Emmanuel Pernoud se penche sur les « seconds rôles » de l’art, remettant ainsi en cause les frontières entre l’artiste et le copiste, habituellement présentées comme étanches.
Il est surprenant que la question fondamentale de l'estampe soit si souvent évacuée : je veux parler de la copie. Pendant que les reproductions occupent le terrain de nos écrans et de nos imprimés, le culte de l'original est le seul souci des critiques et des historiens. Jamais on n’a tant reproduit d'images, jamais on n’a si peu parlé de reproductions. Il fallait l'esprit aventureux d'Emmanuel Pernoud pour, si je puis dire, mettre les pieds dans le plat, comme il l'a fait à propos des prostituées que les artistes appellent leurs « modèles » , le dessin d'enfant « à l'aube des avant-gardes » ou, plus récemment lorsqu'il a étudié les promeneurs des jardins publics comme des fantômes oubliés par les peintres paysagistes . La question de la reproductibilité de l'image, on s'en débarrasse le plus souvent en citant une phrase, une seule, de Walter Benjamin sur la photographie. Certains ont le courage d'en parler entre soi mais les quelques textes qui analysent ce qu'est une copie ne sont rien auprès des millions d'éloges de la créativité, du génie, de l'invention, devenus les critères exclusifs de l'œuvre d'art .
Éloge des « seconds rôles »
Dans un modeste livre, Emmanuel Pernoud vient semer le trouble que l'ordre de la Renaissance a solidement établi entre l'artiste « créateur » et l'ouvrier « copiste ». Il consacre son premier chapitre de façon presque indécente à ce personnage qui, à l'instar des roturiers sous l'Ancien régime, ne serait pas « né » mais qu'on rencontre dès qu'on ouvre les portes du monde de l'art, et qu'on appelle « le second rôle ». Son image peuple la littérature et la peinture. Il émeut comme « les passantes » du poème d'Antoine Pol que Brassens a mis en musique, mais outre leur présence accessoire, quasi « décorative », dans les paysages, les films ou les romans policiers, on oublie que les seconds rôles sont des entrepreneurs, des acteurs et des réalisateurs des mondes des arts. Ils emplissent les ateliers, les musées, les romans, les scènes et les orchestres et deviennent invisibles comme par fantasmagorie dans les histoires de l'art.
Je ne parlerai pas du cinéma, que Pernoud connait bien, pour me limiter à ce que je connais : le monde de l'estampe particulièrement fertile en « seconds rôles », car l'estampe était naguère un art collectif . Il l'est de moins en moins. Depuis peu, le graveur est devenu solitaire, il dessine, grave, imprime et parfois même vend seul ses œuvres et s'est assimilé au peintre de chevalet. Le « serviteur inspiré » cependant n'a pas disparu des mondes des arts. Il est là dans les ateliers d'architectes, de sculpture, dans l'édition, les spectacles ou les installations. Les historiens n'en disent mot mais Emmanuel Pernoud brise ce silence en évoquant la présence de quelques serviteurs célèbres de l'estampe moderne.
Le cas de Jacques Villon, est exemplaire : de son vivant créateur méconnu mais copiste reconnu, il poussa le paradoxe en copiant ses propres gravures, jusqu'à signer ses œuvres – ou ses travaux – de deux signatures : celle de l'artiste et celle de l'artisan cohabitant sur la même feuille de papier à des titres différents. Emmanuel Pernoud nous apprend lequel a sauvé l'autre. Emmanuel Pernoud regarde aussi de près l'exemple du couple Bellmer / Reims (ou Reims-Deux), autre cas remarquable de « dédoublement » de la personnalité qui tourne au fantastique, n'évitant aucune des ambiguïtés provoquées par le rôle que chacun s'attribue plus ou moins consciemment et poursuivant le paradoxe jusque dans les catalogues dits « raisonnés » dont Pernoud avait déjà déjoué dans un article des Nouvelles de l'estampe les artifices – allant parfois jusqu'au mensonge – pour entretenir l'équivoque entre l'original et la copie.
L’œuvre du copiste
Dans sa thèse qui retrace l'évolution de la gravure de reproduction à la gravure d'interprétation, telle que la pratiqua le père d'Henri Focillon, Susan Anderson-Riedel a étudié la lente agonie de la gravure manuelle de reproduction, remplacée par la photomécanique. Le chemin a été long et souvent douloureux . Entre l'œuvre du créateur et le travail du copiste, les parois ne sont pas étanches : toute création comporte une part de copie (respect d'un modèle ou « paradigme », qu'on peut nommer « inspiration » ou « influence ») et inversement, toute copie a une part de création (qu'on nomme « interprétation », « déformation » et même « maladresse »). Selon les besoins de l'époque, on valorise l'un ou l'autre. La mécanique a peu à peu relayé la main du copiste, mais on se trompe en pensant qu'elle nous dispense de ses talents. Qui a travaillé à la mise au point d'une image imprimée ne peut qu'admirer les compétences de tous ceux, photographe, éditeur, imprimeur, qui surveillent, dirigent et corrigent l'inexorable machine. La réussite dépend en dernier ressort d'un « serviteur inspiré ».
Dans son ouvrage intitulé Thinking Bodies – Shaping Hands. Handeling in Art and Theory of the Late Rembrandtists , Yannis Hadjinicolaou, dans une profonde introduction suit les infinies rectifications qui vont de la main à l'œil du copiste à travers le filtre du cerveau, qui valide ou rectifie chaque geste, devant son modèle. La situation des « Rembrandtistes » est délicate puisqu'il s'agit de suivre le modèle (Rembrandt) tout en s'en distinguant pour affirmer leur propre style. Cette situation courante est systématique chez les élèves que nous sommes tous au début d'une carrière, cherchant la juste formule entre le contrôle de nos mains et la leçon du maître. Nous manquons de mots pour décrire une telle opération : le titre est difficile à traduire : Les corps qui pensent, les mains qui forment. Le « façonnage » (ou la « modélisation ») dans l'art et la théorie des derniers « Rembrandtistes ».
On rejoint alors le début de l'ouvrage de Pernoud qui écrit, après le philosophe Simmel : « Domination et subordination sont toujours dans une relation de réciprocité ». Entre le créateur et le copiste, comme entre le premier et le second rôle, c'est un rapport de force qui se joue dont chaque époque évalue le pourcentage. Pendant des siècles ou dans d'autres continents, le parti du copiste a été le plus fort. Longtemps, le copiste fut le maître lui-même, son ouvrier ou son élève (les catalogues des estampes de Rembrandt hésitent entre quelques dizaines et quelques centaines d'œuvres à lui en attribuer la paternité, selon la part qu'aurait prise le maître). Degas, devenu célèbre, a loyalement accepté et signé à ses côtés les lithographies de son copiste Thornley mais qu'Auguste Clot ait reproduit les lithographies de Cézanne resta un secret de Polichinelle. Charles Sorlier revendiqua comme copiste les copies qu'il faisait de dessins de Picasso. Marcel Salinas les adopta comme siennes, faux-vrais pastiches. Maurice Mourlot, frère du célère imprimeur qui lui avait fait dans son atelier une petite place comme copiste anonyme des artistes vedettes de sa clientèle, ne réclama rien que le silence pendant lequel il poursuivit, dans son propre atelier, son œuvre personnelle de lithographe, enfin originale, dont un de ses amis prit soin de publier le catalogue .
Qui a vu ces travailleurs de l'ombre, comme les appelle Pernoud, copier l'œuvre des autres, n'a pu qu'être stupéfait de leur talent, qu'on appelle « métier » ou « habileté », comme s'il ne s'agissait que d'un travail manuel. Je me souviens de l'un d'eux, chez Lacourière, les yeux rivés sur le dessin en couleur dont il devait tirer la planche, s'énerver de ne pas trouver le noir qu'il lui fallait et s'en prenait au fabricant d'encre : « Avant, chez Lorilleux, on avait douze ou quinze noirs, on n'en a plus que cinq ! »
Une autre fois, j'assistai au tirage d'une de ces gravures que Dali produisait comme une usine, une de celles qui iraient dans un camion regagner la célèbre demeure de Port Lligat où le maître aurait à apposer sa signature manuscrite sur chaque épreuve pour qu'on pût les qualifier d'originales, comme ces meules de gruyère qu'on fabrique au Danemark et qu'on affine dans le Jura pour les qualifier « d'origine », ou ces sels de Turquie entreposés à Guérande en attendant leur vente comme produit local. Je connaissais le prix auquel l'éditeur vendrait ces œuvres après estampillage par l'auteur, et demandai à l'imprimeur combien il était payé pour chaque tirage. Je m'étonnai de la différence abyssale entre les tarifs du « copiste » et le prix final qu'atteindrait chaque épreuve, après signature. L'imprimeur anonyme de Dali me répondit avec fierté : « C'est que, voyez-vous, Dali est un grand artiste ».