Le surprenant portrait intellectuel d’un spécialiste de la gravure qui nous invite à méditer sur la construction du savoir.
C’est en voulant en savoir plus sur Claude-Ferdinand Gaillard, un graveur catholique du XIXe siècle, que l’historien de l’art Emmanuel Pernoud s’est retrouvé happé par l’œuvre d’Henri Beraldi, auteur des Graveurs du XIXe siècle, un catalogue en douze volumes. Frappé par le contraste entre la relative austérité du genre catalographique et la profusion des notes de bas de page, rythmée par une « ponctuation célinienne », Pernoud en vient à délaisser Gaillard pour Beraldi, avec pour résultat son nouvel essai : Le Savoir fou. Se perdre avec Henri Beraldi.
Ethnographe du monde de l’estampe
Chez Henri Beraldi, les notes de bas de page font œuvre, envahissant le propos et la page par leur longueur et leur liberté. De là naît un paradoxe : « On ouvre Beraldi pour trouver un titre, une date, une technique – on vient lui demander de la précision d’un instrument – et on tombe sur un flux débridé. » Alors que ce siècle est celui de la construction d’un savoir scientifique sur l’art, le travail de Beraldi déconcerte et offre un aperçu des bas-fonds de la connaissance. Ainsi, Beraldi ne s’intéresse pas seulement aux gravures mais aux échanges de tous ordres qu’elles suscitent. Faire attention à ces échanges le conduit à se pencher sur les nombreux acteurs qui gravitent autour ces estampes : artistes, marchands, collectionneurs, etc. Mais aussi les « maniaques », « entièrement dépendant[s] de la chose qui [les] [obsèdent], de ses lieux, de toutes sortes de sensations expressément localisées. », à la différence du spécialiste universitaire, qui pose un regard plus abstrait sur les œuvres d’art. Pour autant, le professeur qu’est Emmanuel Pernoud « admire Beraldi d’avoir osé marier les contraires, la maniaquerie et l’encyclopédisme, au risque assumé d’avoir produit un livre-monstre ».
En multipliant les observations en notes, Beraldi s’est fait « ethnographe amateur » du monde de l’estampe, attentif notamment à son vocabulaire et à sa diversité. Pour Pernoud, c’est d’ailleurs cet aspect, cette sociologie sauvage, qui fait toute l’originalité de la démarche de Beraldi pour le lecteur contemporain. Beraldi échange avec les graveurs, se renseigne directement. En revanche, ses sélections catalographiques sont arbitraires et plusieurs grands noms passés à la postérité ne sont guère prisés par Beraldi. Ce dernier est également l’auteur d’un court ouvrage explorant en détail les arcanes de la Bibliothèque nationale, à propos duquel Pernoud écrit : « Ce qu’il y a de remarquable […] c’est [sa] capacité de reconnaître dans les usages informels et non écrits une science indispensable à la science ».
Polygraphe, spécialiste des Pyrénées et bibliophile
L’œuvre prolifique de Beraldi, par ailleurs fonctionnaire au ministère de la Marine, ne se limite pas aux estampes. Il est l’auteur de nombreux livres sur les Pyrénées, d’ailleurs davantage lus aujourd’hui que son travail sur les graveurs, qui explorent la relation entre écriture et alpinisme. À cela, il faut ajouter une pratique bibliophile et une réflexion sur le même sujet, où revient la notion d’échange, incarnée par la « causerie » autour des livres, de leur acquisition et de leur transformation via la reliure. Ce dernier acte permet de transformer le livre, produit en série en quelque chose d’unique (« créer le livre »). N’allez pas chercher en Beraldi un défenseur du patrimoine, lui qui prône une « destruction méliorative du livre ancien » et n’hésite pas à employer le terme de « bibelot » à son propos ! « Comme Sade faisait servir le sexe à toutes les fins possibles sauf à la reproduction, le bibliophile soumet le livre à tous les usages, sauf à la lecture. » Enfin, Beraldi constitue aussi une source d’inspiration et de médiation sur l’écriture académique pour Pernoud.
Avec Le Savoir fou, Emmanuel Pernoud commence dans l’atelier moderne du chercheur, où il a accès depuis son domicile à de vastes fonds numérisés, pour nous entraîner avec plaisir dans celui d’une figure originale, dont il brosse le portrait intellectuel. Ce faisant, Pernoud poursuit son exploration des marges de l’histoire de l’art – comme dans son précédent livre (Le Serviteur inspiré) – ou plutôt, ici, de ses notes de bas de page. Il nous offre au passage une réflexion plus large sur la construction du savoir et sur la spécialisation. In fine, Pernoud fait l’éloge d’une forme de liberté et d’attention soutenue à la diversité.