Une étude novatrice qui révèle un autre Aby Warburg sous les traits d'un anthropologue, à la lumière de l'un des ses principaux manuscrits inédits récemment publié.

Dans l’Histoire de mes pensées, Alain évoque le sentiment d’effroi qui le saisit la première fois lorsqu’il regarda le célèbre portrait de Descartes peint par Frans Hals, dans le regard ironique duquel il crut lire cet avertissement : « Encore un qui va se tromper ! » Aby Warburg (1866-1929) – dont nous avons déjà eu l’occasion de parler ici même pour saluer la belle biographie que Marie-Anne Lescourret lui avait consacrée en 2014 – fait sans aucun doute partie de ces « hommes terribles à prendre pour maîtres », comme le dit encore Alain dans le même texte, mais pour d’autres raisons que celles qu’il invoque. Historien de l’art légendaire dont l’influence au cours du XXe siècle n’est comparable à celle d’aucun autre, Aby Warburg compte en effet parmi ces grands intellectuels, rares et d’autant plus précieux, qui n’auront jamais véritablement réussi à mettre en forme leur propre pensée et à en faire une synthèse claire et précise dans les limites d’un livre. Aby Warburg n’est certes pas un auteur sans œuvre, loin s’en faut, mais plutôt un auteur sans livre, un auteur qui n’aura pratiquement rien publié de son vivant, si ce n’est quelques articles dans des revues le plus souvent obscures. Nulle monographie insurpassable, nulle somme historique incontournable, nulle avancée théorique révolutionnaire. Ce chercheur infatigable et ce lecteur boulimique n’aura jamais cessé de remettre sur le métier inlassablement tous les textes sur lesquels il travaillait, en repoussant toujours au lendemain le moment de les confier à un éditeur. La masse des écrits qu’il a laissés après sa mort est aussi monumentale que chaotique, et constitue à ce titre un défi durable pour toute entreprise d’interprétation.

C’est ce défi qu’avec une belle témérité entend relever Lara Bonneau dans le livre magnifiquement édité et richement illustré qui paraît ces jours-ci aux Presses du Réel, issu d’une thèse de doctorat soutenue en Sorbonne en 2019. Certes, l’auteure n’est pas précisément la première à s’atteler à pareille tâche, et elle-même ne manque bien entendu pas de citer quelques-uns de ses illustres prédécesseurs, à commencer par Georges Didi-Huberman, lequel a grandement contribué en France à faire sortir Aby Warburg de l’oubli dans lequel il était tombé dans l’immédiat après-guerre. Comme le rappelait Anne-Marie Lescourret, le commentaire warburgien compte à ce jour plus de trois mille cinq cent titres – c’est dire si ce champ de recherche est strictement balisé et à quel point il est devenu difficile d’apporter une contribution nouvelle ! C’est pourtant ce que réussit à faire, nous semble-t-il, Lara Bonneau dans son étude à la fois brillante, rigoureuse et érudite – qui a exigé de la part de son auteure une maîtrise des Gesammelte Schriften de Warburg, une connaissance précise des inédits conservés dans ses archives au Warburg Institute à Londres dont elle donne à lire quelques textes traduits par ses soins, ainsi que des lectures élargies et multiples en plusieurs langues (allemand, anglais, italien) de l’ensemble de la littérature secondaire –, en révélant les fondements philosophiques méconnus de l’entreprise du grand historien de l’art de Hambourg.  

Les Fragments sur l’expression

Pour y parvenir, Lara Bonneau choisit de mettre au centre de sa lecture un texte demeuré longtemps inédit – à l’édition française duquel elle a d’ailleurs elle-même apporté son soutien scientifique en prenant en charge la rédaction du glossaire –, que Warburg tenait pourtant en haute estime. A l’instar de la plupart de ses écrits, ce texte a connu une longue genèse de 1888 à 1903, et se présente sous la forme rhapsodique de 439 fragments consignés dans un carnet de travail que leur auteur ne destinait pas à la publication. A la fin de sa vie, Warburg confia son manuscrit à Ernst Cassirer et à Edgar Wind, en soulignant que ces fragments représentaient la matrice de son œuvre. L’ouvrage, disponible depuis 2015 aux éditions L’écarquillé, porte le titre de Fragments sur l’expression. Curieusement, bien que l’édition française des œuvres de Warburg souffre d’une certaine indigence (se limitant à quelques articles en recueil assez ancien, à des extraits de correspondance, à des traductions éparses, etc.), la publication de ce livre de plus de trois cent pages est passée relativement inaperçue. Le propos de Lara Bonneau est d’abord et avant tout de rendre justice à ce manuscrit fondamental (dans tous les sens du terme) dans l’œuvre d’Aby Warburg, en en proposant un commentaire suivi des plus éclairants. Tous ceux qui auront eu la curiosité de consulter les Fragments sur l’expression – texte pratiquement illisible, aux allures labyrinthiques, rédigé dans un allemand à la syntaxe brisée, aux néologismes foisonnants, aux abréviations cryptiques, où l’écriture linéaire fait régulièrement place aux schémas, diagrammes et tableaux dont la logique n’est pas même explicitée, qui entretient en outre un dialogue silencieux avec des auteurs appartenant à des champs disciplinaires multiples que plus personne ne lit – lui sauront un gré infini car, en l’absence d’un tel éclairage, ce texte serait resté pour de nombreux lecteurs lettre morte.

Que contiennent au juste ces 439 fragments ? Rien moins que les fondements anthropologiques de toute l’entreprise iconologique d’Aby Warburg, comme le montre de manière convaincante Lara Bonneau. Entendons bien : l’auteure ne prétend en aucune façon faire de Warburg un « philosophe » et encore moins un « penseur au système clos ». Aussi a-t-elle soin de prévenir le lecteur qu’il « ne doit pas s’attendre à ce qu’une architecture secrète parfaitement tenue se dissimule derrière le capharnaüm mouvant qui se présente à la vue lors d’une première approche de l’œuvre ». Les Fragments sur l’expression sont bien plutôt le compendium sibyllin d’une œuvre elle-même chaotique, dont on aurait toutefois grand tort de sous-estimer la cohérence intellectuelle intrinsèque et le rôle organisateur qu’ils ont joué pour l’ensemble de la réflexion de Warburg. Pour qui sait lire un tel ouvrage – comme personne avant Lara Bonneau n’était réellement parvenu à le faire –, un autre Warburg se donne à voir sous les traits d’un homme de pensée travaillant patiemment à l’élaboration d’une anthropologie générale de l’expression, définissant l’homme comme un « animal expressif symbolique », laquelle puise à des sources aussi bien philosophiques, psychologiques et biologiques qu’historiques.

L’étude de Lara Bonneau présente donc le grand intérêt de déplacer le regard qui est traditionnellement porté sur Warburg, en mettant au centre de son attention, non pas tant l’entreprise iconologique de l’historien de l’art (en s’interrogeant par exemple sur la pertinence ou la justesse de ses jugements), que le cadre théorique à l’intérieur duquel une telle entreprise trouve son sens ultime. « La mise en évidence de la trame singulière des travaux de l’historien de l’art », écrit-elle, « conduit ainsi à faire un pas de côté par rapport à une lecture devenue dominante depuis les années 1990-2000 : celle, postmoderne, qui privilégie l’anachronisme et l’image, le montage et le non-discursif, et lit Warburg à la lumière des visual studies et de la Bildwissenschaft. Ce livre a également une ambition critique vis-à-vis des interprétations qui exaltent en Warburg le penseur de l’informe, le chantre du pathos et de l’excès, antidote au néokantisme rigide d’un Panofsky, d’un Wölfflin ou d’un Cassirer ».

Le parcours de l’enquête et sa portée

L’étude de Lara Bonneau est composée de quatre parties. La première vise à mettre au jour les présupposés de l’iconologie warburgienne, en particulier les principales sources d’influence qui ont déterminé sa méthode et son arsenal conceptuel, permettant par là même de restituer Warburg à l’intérieur de la vaste constellation de la Kunstwissenschaft de la fin du XIXe et du début du XXe siècle qui entendait déterminer les catégories a priori de création et de contemplation des œuvres d’art, dont Warburg fut lui-même l’un des principaux artisans et à l’élaboration de laquelle participèrent activement Heinrich Wölffin, August Schmarsow et Erwin Panofsky.

La deuxième propose un commentaire aussi serré que possible des Fragments sur l’expression, en révélant les linéaments de l’anthropologie à laquelle Warburg a travaillé sa vie durant. Ce chapitre est sans doute le plus novateur en ce qu’il révèle en Warburg un authentique penseur, à l’information toujours impeccable, auquel aucune publication importante sur le sujet qui l‘intéresse n’a échappé, et qui se montre bien plus capable qu’on ne l’aurait cru de faire une synthèse originale et, pour ainsi dire, de « digérer » cette immense littérature pour en tirer quelque chose qui lui soit propre. Il faut surtout saluer, ici, la patience et la perspicacité de son interprète qui a su démêler l’écheveau complexe des références et des influences qui s’entrecroisent dans le texte. Warburg, en effet, n’hésite pas à s’approprier un concept ou une expression puisés chez tel ou tel auteur (tels les concepts de « charge », de « vibration », de « mimique » ou de « physiognomie ») sans même citer ledit auteur, en modifiant, si nécessaire, le sens qu’ils avaient initialement ; il peut également lui arriver de se contenter de faire une vague allusion à des discussions qui ont pu avoir cours dans tel ou tel champ disciplinaire (la psychophysiologie de Wundt et Lotze, l’esthétique littéraire de Friedrich Theodor Vischer, etc.), en laissant le soin au lecteur de comprendre de quoi il peut bien s’agir ; ou encore de reprendre à son compte une suggestion trouvée chez tel ou tel penseur (l’idée d’un intervalle entre impression et expression chez Schleiermacher, l’idée de jeu chez Schiller, l’idée de parure chez Carlyle, etc.) sans se soucier le moins du monde de l’expliciter.     

La troisième s’attache à montrer en quoi cette anthropologie constitue à la fois la base et l’horizon de recherche mis en œuvre dans les études particulières que l’historien de l’art a conduites de 1888 à 1929. Tout s’éclaire en effet dans cette perspective : aussi bien l’élaboration d‘une histoire des styles (idéalisme, réalisme, maniérisme) que l’étude minutieuse des métamorphoses des symboles astrologiques, laquelle pouvait sembler quelque peu extravagante, mais qui fait pleinement sens une fois inscrite dans le projet global de « généalogie de la subjectivité occidentale » qui, à en croire Lara Bonneau, aura été celui de Warburg.

Dans la quatrième et dernière partie, l’auteur, après avoir longtemps déserté les sentiers les plus courus de la critique warburgienne, choisit d’y faire retour pour montrer ce que le Rituel du serpent et l’Atlas Mnémosyne gagnent à être relus à la lumière du corpus théorique tel qu’il a été restitué dans les chapitres précédents. S’il est vrai, comme on l’a souvent souligné, que le projet anthropologique conçu par Warburg trouve dans l‘étude ethnologique des danses des Indiens Pueblos une limite évidente, en ce que l’historien de l’art se montre peu capable de se départir d’une forme d’ethnocentrisme, voire d’européocentrisme, elle n’en signe pas non plus l’échec, comme le dit justement l’auteure, dans la mesure où la question de savoir comment un individu se constitue comme sujet psychique et social à l’intérieur d’une culture donnée a une validité universelle. L’erreur de Warburg, si erreur il y eut de sa part, aura plutôt consisté à imposer un seul et même schéma à des cultures différentes, comme s’il devait n’en exister qu’un. L’Atlas Mnémosyne, auquel Warburg aura travaillé d’arrache-pied de 1927 à sa mort en 1929, se laisse lui aussi comprendre dans la perspective du projet d'anthropologie générale dans la mesure où l’entreprise iconologique vise, ici encore, à mettre en lumière la rémanence de traits indestructibles du psychisme humain.  

Interprétation étonnamment novatrice, donc, que celle que propose cet ouvrage foisonnant, d’une écriture toujours parfaitement claire, qui réussit la prouesse de se montrer infiniment plus claire que l’auteur étudié, et à la lecture de laquelle on se plaît à penser que Warburg lui-même, qui eut tant de mal à formuler ses thèses dans des textes lisibles de tous, n’aurait pas manqué de s’instruire.