Si l’iconographie semble passée de mode dans les apprentissages scolaires, la leçon d'Erwin Panofsky invite à réapprendre l'art d'être spectateur de tableaux, sur le fond et sur la forme.

De l’historien d’art Erwin Panofsky, nous avons encore tout à apprendre. C’est ce que montre cette nouvelle édition de ses Essais d’iconologie, accompagnée des images des éditions antérieures, dans la collection Tel de l’un de ses ouvrages centraux.

Erwin Panofsky est né en 1892 et fut professeur d’histoire de l’art à Hambourg. En 1933, il est radié de l’université par les nazis et s’établit aux États-Unis. A cette époque, comme le rappelle le préfacier de l’édition de 1967, Bernard Teyssèdre, nulle part en Europe, la réflexion sur l’art n’a pris un tel essor que dans les pays de langue allemande avant 1930. Panofsky lui-même souligne l’importance des travaux de ses prédécesseurs, au nombre desquels on compte A. Riegl, J. Burckhardt, H. Wölfflin… Rappelons encore que Panofsky a pris part au cercle de chercheurs regroupés autour de l’historien d’art Aby Warburg.

Les recherches de Panofsky allient la plus grande rigueur intellectuelle autour des œuvres d’art et des archives les concernant à un esprit humaniste que lui a transmis le philosophe Ernst Cassirer. A l’époque, les chercheurs sentent bien la nécessité d’ouvrir les esprits à de nouvelles dimensions afin d’éviter la sclérose universitaire assez sensible. Mais dans le contexte des années 30, les penseurs, toutes disciplines confondues, doivent encore se battre contre l’antisémitisme en expansion, avant la prise du pouvoir définitive par les nazis. L’humanisme particulier de Panofsky, via Cassirer, n’est pas de trop pour ouvrir les cloisonnements et organiser de nouveaux rapports entre disciplines propres à maintenir les esprits en vigilance.

Iconologie

Ce contexte reste le support des concepts fondamentaux de Panofsky. Il ne les explique évidemment pas. Passons sur la genèse de cet ouvrage, fort bien expliquée par le préfacier, mais aussi par l’introduction de l’auteur, relevant notamment les difficultés concernant les rééditions successives du propos (compléments biographiques et bibliographiques nécessaires, commentaires sur la distance entre la première édition et les suivantes, etc.). Insistons plutôt sur le concept central, le concept d’iconologie.

Par ce terme, explique d’emblée l’auteur, il faut entendre une branche de l’histoire de l’art qui se rapporte au sujet ou à la signification des œuvres d’art, par opposition à leur forme. Très pédagogue, Panofsky donne des exemples de cette différence, dont il ressort que l’iconologie ne se contente pas de décrire les œuvres, ce que fait l’iconographie, mais ouvre le chemin de l’interprétation, en l’occurrence de l’œuvre d’art.

L’iconologie opère sur trois niveaux. D’abord, la signification primaire (identification des formes dans une œuvre : des lignes, des couleurs, des matières), disons l’univers des motifs artistiques. Ensuite, la signification secondaire : elle met en relation des motifs avec des concepts (telle figure avec la vertu, le vice, la prudence, etc.) permettant ainsi au spectateur de reconnaître tel événement, non pas seulement une bataille en général, mais la bataille de Pharsale. Enfin, la signification intrinsèque que l’on saisit en prenant connaissance des principes sous-jacents qui révèlent la mentalité de base ayant présidé à cette élaboration (disons la conception du monde).

Il faudrait pouvoir donner à lire le tableau construit par l’auteur   , lequel résume clairement le propos. Il détaille non seulement les acquis de cette recherche, mais surtout les procédures par lesquelles un néophyte peut s’en emparer afin de mieux lire les œuvres d’art qui l’intéressent.

Spectateurs

D’une certaine manière, l’iconologie est centrale pour comprendre aussi ce qu’il en va des spectateurs des œuvres d’art. Elle ne donne certes pas de leçons de ce qu’on appelait autrefois la lecture des œuvres ou la vérité des œuvres. Mais elle ne peut se départir de quelques considérations portant sur les conditions de possibilité d’un regard (s’agissant ici primordialement des œuvres d’art plastique), sur « l’équipement subjectif » des spectatrices et spectateurs.

L’iconologie, en effet, présuppose bien davantage que la familiarité avec les objets et événements que le spectateur ou la spectatrice peut acquérir par son expérience commune. On sait bien qu’il ne suffit pas d’avoir vu un cheval pour saisir ce qu’il en est d’un cheval peint. L’analyse iconographique est insuffisante, tandis que l’iconologie impose une familiarité avec des thèmes ou concepts spécifiques transmis par des sources artistiques, littéraires ou des traditions orales, par exemple. Panofsky prend l’exemple d’une Cène : en première approche, par analogie avec l’expérience ordinaire (iconographie), elle suggère l’idée d’un repas dans une ambiance tendue. Mais cela ne donne pas la signification d’une œuvre comportant une Cène. Il faut encore se familiariser ou être familier des textes de l’Évangile (iconologie).

En un mot, la position du spectateur ne saurait être passive. Il doit constamment essayer de se familiariser avec ce qui est représenté. Pour autant, le problème de l’iconologie en tant que telle n’est pas réglé par là. Ce qui est réglé est l’analyse iconographique. Pas encore l’ampleur de l’iconologie.

Il convient donc de faire un pas de plus et de tenter une analyse qui, cette fois, garantisse la correction de la signification prêtée à l’œuvre. C’est même sur ce point que Panofsky multiplie les exemples puisés dans son travail, accompagnés des reproductions des œuvres citées. Qu’il s’agisse du thème de Salomé ou du thème de Judith, il nous montre comment les artistes représentent les personnages en question, tout en s’appuyant sur les textes sources. Ceci pour nous permettre de comprendre que l’interprétation des valeurs symboliques d’une représentation requiert davantage qu’une familiarité acquises avec des expériences ou des thèmes.

Des schèmes culturels

Après trois comptes rendus d’exploration – le premier portant sur les figurations de l’origine de l’histoire humaine dans les œuvres d’art plastique, le deuxième sur le Temps et le troisième sur l’Amour – Panofsky enchaîne sur un travail très développé sur les rapports entre le mouvement néoplatonicien et Michel-Ange, à la Renaissance.

Si les trois premiers comptes rendus permettent de bien mesurer l’importance de l’iconologie en présentant des études de cas, des rapprochements de figures et des illustrations des concepts à partir de métamorphoses des figures, le dernier compte rendu de travail procède un peu autrement. Il met en évidence chez l’artiste, ici Michel-Ange, des principes de composition que Panofsky tente de rapprocher ou d’éloigner du néo-platonisme de la Renaissance. En un mot, Michel-Ange ne résout pas en lui-même le conflit qui oppose la mentalité chrétienne et l’émergence du « classique ». La démonstration permet de comprendre comment l’artiste, rongé par lui, a bien cherché à le résoudre en lui comme dans les œuvres, mais sans y parvenir.

À travers cette analyse, on peut saisir le mouvement de l’histoire de l’art par lequel le conflit entre les deux univers, médiéval et classique, ne cessera que lorsque le principe même de se confronter à la réalité sera transféré du divin à la conscience humaine. Si Michel-Ange n’est pas parvenu pour lui-même à résoudre ce problème, c’est le baroque qui aboutit à la solution que nous connaissons désormais et dans laquelle nous baignons : la conscience humaine de contrastes uniquement humains, mis en œuvre dans la littérature moderne, le drame et le roman, en lien évidemment avec le cogito de René Descartes. En termes artistiques, la solution émerge sous l’effort conjugué des divers arts qui transformèrent tout ensemble églises et palais en grandioses édifices d’apparat.

Mais cette solution n’est pas celle de Michel-Ange. Il est encore pris entièrement dans des systèmes de construction de la sculpture qui déploient une certaine importance donnée aux lignes comme aux plans de la sculpture. Mais ce système se trouve pris entre les figures de la Renaissance, qui sont construites autour d’un axe central servant de pivot au mouvement, alors qu’il traduit une règle particulière aux styles classique et classicisant, les figures serpentines des Maniéristes, et les figures qu’il élaborent. Ces figures ne sont pas conçues par relation à un axe organique. Ce qui est en jeu, c’est la manière dont l’artiste se réfère d’abord aux surfaces de son bloc de marbre. Car là réside son néoplatonisme : il consiste à penser que les formes à traiter surgissent de la pierre, « comme elles le feraient de l’eau ». Ses principes de style et ses habitudes techniques se déduisent de sa conception platonicienne du monde, d’une essence des choses cachées dans la matière.

De surcroît, Panofsky nous renvoie à l’essence intime de la personnalité de Michel-Ange, ce qui ne fait que compléter l’option du chercheur. Sa conception d’une essence de la sculpture incluse dans la pierre et que l’artiste doit faire surgir, semble à ses yeux donner une expression visible à l’isolement d’un homme qui se dérobait à la promiscuité de ses semblables. Panofsky ajoutant alors, mais cela impliquerait des démonstrations, qu’on peut y lire son penchant homosexuel.

Tout le monde s’accorde bien, à l’époque de Panofsky comme de nos jours, sur cette pensée néo-platonicienne dans l’esprit de l’artiste. Et l’auteur d’ajouter que la présence d’influences de ce type s’explique plus facilement que ne le ferait leur absence. Michel-Ange aurait pourtant été le seul à adopter le néo-platonisme non seulement en certains de ses aspects, mais en son intégrité. Ou comme il l’indique un peu plus loin dans l’ouvrage : « comme une justification métaphysique de sa propre personnalité », à laquelle par ailleurs un Léonard de Vinci s’oppose en affirmant que l’âme n’est nullement tenue dans l’esclavage du corps. Pour ne pas laisser ses lecteurs dans le suspens, Panofsky montre alors comment ce néo-platonisme se manifeste avec une particulière évidence dans la construction du tombeau de Jules II et la Chapelle Médicis. Ce qui nous vaut un excellent passage portant sur les différents projets destinés à ce tombeau.