Un ensemble de 11 textes analysent le rapport de l'art et de ses étudiants à la mémoire et à l’oubli.

Entre mémoire et oubli : telle est la position que cherchent à occuper chacun des auteurs des 11 articles rassemblés dans cet ouvrage par Camille Saint-Jacques et Éric Suchère. À partir de leurs propres concepts et perspectives, chacun développe une réflexion qui compose, avec les autres, un ensemble foisonnant, mais dont il est parfois difficile de saisir l’unité et la cohérence. Ainsi, il est question de mémoire et d’oubli en milieu étudiant ou chez les artistes en école d’art, et on discerne un souci commun pour la question de l’enseignement et du poids de l’histoire dans le travail artistique ; mais il n’est pas toujours simple d’appréhender les concepts qui permettent d’articuler ces propos entre eux.

Karim Ghaddab est le premier, dans l’ordre de succession des articles, à porter une analyse plus large et à déclarer que «  désormais, le passé, l’histoire, la mémoire et même la réalité ne sont plus des évidences spontanément ressenties, autant parce que ces concepts sont particulièrement complexes, que parce qu’ils sont soumis à des variations historiques et culturelles  ». L’interview de l’historien François Hartog, portant sur le «  présentisme  », ainsi que l’article de Camille Saint-Jacques, portant sur «  La véritable histoire de la peinture  », rappellent pour leur part que nous vivons, en Occident, sur une conception de l’histoire qui a visé, à partir du XIXe siècle, à garantir à l’art occidental une place centrale et dominante sur le reste de la planète.

Les étudiants en art

Le premier article, rédigé par Éric Suchère, enseignant en École d’art, part du constat amer que les étudiants n’aiment guère se rendre dans les musées et se trouvent finalement démunis face aux informations distillées au cours de leurs visites, qui ressemblent à des flâneries. L’auteur avoue, à propos des étudiants : «  je ne les condamne pas, ne me lamente pas, mais simplement constate  ». Il rend également compte du fait que les cours d’art se restreignent de plus en plus au minimum imposé, mettant les avant-gardes du XXe siècle en suspens, dans une histoire qui n’est plus approchée.

Mais lorsqu’il s’agit d’aborder les causes de ce phénomène global et massif, qui pousse tout un chacun à se concentrer toujours plus sur un présent sans référence au passé, celles-ci se trouvent réduites à trois : la survivance du schéma avant-gardiste saisi aujourd’hui comme refus du passé, une idée fausse de la postmodernité et l’immersion dans le flux permanent, dont Google, avec ses images neutralisées, est un bon support. Or, cette analyse ne semble pas même satisfaire l’auteur : la fin de l’article est plus nuancée et tient compte du fait que la mémoire était jusqu’à la fin du XXe siècle un objet de consensus, une sorte d’a priori de la vie psychique et sociale.

Il conviendrait, en ce sens, d’étudier les évolutions de l’idée d’histoire de l’art sur le temps long, le travail des musées concernant le remaniement de leurs catégories, les mutations des pratiques artistiques, l’impact des thématiques des expositions culturelles, ainsi que les désorientations de l’époque — pour reprendre le vocabulaire d’Emmanuel Kant —, ou encore les vices et vertus du présentisme — pour parler comme François Hartog. À cela s’ajoute le fait qu’il est impossible de visiter tous les musées du monde pour voir chaque œuvre de près. Un article de Camille Saint-Jacques, qui examine l’œuvre Spiral Jetty de Robert Smithson, y insiste : cette construction de Land Art est connue de tous les étudiants, mais en photographie seulement ; l’absence d’expérience directe, puisqu’elle se trouve très éloignée, renforce le mythe au détriment de la réalité.

L’image et le grain de la peinture

En dehors des musées et des galeries d’art, nous pouvons certes accéder grâce à des livres et des écrans informatiques à une masse d’images quasi infinie. De ce constat découle, là encore, un discours désabusé sur l’absence de contact avec la peinture elle-même, avec sa matérialité, son grain, ses dimensions. Mais Jean-Christophe Bailly dépasse ce constat et souligne qu’après l’ère de la reproductibilité, la peinture a dû faire face à ces effets de multiplication et intégrer dans sa démarche de nouvelles stratégies visuelles.

Il est vrai qu’on ne saurait reconduire simplement les étudiants à une forme d’atelier qui, de toute manière, n’existe plus : il faut dès lors inventer des manières de travailler les arts en école, en faisant jouer un autre fait historique, à savoir que toute image renvoie toujours à une autre image, en un «  feuilletage infini  ». Ainsi, les reproductions d’images ou les images d’images deviendraient «  des outils formidables  », à la condition qu’au lieu d’imposer aux étudiants des faux-semblants historiques, on les fasse travailler sur la voie muette de la peinture.

Dans cette perspective, l’intervention de Marie-Laure Bernadac est paradoxale. L’article défend la présence de l’art contemporain au Louvre, mais se concentre uniquement sur l’objectif de réactiver un regard artistique sur les collections. Le fait que le Louvre s’y essaie ne garantit pas que cela résoudrait le problème des grandes institutions muséales confrontées au tourisme culturel de masse.

Une trilogie dans la relation aux archives 

La mémoire n’est pas linéaire et continue ; elle repose sur des trous et des béances et doit en permanence retisser des liens. Pour autant, les tentatives pour constituer des mémoires de l’image artistique ne fonctionnent pas toutes de la même manière. C’est ainsi qu’on nous présente trois maîtres en la matière : l’historien d’art Aby Warburg, l’écrivain et commentateur d’art André Malraux et le réalisateur Jean-Luc Godard, qui tous questionnent la mémoire et l’oubli dans leurs œuvres. Le premier s’interroge sur les phénomènes de survivance dans l’histoire de l’art ; le deuxième classe et hiérarchise les chefs-d’œuvre afin de redéfinir l’universalité du beau ; le troisième compose une œuvre intempestive critiquant l’industrie de l’image.

Au fondement de toute création symbolique, Warburg place une «  notion transversale à tout découpage chronologique  » : celle de «  survivance  ». Cette notion a le mérite de désorienter l’histoire traditionnelle (linéaire et progressive), de l’ouvrir et de la complexifier. Elle implique une nouvelle lecture des œuvres, susceptible d’en révéler les différentes couches temporelles. La «  survivance  » pose la question du rapport entre des formes artistiques, plutôt que celle de l’influence : ce qui importe pour Warburg est qu’un sujet est toujours susceptible de refaire l’expérience des formes anciennes. Par conséquent, les images se survivent à elles-mêmes, font retour dans l’histoire de l’art longtemps après leur création initiale.

Le cas de Malraux, dans ses exposés successifs (Les voix du silence, Le musée imaginaire), étant sans doute le plus connu, nous passons directement à la figure de Godard, telle qu’elle est analysée par Fabrice Lauterjung. Ce dernier s’appuie sur Histoire(s) du cinéma pour montrer que le spectateur de ce film doit s’abandonner à la découverte d’une œuvre qui s’élabore sans cesse sous ses yeux, en une forme germinative. Le génie de Godard est alors de traiter la mémoire des images de cinéma en s’attachant à montrer que l’«  autrefois  » rencontre le «  maintenant  » dans un éclair afin de former une constellation, pour reprendre la formule de Walter Benjamin.

Que faire ? 

Finalement, c’est beaucoup dire que les étudiants sont peu intéressés par les documents historiques, les œuvres du passé, voire les archives de l’art. En l’occurrence, Roland Recht montre que beaucoup d’entre eux utilisent les fonds d’archives comme des sources, ou créent de faux documents à partir desquels ils développent des récits fictionnels, ou se jouent de reenactement par des attitudes d’appropriation. À cet égard, notre regard est parfois en défaut, dès lors que nous appréhendons le document et l’archive à l’aune d’une certaine idée de la vérité à préserver. Après tout, en matière de pratique artistique, l’essentiel est d’apprendre à se servir des documents plutôt que de les vénérer ou de chercher à les préserver comme un élément sacré.

Peut-on vraiment croire que la vie au présent, celle des étudiants, ressemble à l’errance d’un navire par une nuit de brouillard ? Le cap serait perdu, semble-t-il pour beaucoup. Pour s’orienter de nouveau, il convient de repenser une histoire plus «  diversaliste  » et sans vocation impériale, et de réinventer l’enseignement artistique, de manière à le rendre capable de lire dans les œuvres du présent des rêves tournés vers le futur et produits par le passé.