait d’éviter, ni une impasse à laquelle se condamnerait inévitablement la raison humaine en quête d’un savoir inconditionné, mais le cœur battant du réel, c’est-à-dire ce qui rend simultanément compte du déploiement du réel et de la pensée qui se le donne pour objet ?

Tel est le pari plutôt osé que relève avec brio le Dictionnaire paradoxal de la philosophie, paru aux éditions du Cerf, sous la direction de Pierre Dulau, Guillaumme Morano et Martin Steffens (dans une seconde édition légèrement révisée et augmentée par rapport à la première de 2019, comportant plus d’une centaine de notices). Comme le dit Guillaume Morano — de manière ouvertement hégélienne — dans la préface à la seconde édition : « être, c’est être contradictoire, et si la contradiction n’était pas partout, la pensée ne serait chez elle nulle part » (énoncé qui fait irrésistiblement songer à l’avertissement de Hegel dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques : « où que ce soit, il n’y a absolument rien en quoi la contradiction, c’est-à-dire des déterminations opposées ne puisse et ne doive être montrée »).

Un projet brillamment conduit

De là le projet d’examiner un certain nombre de concepts (la plupart du temps classiques) de l’histoire de la philosophie (l’absolu, l’amour, l’autonomie, le bonheur, la conscience, le corps propre, la délibération, le divertissement, l’événement, la foi, la force, la gloire, l’habitude, l’illusion, l’inconscient, le libre arbitre, la méchanceté, le mensonge, le miracle, la négation, l’oubli, le plaisir, le principe, la ruse, le singulier, le tabou, la vérité, etc.) pour montrer comment ils sont travaillés de manière immanente par une contradiction interne, une conjugaison de déterminations antagonistes, qu’il revient à la pensée d’identifier et d’élucider. La contradiction apparaît alors comme ce qui, logée au cœur de toute pensée, la tient en échec et ce qui, en même temps, l’aiguillonne en lui donnant son impulsion, s’il est vrai que penser signifie toujours surmonter des contradictions.

Il en résulte une succession de notices qui se ressemblent toutes plus ou moins formellement, dans lesquelles les trois auteurs s’emploient, dans un premier temps, à dévoiler la tension et le noyau problématique des notions examinées, puis, dans un second temps, à indiquer les stratégies que les philosophes de la tradition ont élaborées pour ramener la contradiction au rang de simple paradoxe (soit grâce à une adroite variation de point de vue sur tel ou tel aspect de la définition, soit grâce à une perspective plus englobante).

Comme y insiste Pierre Dulau dans la préface à la première édition, l’ouvrage n’est donc pas un travail de logicien spécialisé, dans la mesure où il ne s’agit en aucune façon de compiler différents types de paradoxes (le menteur d’Eubulide, le barbier de Russell, le sorite, le bateau de Thésée, l’hétérologique de Grelling-Nelson, etc.), afin d’examiner la valeur de telle ou telle formalisation idéographique et de réduire des difficultés conceptuelles classiques à des énoncés syntaxiquement corrects ; il s’agit plutôt, dit-il, « d’un travail de logique métaphysique qui vise à dévoiler que chaque concept dit la nature de la réalité qui ne cesse de provoquer l’effort de l’esprit en raison même du fait qu’elle se donne contradictoirement ».

Le résultat d’ensemble est une grande réussite. Les notices sont des plus éclairantes, toujours bien rédigées, accompagnées d’une bibliographie succincte mais utile. Certaines entrées sont même d’une grande beauté : il faut lire par exemple celles consacrées à la consolation, à l’amour, à l’ennui. Il n’en est aucune qui ne soit à sa manière instructive et qui ne réussisse à révéler des tensions internes auxquelles, parfois, on n’avait pas songé. Sans doute d’autres notices pourront-elles être ajoutées par la suite à celles qui sont présentes dans cette seconde édition du dictionnaire (et même devront-elles l'être : on ne s'explique pas bien l'absence de notice sur la notion de peuple), mais, en l’état, il est déjà fort complet.

Les limites de l'entreprise

Néanmoins, le dictionnaire laisse le lecteur quelque peu insatisfait pour une autre raison : le parti pris hégélien (parfaitement assumé) apparaît trop marqué, au point, semble-t-il, de rendre les trois auteurs aveugles à l’égard de cette reprise majeure du thème hégélien de la contradiction orchestré dans la seconde moitié du siècle dernier par Jacques Derrida. Aussi surprenant que cela puisse paraître, on ne trouvera d’un bout à l’autre du dictionnaire pratiquement aucune référence à Derrida (nous en avons dénombré exactement huit, notes de bas pages comprises, mais elles sont peu significatives et sans rapport direct avec la déconstruction), et pas la moindre allusion aux concepts « indécidables », dont c’est l’un des objectifs avoués de la déconstruction que de les mettre au jour et d’en élucider la logique. Là même où l’influence de Derrida est pourtant la plus perceptible (dans les notices sur le don, sur la délibération et sur le mensonge), son nom n’est pas cité — geste d’exclusion dans lequel il est difficile de ne pas voir une décision arbitraire de la part des auteurs !

De là l’aspect paradoxalement daté d’un dictionnaire qui semble tout droit issu de la philosophie du XIXe siècle, et qui semble faire de peu de cas de ce qui a pu s’écrire au cours des cent cinquante dernières années, comme l’attestent les références le plus souvent mobilisées (Kant est cité plus de deux cent fois, Hegel près de cent cinquante fois, Schopenhauer une cinquantaine de fois, tandis que Heidegger ne l’est qu’une trentaine de fois et Wittgenstein une demi-douzaine de fois seulement). D’autres lacunes pour le moins surprenantes pourraient être signalées : si le livre de Jean-Jacques Wunenburger sur le sacré est bel et bien cité   , curieusement son importante étude sur la raison contradictoire ne l’est jamais   , alors même qu’elle relève pleinement du domaine thématique qu’explore le Dictionnaire paradoxal.

La voix de la contradiction

De manière plus générale, l'on s'étonne quelque peu que dans un dictionnaire de la contradiction, la voix de la contradiction ait été si peu donnée à entendre. Quid des penseurs anti-dialectiques et anti-hégéliens qui refusent de considérer que la contradiction soit une opération significative de la pensée ? L'on songe ici par exemple à Gilles Deleuze (cité une seule fois, en bibliographie), dans la pensée duquel, comme le notait Pierre Montebello   , il n'y a pas d'oppositions, pas de goût pour l'opposition, la contradiction, la négation. Deleuze n'a jamais cru que la pensée progressait par opposition, négation, négation de la négation, dépassement : « Combien grossiers paraissent les oppositions, les conflits, les contradictions dans le concept, lourdes pesées, lourdes mesures approximatives, par rapport aux fins mécanismes différentiels », écrivait-il dans Différence et répétition   .

Comme Deleuze aimait à le souligner encore, le grand mérite du paradoxe, qui n'est pas la même chose que la contradiction, c'est qu'il retire toute valeur à l'opposition : il affirme deux sens à la fois, au lieu d'un sens opposé au sens faux. De là aussi l'intérêt de Deleuze pour les Stoïciens, pour ces amateurs de paradoxes et inventeurs d'une dialectique fine qui n'est précisément pas une dialectique d'opposition mais de conjugaison. Il nous semble que l'étrangeté de Deleuze et de ses concepts qui se présentent comme autant d'alliances d'opposés sans résolution dialectique (tels qu'empirisme transcendantal, genèse statique, synthèse disjonctive, chaosmos, etc.) aurait mérité quelque attention dans un Dictionnaire paradoxal, au nom de l'idée selon laquelle penser la contradiction commence d'abord et avant tout par accepter de recevoir la contradiction.