Au cœur des débats que suscite la phénoménologie de Husserl et Heidegger, le jeune Levinas s'efforce de penser une éthique de la liberté.

En lisant Levinas avant la guerre de Joëlle Hansel, directrice de programme au Collège International de philosophie et membre fondateur de la Société Internationale de Recherche Emmanuel Levinas, le lecteur est « embarqué », comme aurait pu l’écrire Pascal, au sein d’un corpus de textes réunissant les philosophes français et allemands des années trente. L'auteure nous livre en effet un travail de reconstitution de l’histoire de cette tradition philosophique qu'est la phénoménologie en tant qu'elle a été profondément marquée par cette période de l'entre-deux-guerres.

Les philosophes français présentés au début du livre ne composent pas une liste d’individus que l’on a trop vite classés au rayon de la « philosophie de papa »   , mais illustrent l’esprit d’une époque et les différents visages pris par la phénoménologie. À ce titre, la restitution des débats auxquels ils ont pris part représente bien davantage qu’un travail érudit : le lecteur y lit la construction des concepts en train de se faire.

La phénoménologie comme évasion

À cette époque, Levinas est alors un jeune philosophe. Ce qui l'enthousiasme, ce sont les promesses que comportent la philosophie de Husserl, puis celle de Heidegger. En 1927, Levinas éprouve en effet un « éblouissement » à la lecture de Être et Temps, y trouvant contre la représentation cartésienne de la conscience isolée, la tension intrinsèque de la conscience vers le monde : « tout ce qui est conscience n’est pas replié sur soi-même comme une chose mais tend vers le monde […] c’est l’intentionnalité »   .

Mais Levinas n'est pas le seul à s'enthousiasmer pour les débats autour de la phénoménologie et pour sa capacité à ramener la réflexion vers ce que Jean Wahl nommait le « concret » (dans Vers le concret). Cette nouvelle forme de la philosophie reconfigure en effet le rapport de la pensée à l'abstraction et bouscule les débats sur l'idéalisme. Alors que Léon Brunschvig fustige pour sa part les « jeunes gens d’aujourd’hui, […] amants ivres de chair qui ont le front de déclarer l’idéalisme exsangue en méconnaissant que le concret qu’ils adulent n’est tel que par l’abstrait” »   , des penseurs comme Jean Wahl s'efforcent de montrer que l'abstrait et le concret ne s'opposent pas radicalement. La dialectique hégelienne, déjà, se gardait de rigidifier une démarche qui approchait bien plutôt d'un mouvement oscillatoire, selon l'image empruntée aux sciences physiques par Jean Wahl   . S'inscrivant dans cette démarche, Joëlle Hansel préfère finalement aux termes d’opposition ou de contradiction celui de « contrariété », emprunté à Bergson.

Pour Levinas, c'est le temps de la « vénération » pour Brunschvig, de « l’admiration » pour Bergson, de « l’amitié » pour Wahl, de « ses affinités avec la philosophie de Lavelle et Gabriel Marcel »   . Prenant part au débat qui les anime, il écrit en 1940 un article intitulé « L’œuvre de E. Husserl », dans lequel il déclare que le rôle de cet auteur dans l'avènement de la phénoménologie ne l'empêche pas de « rejoin[dre] les grands courants de l’idéalisme occidental »   .

Illusoire jeunesse et illusions du sujet

En 1929, il manifeste toutefois sa préférence pour Heidegger contre Husserl, à qui il reproche sa propension à une philosophie intellectualiste. À l'instar de Jean Wahl, il reconnaît que le mérite de Heidegger est d'avoir « essayé de joindre au sentiment de l’existence individuelle tel que Kierkegaard l’avait éprouvé, le sentiment de notre existence au milieu des choses tel qu’il se fait jour dans la philosophie contemporaine »   . Ainsi, Levinas publie en 1932 Martin Heidegger et l’ontologie, dont les premières pages sont dithyrambiques envers le philosophe de Fribourg.

La même année, pourtant, il se dit frappé de « stupeur » lorsque Alexandre Koyré lui apprend les sympathies de Heidegger pour le national-socialisme de Hitler. Il a sans doute négligé, du fait de son enthousiasme, que tout éblouissement s’accompagne toujours d’un aveuglement. Certes, la jeunesse est propice à ce genre de déconvenue. Mais Levinas n'en a pas une vision romantique qui l’érige en modèle de l’« esprit révolutionnaire »   ; il sait que la jeunesse est l’heure des erreurs.

La rupture entre Levinas et Heidegger est publiquement amorcée au moment de la publication de De l’évasion, en 1935. Cette rupture, qui s'affirme dans les années 1940, ne naît pas pour autant de la contingence de l’histoire, mais d'un véritable désaccord théorique. Car la philosophie de Heidegger entretient avec le nazisme des liens profonds, qui façonnent sa vision métaphysique du monde. Cette rupture conduira notamment Levinas à considérer dans ses œuvres ultérieures l’ontologie comme moins fondamentale qu’il n’avait pu l’exprimer dans ses premiers textes.

À propos de ces philosophes qui furent pour beaucoup d’entre eux des Maîtres, Levinas refuse de parler d’« influence » : ce terme a encore le tort d’aborder la philosophie avec le présupposé d'une continuité. Or, l’histoire n’est pas un tribunal qui jugerait d’en haut et de dehors : il n’y a pas de transcendance, car la vérité ne s'inscrit pas dans un développement éternel. De ce point de vue, il y a chez Levinas, écrit Joëlle Hansel, « le refus de se fier et de se plier au sens et au verdict de l’histoire »   . Et cela, ajoute-t-elle, est « constitutif du sens de l’humain »   : contre l'ontologie et l'idée d'une vérité universelle et transcendante, s'ouvre la possibilité d'une création.

Nécessaire évasion

Dès lors, les textes de Heidegger doivent être abordés de l'intérieur, en y introduisant de l'altérité pour rendre possible une véritable rupture. Il n'y a pas de place pour une dialectique du dépassement :  l’« évasion » est le terme que préfère employer Levinas. Si la dialectique mène à l'idéalisme et à l'échec de l'humanisme, l'évasion conduit au contraire à interroger et créer le sens de l'humain ; un sens que le pressentiment de l'horreur nazie oblige à reconstruire.

Ces réflexions s'inscrivent en effet dans un contexte déterminé qui est l’arrivée de Hitler au pouvoir. Questionner la philosophie idéaliste c’est rencontrer à un moment celle du sens de l‘humain ; c'est s'interroger sur le détachement de la conscience, à l'égard d'autrui mais aussi et d'abord à l'égard d'elle-même. C'est ainsi qu'après 1940, Levinas introduit la nécessaire figure d'autrui, qui était jusqu'alors restée absente de sa philosophie.

L'une des raisons qui selon lui conduit à accepter d'être rivé à soi est la conception de la conscience qui remonte à Descartes et qui produit, au nom d’une « tranquillité » d'esprit et d’une « paix intérieure », un idéal d'« autarcie » illusoire, qui n’éprouve aucun déchirement. L'ouvrage De l’évasion analyse trois figures de l’enfermement, ou plutôt de ce que Levinas qualifie par le terme « rivé » : « l'évasion est le besoin de sortir de soi-même, c'est-à-dire de briser l'enchaînement le plus radical, le plus irrémissible, le fait que le moi est soi-même »   .

La question qu'il pose alors est le sens du lien qui rattache « l’existence à l’existant », quand celui-ci ne tourne pas à l’enchaînement   . Rivé au judaïsme par les événements portés par l’hitlérisme, Levinas interroge l’antisémitisme racial qui ramène en permanence le Juif à sa judéité   . Or, c'est dans Le Guide des égarés de Maïmonide qu'il trouve un début de réponse — ou de clarification. Maïmonide s'oppose en effet à l'idée aristotélicienne d'éternité du monde. Son erreur tient au fait que l'on juge toujours de la création du monde à partir du monde créé, de sorte que le possible est toujours conditionné par le réel. Or, ces confusions logiques et métaphysiques révèlent une différence entre deux ordres : celui du paganisme et celui du judaïsme. Le paganisme (incarné par Aristote) est marqué par une forme d'impuissance ; le judaïsme (dont Maïmonide se fait le théoricien) se caractérise au contraire par une force morale qui le pousse à l'évasion. C'est de cette évasion, dont la création est l'une des manifestations, qu'il est question dans l'ouvrage de Levinas.

L’altérité et l'éthique comme ouverture

La figure religieuse de la rédemption, celle du Messie, devient alors incontournable : c'est elle qui rachète la souffrance du moment présent. Mais cette figure rend surtout possible la rencontre avec autrui, c'est-à-dire la relation éthique. Comme le formule Joëlle Hansel : « Le messie se tient au seuil du continent éthique »   . Il sauve en effet la conscience de sa solitude en lui présentant autrui. Mais Levinas ajoute qu'il reste un pas à faire : se délocaliser de soi, s'ouvrir à cet autre instant de la relation dans le face-à-face avec autrui.

Cette relation réintroduit dès lors la nécessité de la transcendance, pour laquelle Levinas forge le terme de « transascendance » : il s'agit d'écouter ce qui vient de dehors, ne pas se laisser éblouir. « L'infini ne brûle pas les yeux qui se portent vers lui [...], le moi qui l'aborde n'est ni anéanti à son contact, ni transporté hors de soi, mais demeure séparé et garde son quant à soi »   . Cette rencontre avec autrui n'a cependant pas pour fin de fonder une communauté. Juste un face à face.

 

* Joëlle Hansel co-organise, du lundi 4 juillet 2022  au vendredi 8 juillet 2022, le Colloque international « Levinas in Kaunas ».

Programme : Levinas in Kaunas

Site web : https://www.levinasinkaunas.com/