La première biographie d'Aby Warburg en langue française, qui expose en outre le développement de la pensée et de l'action de cette grand figure de l'histoire de l'art du XXème siècle, et vaut ainsi comme l'une des meilleures introductions à son oeuvre.

Aby Warburg (1866-1929) est peut-être l’un des personnages les plus fascinants et les plus singuliers du siècle dernier. Véritable figure de légende dans l’histoire de l’art, il paraît tout droit sorti des Ambassadeurs de Henry James, portant lorgnon et barbiche, haut-de-forme sur la tête, canne à la main, menant la vie à grandes guides à la manière d’un dandy sans avoir jamais eu à travailler ni à gagner le moindre sou. Il renvoie l’image d’un homme d’une immense culture entouré de milliers de livres, de lithographies et d’œuvres d’art dont l’accumulation a rendu possible à terme l’édification d’une bibliothèque de réputation mondiale. Témoin unique de ce que Stefan Zweig appelait le « monde d’hier », Aby Warburg a côtoyé les plus beaux esprits de son temps tout en se tenant obstinément à l’écart du milieu académique et universitaire sur lequel il a néanmoins exercé une influence décisive. Il fut un personnage littéraire - il fait penser à la fois au Swann de Proust et au Des Esseintes de Huysmans - et sa vie fut, bien entendu, un roman. C’est ce roman que Marie-Anne Lescourret a entrepris de recomposer dans la superbe biographie qu’elle vient de lui consacrer et qui est la première du genre, non seulement en français, mais encore en anglais   .

Avouons-le : de la vie et de l’œuvre d’Aby Warburg, le public cultivé français sait peu de choses. Même de son vivant, son plus proche collaborateur, Fritz Saxl, qui lui a succédé à la tête de la KBW (Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg), constate auprès de son plus illustre admirateur, Ernst Cassirer, que Warburg est « hautement estimé, rarement lu, encore moins consulté ». Le fait est qu’il a peu publié de son vivant – tout au plus quelques articles, et encore avec difficulté car il se plaignait lui-même de n’avoir pas de facilité d’écriture et se moquait volontiers de son style de « soupe à l’anguille ». Dans la production de Warburg on ne trouve pas de monographies insurpassables, de sommes historiques, d'avancées théoriques éclatantes qui lui auraient permis de se faire connaître d'un très large public. Rien d’équivalent à La civilisation de la Renaissance en Italie ou au Cicerone de Jacob Burckhardt, dont il a partagé l’admiration pour l’Italie de la Renaissance. Rien de comparable à l'Histoire du portrait en cire de Julius von Schlosser, à La survivance des dieux antiques de Jean Seznec, au Michel-Ange de Charles de Tolnay, à l’Art et l’illusion d’Ernst Gombrich, à La perspective comme forme symbolique d’Ernst Panofsky, qui n’auraient pourtant peut-être pas vu le jour sans lui. Son influence elle-même est difficile à apprécier. Cassirer, Panofsky, Gombrich, qui lui ont tous rendu hommage, ne sont pas, en quelque sens que ce soit, des disciples. Parmi les commentateurs les plus récents, l’on s’empressera de citer Georges Didi-Huberman et Giorgio Agamben, l’on signalera quelques thèses de doctorat en cours de rédaction et une grosse poignée d’articles, mais force est de donner raison à Marie-Anne Lescourret : « En France, Aby Warburg [est] un personnage méconnu, secret, davantage une légende pour initiés qu’une référence dans le prestigieux domaine de l’histoire de l’art »   .

Même les concepts qu’il a mis en circulation tiennent du schibboleth : survivances, formules de pathétique, empreintes de valeurs expressives, projection phobique de causalité. « On ne peut mesurer l’ampleur du travail accompli par Warburg dans le froid, l’humidité, l’obscurité des sous-sols florentins, des conditions finalement douloureuses dont il ne s’ouvrait que dans la dérision de ses auto-caricatures. Ses écrits ne rendent compte que très partiellement de l’importance de ses découvertes, du matériau amassé. Ce sont des textes de circonstance, des conférences privées ou scientifiques, quelque articles ‘théoriques’ qui le font apparaître comme un historien de l’art monomaniaque (il n’écrit ‘que’ sur deux peintres : Botticelli et Ghirlandaio), ou comme un érudit dispersé, qui porte au jour des documents, des témoignages davantage sociologiques qu’artistiques. Il faut l’effet d’une sorte de papivore adonné à une marotte, que ses moyens préservent de toute productivité car indépendant de toute reconnaissance universitaire »   .

Et pourtant, à l’échelle mondiale, l’œuvre fait actuellement l’objet d’une véritable reconnaissance, attestée à la fois par le nombre bien plus considérable qu’on ne l’aurait cru d’études qui lui sont consacrées (plus de 3500), et par le travail de publication des Studien Ausgabe, assuré par une équipe dévouée traitant les archives réunies dans le fameux Institut Warburg, sur quatre étages et un sous-sol, domicilié dans un bâtiment de l’université de Londres. Plusieurs volumes ont déjà paru, et d’autres, recueillant notamment les journaux intimes et la correspondance (près de 4000 lettres), sont à venir. La biographie intellectuelle de Marie-Anne Lescourret vient donc à point nommé pour lever le mystère sur cette personnalité secrète, contemporain des plus grands historiens de l’art du XXe siècle tels qu’Emile Mâle, Heinrich Wölfflin, Bernard Berenson ou Max Friedländer, et offrir une introduction philosophique à son œuvre, qui est peut-être l'une des meilleures dont nous disposions en langue française.

Né le 13 juin 1866 à Hambourg, Warburg est issu d’une riche famille de banquiers juifs dont la fortune lui a permis de se consacrer exclusivement à ses travaux intellectuels sans avoir à se soucier de pourvoir à ses besoins matériels ni de guigner un poste universitaire quelconque. Il est un homme de petite taille (1,59 m), de faible constitution physique, sujet au diabète et à des problèmes cardiaques - il a passé beaucoup de temps de sanatorium en clinique - de tempérament bilieux, mélancolique, dépressif et légèrement misanthrope, hypersensible et fragile psychologiquement depuis la plus tendre enfance : l’un de ses frères, Max, le tient pour le type même du jouisseur et de l’esthète. Dès l’adolescence, il dépense tout son argent de poche en livres qu’il accumule, classe, range, sans souci du confort de ses proches, ulcéré quand, plus tard, ses rayonnages doivent céder la place aux berceaux. Marié, père de famille, il impose encore ses précieux volumes (4000 au début des années 1900, puis 15000 en 1911, et enfin plus de 60000 à la fin de sa vie, à quoi il faut ajouter les reproductions photographiques, les manuscrits, etc.) à sa femme et ses enfants. Lecteur boulimique, il est animé d’une curiosité universelle, dont il ne s’est jamais départi, même lorsqu’il a fait le choix de poursuivre des études (à Bonn, à partir de 1886, sous la direction de Karl Lamprecht, Hermann Usener, Heinrich Thode, August Schmarsow, Carl Justi, puis à Strasbourg, à partir de 1889, sous la direction de Hubert Janitschek), de soutenir une thèse de doctorat consacrée à Botticelli et de consacrer sa vie entière à l’histoire de l’art entendu au sens le plus large possible. L’un des traits les plus remarquables de Warburg tient en effet à ce que jamais il n’a abordé la peinture avec l’arrogance du maître ou du guide, du connaisseur ou de l’attributionniste, que jamais il ne s’est soucié du « grand art » ni du « grand artiste » : pour lui, l’art est un pouvoir d’expression humaine dont il s’agit de comprendre les manifestations, selon leur apparence et leur raison d’être, quelles qu’elles puissent être et dans quelque ordre qu’elles se produisent (même dans l’art décoratif ou ornemental, les timbres-poste, les cartes à jouer, les devises et les écussons).

Warburg s’est montré impitoyable, toute sa vie, avec ces délicats esthètes pascals qui ne cherchent dans l’art qu’une jouissance des sens, ces « gens prétendument cultivés qui considèrent l’art comme une prairie fleurie sur laquelle on batifole le soir en respirant les doux parfums »   . De sa formation universitaire (et notamment de l’enseignement de Justi), il a retenu une conception de l’histoire de l’art comme description, narration, contextualisation (dans l’époque et dans la discipline), quête des sources et des documents. S’il cherche à extraire l’art de la contemplation formaliste, de l’approche par le plaisir et le goût, c’est pour mieux réussir à le traiter comme un élément de la civilisation humaine, comme une réponse existentielle à l’existence, comme l’expression d’un esprit – d’un démon, dirait Goethe – qu’il s’agit de saisir. Pour Warburg, la saisie du monde commence moins dans le langage ou la musique que dans l’image. Tout se passe comme si, à ses yeux, les hommes avaient d’abord dessiné, plutôt que parler ou chanter. L’image témoigne ainsi d’une rencontre avec le monde, possiblement la première, qui demande à être examiné comme une sorte d’énigme anthropologique. L’entreprise de Warburg – dont il semble avoir eu assez tôt l’idée, au moins dès son séjour à Florence à la fin des années 1880 – consiste à scruter et découvrir la signification des formes visibles : non pas seulement ce qu’elles disent de la réalité objective, mais aussi et surtout ce qu’elles traduisent des hommes, ceux qui les confectionnent et ceux qui les considèrent, et de leur conception du monde derrière le passage des images.

L’art n’est donc nullement répétition, imitation imparfaite ou non d’une réalité ou d’un idéal. Il n’est pas non plus le perfectionnement de la nature grâce à l’excellence intellectuelle de l’homme. L’art est bien plutôt l’expression, plutôt que la reproduction, de la réalité, le procès pictural, plutôt que verbal, de la confrontation de l’homme avec l’univers. La motivation originelle de l’art est métaphysique. Elle a sa source dans la difficulté à vivre issue du mystère de l’existence et vaut comme interrogation sur le monde et la destinée humaine. « Au commencement, écrit Marie-Anne Lescourret, était l’effroi devant l’énigme du monde et de l’existence, dont l’image est effort de conjuration » ((p. 286). De ce contact émotionnel originel avec le monde est née l’image, comprise comme instrument de l’Homo sapiens en train de lutter pour s’orienter. Dès lors, le tableau ne saurait être compris comme le témoignage définitif d’un passé révolu : il apparaît comme l’enregistrement d’un certain rapport – pathétique, humain – au monde qui demeure en tant que tel, et fournit des « formules » pathétiques qui survivent, reviennent et disparaissent.

On reconnaît ici facilement l’influence de Burckhardt, lequel prétendait partir lui aussi de l’homme souffrant et de son existence pathique, en ambitionnant de transformer l’odyssée hégélienne de la raison en une affaire psychologique où l’homme prend position face au cosmos, s’agite et agit dans un environnement qui le dépasse, le subjugue et l’inquiète. L’image fait sens, non pas en tant que narration d’un fait réel, mais comme emprise, assomption humaine d’un univers hostile ou à tout le moins déroutant et comme symptôme de l’effet qu’il a produit, avant toute réflexion et toute sublimation. L’art relève moins de la volonté de savoir que du geste d’apaiser l’inquiétude suscitée par un espace et un temps humainement incommensurables. Ce qui, de nos jours encore, nous émeut dans les tentatives picturales du passé ne vient pas du fait que nous nous reconnaissons dans telle scène de genre ou que nous nous sentons bien dans tel ou tel paysage, mais tient davantage à ce que l’intériorisation provoquée par l’image renvoie à des souvenirs enfouis qu’elle réveille et révèle, comme à un patrimoine expressif de l’humanité.

Pour cette raison même, la seule manière de traiter convenablement un tel matériau est de l’inscrire dans un contexte plus vaste que sa discipline traditionnelle (l’histoire de l’art à la façon, disons, de Winckelmann), de s’affirmer non plus « historien de l’art » mais « historien de l’image » (Bildhistorischer), de considérer l’art non plus comme un domaine séparé restreint à l’étude des formes ou des styles, comme une expression humaine diachronique dont l’étude requiert le concours des sciences humaines : anthropologie, psychologie, philologie, histoire générale, constituées en sciences de la culture. Dès 1912, dans une célèbre conférence prononcée à Rome, Warburg plaide « en faveur d’un élargissement méthodique des frontières de notre science de l’art dans le domaine de sa matière et dans le domaine géographique » ((Cité ici p. 230)). De là l’introduction dans l’histoire de l’art de la littérature, de l’histoire politique, de la géographie, de la technique, en tant qu’elles ont toutes, aux yeux de Warburg, leur mot à dire dans le développement et la compréhension des styles. Il est certes toujours question d’histoire de l’art, mais sur fond d’histoire de la culture, ce qui contribue par là même à la délivrer de la segmentation usuelle en lieux, écoles et périodes, au bénéfice de l’étude des passages, des transitions, des résurgences. Tenir compte du sens, de la visée et de la profondeur des images, telle est la mission de cette nouvelle histoire de l’art dont Warburg se fait le héraut et qui le conduit à la définir de manière inédite comme psychologie historique de l’expression humaine. « Ecouter les images, leur céder, et dès lors suivre leurs traces, leurs trajets, interroger leur provenance, leur persistance, leur disparition, leur résurgence, ainsi que le moment où elle a lieu : ainsi l’approche unilatérale, le préjugé esthétique de ‘l’art’ se dissolvent-ils dans l’émergence de l’image comme document anthropologique, significatif du rapport phobique, mimétique ou explicatif à la réalité »   .

C’est aux fins de réalisation de cette compréhension révolutionnaire de l’art, qui entretient des rapports complexes et passionnants avec les tentatives de Franz Boas dont Warburg fit la connaissance à New York en 1895 et avec lequel il entretiendra une correspondance jusqu’en 1924-1925, et qui inspirera la démarche de Panofsky et de Cassirer, que Warburg travaillera à réunir les milliers de volume de la célèbre bibliothèque qu’il a léguée à la postérité. Puisque l’art ne saurait se comprendre sans référence à d’autres sciences de l’homme susceptibles d’éclairer une production qui ne se résout ni à l’imitation de la nature, ni à l’exigence formelle, puisque l’art est une rémanence de l’interrogation métaphysique enracinée dans une constante de la psyché humaine, il faut pour, mener à bien un tel projet, rassembler des livres sur l’art, mais aussi sur l’astrologie, sur les religions, les sciences naturelles, la littérature, la poésie, la linguistique, l’histoire, la sociologie, la politique, etc.

Telle est la KBW qui, d’instrument personnel de son fondateur, est rapidement devenue une institution publique, reconnue au niveau académique et universitaire, centre de recherche avec ses chercheurs et ses conférenciers, département d’histoire de l’art accueillant régulièrement des séminaires. C’est elle, notamment, qui vaudra à Warburg le titre de Professeur (sans chaire) en 1912 et encore en 1921 attribué par différentes universités. Indépendamment de toute position académique, Warburg aura su se tailler une réputation internationale, participer aux principaux congrès d’histoire de l’art de son époque, siéger dans les commissions d’attribution des postes universitaires, organiser séminaires et colloques, et faire de ce que Marie-Anne Lescourret appelle la « tentation du regard » une voie nouvelle d’interprétation de l’art. Warburg, dit-elle, aura prôné « l’école du regard, de l’observation, de la veille, du guet », il aura encouragé le « péché originel » du regardeur, non pas l’attrait du plaisir, mais l’absorption dans l’inquiétant – celui-là même contre lequel Le Lévitique (XXVI, 1) et L’Exode (XX, 4-6) nous mettent en garde.