En 1924, l’historien d’art Erwin Panofsky présentait aux lecteurs une série d’œuvres médiévales, mêlant sculpture et architecture : une étude fondatrice de l’art « gothique ».

L'ouvrage ici présenté d’Erwin Panofsky (1892-1968), consacré à l'art médiéval, rejoint quelques autres essais de l'auteur traduits au cours des dernières années (notamment Essais d’iconologie et L’œuvre d’art et ses significations), présentant à un public francophone les analyses produites par l'historien de l'art jusque dans les années 1960.

La sculpture allemande, du XIe au XIIIe siècle, paru en 1924, est un essai technique qui intéressera assurément les spécialistes de l’art médiéval, mais dont le propos demeure accessible, grâce notamment à l’abondante iconographie qui l’accompagne — typique des livres illustrés de l’époque qui visaient à transmettre la grandeur des Allemands et de leur art. Par ailleurs, l’auteur s’efforce de commenter des monuments « que tout le monde connaît », en décrivant par exemple les porches de certaines cathédrales (Cologne, Paderborn, Bamberg, Magdebourg, Mayence, etc.), ce qui contribue à intégrer pleinement le grand public.

La première œuvre

La préface de l’ouvrage est signée de Christian Freitag, professeur à Berlin. Elle donne les indications requises pour une lecture fructueuse, tant en ce qui concerne Panofsky lui-même que la sculpture et le qualificatif « allemande ». Ce dernier est en effet employé en un sens large, par distinction d’avec la sculpture des cultures méditerranéennes et en référence aux « Goths » ou aux membres d’une famille de peuples originaires d’une zone extérieure à ces cultures.

L’auteur souligne également dans cette présentation liminaire que cet essai a une place particulière dans l’œuvre de Panofsky. Les ouvrages ultérieurs, s’ils conservent les fruits essentiels des réflexions présentées ici, manifestent une distance théorique importante avec elles. Le style, d’ailleurs, se modifie sensiblement : dans ce premier opus, l’écriture se prête à davantage de précisions et affiche davantage de scrupules dans la présentation des œuvres et leur intégration dans l’histoire de l’art.

À l’origine, cet ouvrage était publié en deux volumes, séparant le texte et les planches ; un essai philosophique d’une part, et une perspective empirique, d’autre part, en somme. Désormais rassemblés en un seul volume par les Presses Universitaires de Strasbourg, l’ensemble conserve néanmoins la haute exigence typographique des originaux. La première partie — la partie principale — est constituée par une histoire de la sculpture monumentale allemande sur la période considérée ; puis vient une seconde partie, vouée au commentaire monographique des œuvres reproduites.

L’esthétique de la « sculpture architecturale »

Comme un fil conducteur des propos de Panofsky, se dégage un rapport constant aux grandes esthétiques allemandes bien connues des étudiants des institutions d’art de ce pays (G.W.F. Hegel et Aloïs Riegel, aux côtés de notes sur Aristote ou Immanuel Kant). Sur ces bases, on ne peut que se convaincre que l’art gothique, en animant la sculpture des porches de cathédrales, réalise une synthèse « dialectique » entre l’Antiquité tardive et l’architecture romane. La cathédrale de Reims, par exemple, constitue aux yeux de Panofsky la démonstration que l’art conquiert désormais l’espace libre comme matériau artistique.

Ce faisant, Panofsky développe une théorie de l’évolution stylistique. D’un côté, les statues acquièrent une véritable verticalité, qui devient le germe d’une certaine mobilité ainsi que le ressort de leur interaction avec l’espace. D’un autre côté, ce mouvement serait selon Panofsky le préalable nécessaire pour que se développe à la Renaissance une représentation mathématique isotrope de l’espace. En un mot, l’auteur pense la sculpture dont il parle comme une survivance, à certains égards, de l’Antiquité et en même temps une ouverture vers les temps modernes.

À lire l’ouvrage de près, on s’aperçoit que son auteur ouvre ainsi des perspectives sur le début des temps modernes. Cette « dialectique » est évidemment un emprunt à Hegel, même si l’accès de Panofsky aux ouvrages de philosophie de l’histoire du philosophe est limité : sans doute se fonde-t-il plutôt sur les stéréotypes qu’on a tiré de son système (« thèse, antithèse, synthèse », comme il le rappelle au chapitre V de son Introduction). Pour autant, ces grandes lignes de pensée lui servent fort bien à faire comprendre au lecteur en quoi le style gothique ne signifie pas seulement le dépassement, mais aussi l’accomplissement de la volonté de l’art roman. Ainsi la sculpture architecturale du Moyen-Âge devient-elle une émanation de la substance architecturale elle-même.

Mais Panofsky précise que la sculpture n’est pas pour autant soumise à l’empire de l’architecture : les deux entrent dans des rapports d’affinité particulièrement étroits. Il parle alors de « sculpture architecturale ». Cela le conduit par exemple à des considérations techniques lumineuses sur l’installation des figures aux angles saillants des murs ou des supports, qui implique que le bloc de pierre ne peut pas être attaqué de face, mais nécessairement d’angle.  

En ce qui concerne les concepts mobilisés, qui font l’objet de définitions précises dans l’Introduction générale, le lecteur repère rapidement qu’outre la catégorie de la représentation humaine de l’espace et celle du corps humain dans l’espace, Panofsky s’attache à ceux de surface et d’espace, de masse et de corps, de ligne, de pesanteur, etc. L’intervention de ces catégories témoigne d’une différence d’interprétation majeure avec la période antérieure, durant laquelle on avait retenu de la sculpture médiévale un intérêt pour l’observation de la nature. Panofsky déplace en effet l’accent de l’analyse vers la masse dont l’articulation interne permet le développement d’une analyse nouvelle : la statuaire typiquement gothique, dont il ne cite que les œuvres monumentales, aboutit d’après lui à dissocier l’image et le cadre, le relief et le dessin.

Une attention spécifique

Pourquoi et comment l’œuvre figurative en vient-elle à s’affirmer librement devant une paroi ? Dans quelle mesure cela permet-il de saisir un mouvement se déployant dans les trois dimensions de l’espace ? Comment le vêtement triomphant du gothique se confond-il avec le corps qu’il recouvre ? Panofsky conduit ses lecteurs à déployer une attention esthétique fine, tout en lui procurant des connaissances solides tirées de la scolastique ou de sa fréquentation des manuscrits enluminés. 

Son insistance sur l’espace relève d’un parti-pris théorique : pour que la Renaissance ait pu concevoir une perspective recentrée, mathématiquement cohérente, il a fallu non seulement déplacer le divin, mais encore se défaire de la combinaison d’espaces partiels où se meuvent les corps — que les Anciens avaient explorée en unifiant l’espace et les corps. Le temple grec, par exemple, se compose d’organes relativement indépendants, chacun investi d’une tâche spécifique. C’est donc seulement l’art tardif et chrétien qui créa l’unité embrassant à la fois les objets et les intervalles spatiaux qui les séparent — ce que Panofsky observe encore dans la plaque funéraire de Rodolphe de Souabe (autour de 1080).

Dès lors, la sculpture est conçue comme un relief adossé à une paroi qui le limite, formant ainsi un espace commun. C’est ce qu’il montre sur la plaque funéraire de Widukind : le relief plat s’arrondit, les relations de profondeur rivalisent avec les relations de surface. Dans le même temps, la perception humaine change : elle devient une forme symbolique susceptible de modifications et d’éducation. En un mot, le gothique entendu à la fois comme forme d’art et comme mode de perception, devient la condition préalable à la construction de la perspective. 

En prenant mieux conscience de ces développements et des concepts engagés par l’auteur, on comprend pourquoi l’analyse se focalise sur les cathédrales. C’est que ce genre d’œuvres d’art, si elles sont sorties de leur contexte et déplacées vers les musées, perdent le rapport au tout dont elles participent (in situ). L’idée d’œuvre d’art se trouve ici amplifiée par son mode d’exposition architectural.