Réflexion croisée sur la fécondité du sentiment de la colère, en art et en philosophie, pour donner à voir et à penser l'anthropocène.

Quel regard les artistes portent-ils sur la planète à l’ère de l’anthropocène ? Telle est la question à laquelle Nicolas Bourriaud, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions, tente de répondre sous une double forme : une exposition « PLANÈTE B » (Palazzo Bollani, Venise, 2022) réunissant des artistes du monde entier en trois « actes » (Toute exposition est une forêt ; Charles Darwin et les récifs coralliens ; La mort tragique de l’île de Nauru) et un catalogue-ouvrage.

La thèse autour de laquelle s’articulent les œuvres rassemblées dans ce dernier tient en peu de mots : le concept romantique de sublime revêt une nouvelle actualité si l’on considère de près les œuvres de certains artistes contemporains, parmi lesquels Nils Alix-Tabeling, Bianca Bondi, Loris Gréaud, Agata Ingarden, Per Kirkeby, Ambera Wellmann. Pour illustrer et appuyer cette thèse, le propos s’accompagne d’une ample iconographie donnant à voir certaines des œuvres commentées.

L'ensemble suit les trois « actes » de l’exposition réelle qui s'est tenue à Venise. La forêt, d’abord, pour sa luxuriance végétale, joue le rôle d’un élément de désorientation comparable à celle de l’époque que nous vivons. Darwin, ensuite, pour sa référence aux coraux et à leur longue durée de vie, incarne une forme de grandiose contemporain, replaçant l’humain dans l’immensité de son environnement. L’Île de Nauru   , enfin, qui donne à voir les aspects les plus sombre de ces représentations. 

À la colère des artistes devant l’état du monde répond d’une certaine manière la colère des philosophes devant la médiocrité des raisons d’agir qui préoccupent les commentateurs de l’anthropocène. Analysant cette situation, la réflexion proposée par Jean-Claude Monod dans son ouvrage La Raison et la colère fait pleinement écho aux productions artistiques de « PLANÈTE B ».

Quel anthropocène ?

Le point commun des artistes de l'exposition est de questionner notre manière d’habiter la planète. Tous n’ont cependant pas le même rapport à cette question. Bourriaud fait en effet remarquer que si les Occidentaux continuent de croire qu'ils peuvent se poser, selon la formule tronquée et bien connue de Descartes, comme « maîtres et possesseurs de la nature », les peuples anciennement colonisés tentent pour leur part de survivre dans les gravats de leurs écosystèmes pollués et déboisés par le système industriel — cet aspect est exploré dans la troisième section de l’exposition et du catalogue, La mort tragique de l’île de Nauru. De ce fait, souligne l’auteur, la question de l’anthropocène est moins celle des options proposées par les sociétés occidentales que celle de la compatibilité entre la modernité industrielle et les écosystèmes humains.

Par ailleurs, Bourriaud substitue en général le concept de « capitalocène » à celui d'« anthropocène », conformément à la critique qui a souvent été formulée contre ce dernier. De fait, les œuvres des articles commentés ici témoignent du fait que le capitalisme a agi comme une machine de guerre contre deux éléments essentiels à la vie humaine : la diversité et la gratuité. En mobilisant cette dernière, l’auteur fait allusion à l'opinion selon laquelle les artistes élaborent des formes qui ne servent à rien (en italiques dans l’ouvrage) — dans la mesure, en tout cas, où elles ne participent pas directement à l’économie de la valeur-monnaie. Les artistes acquièrent ainsi un statut proche de celui des lanceurs d’alerte ou des vigiles de la société.

Mais encore faut-il que la colère qu'ils expriment par leurs créations se transforme en véritable raison d'agir. C'est ce que met en évidence Jean-Claude Monod par l'hommage qu'il rend dans son ouvrage à la dimension fondamentalement colérique de la pensée du philosophe Jacques Bouveresse (1940-2021). Certes, la colère a été le moteur de nombreuses vocations philosophiques, à commencer par Diogène le Cynique, dans l'Antiquité. De même, Emmanuel Kant considérait la colère comme une vertu sublime permettant de mobiliser une grande intensité de forces pour résister à une situation. Jacques Bouveresse est peut-être le dernier exemple en date de cette célébration de la « légitime colère » au sein de laquelle la révolte se fait devoir contre l’injustice, l’inégalité, l’arbitraire, l’humiliation, et pourquoi pas les consensus avantageux pour ceux qui dominent. En un mot, la colère ne soustrait pas au monde, elle le prend à parti et encourage à l’envisager autrement.

La réactivation du sublime

La notion de sublime, aux yeux de Bourriaud, est précisément celle qui permet de réévaluer le sens du monde et de l’humain, si on l'adapte aux canons contemporains et qu'on la débarasse de sa référence au romantisme.

Bien sûr, Bourriaud prend la peine de reprendre la définition de ce qu’on nomme « sublime » depuis le XVIIIe siècle, notamment chez Edmund Burke et Emmanuel Kant, puis chez les romantiques (Caspar David Friedrich). Trois raisons font correspondre, selon lui, cette notion à l’art de l’anthropocène : le sublime exprime tout d’abord une relation entre l’être humain et la nature ; il traduit également le sentiment de danger que nous éprouvons face à la situation écologique actuelle, étant défini comme un sentiment de « plaisir mêlé de terreur » ; enfin, il désignerait un domaine de formes hors normes ou hors d’échelles, traduisant angoisses et colères devant telle ou telle réalité.

Pour autant, le sublime contemporain n'est plus celui que l’on éprouve devant des espaces infinis, celui d’un contraste douloureux entre l’individu et l’immensité grandiose d'une chaîne montagneuse (pour reprendre l'exemple de Kant). C’est plutôt celui des espaces saturés, de l’immersion de l’être humain dans un environnement où il est omniprésent, d’un individu privé de tout dehors, qui retrouve son reflet partout.

En ce sens, l’auteur prend pour témoin le travail d’Ambera Wellman et celui de Bianca Bondi. Si le sublime, dans ces deux cas, peut renvoyer à un plaisir teinté d’effroi et de colère, il est né d’un profond désaccord entre l’être humain et son environnement. Dans le premier cas, l’espace de la représentation est saturé à la manière de l’encombrement planétaire, de la raréfaction de l’espace. Dans le second, nulle trace de l’humain, mais des visions grandioses d’un cosmos désordonné, où la lumière et l’eau semblent échanger leurs propriétés physiques.

La colère de l'artiste, sur fond d'anthropocène

Toutes les œuvres rassemblées par Bourriaud expriment le refus du schéma mental qui structure la pensée occidentale depuis des siècles, et notamment la pensée picturale : imprimer la matière et dessiner une figure sur un fond. Cela les conduit à affirmer qu’il n’existe pas de fond neutre sur lequel les artistes pourraient imprimer leurs manières de voir le monde. La matière dans sa totalité est désormais conçue comme forme et comme fond, sujet et objet, nature et culture. Et l’auteur conclut : « tel est le nouvel état de conscience à partir duquel se définit le sublime contemporain, qui constitue avant tout un refus de ce face-à-face tragique entre l’humain et le monde » qui fut la ligne directrice de la pensée occidentale.

L'ensemble constitué par l'ouvrage de Bourriaud présente finalement l’anthropocène, la civilisation du changement climatique, comme hantée par une grande peur et animée par une grande colère : l’impossibilité de retisser le monde, de reconstituer ce qui se disloque sous nos yeux. D’une certaine manière, se dégage de ces œuvres l'idée qu'il est déjà trop tard. En elles, les figures se fondent dans leur fond, les formes et les contenus se chevauchent, aucun espace ne semble plus préservé, et aucun espace mental ne semble même transformable.