La revue Socio propose un dossier qui fait le point sur les nouvelles écritures d'un concept en mouvement : l'émeute.

C’est à l’analyse de « la place des corps et des affects dans l’expérience de la violence » que se consacre le numéro 16 de la revue Socio, intitulé Soulèvements sociaux. Destructions et expérience sensible de la violence, dirigé par Pauline Hachette et Romain Huet. En 2013, dans un autre numéro, c’est par les termes de révolutions, contestations et indignations que la même revue désignait les mouvements sociaux d’ampleur. Ici, la place reconnue aux émotions dans l’espace public implique d'écrire l'histoire autrement, en faisant place à l’imagination et la sensibilité ; en abandonnant les grands modèles d’explication structuraux pour faire apparaître les « transformations silencieuses ».

Interviewé pour le numéro, l'auteur de L’Inconscient ou l’oubli de l’histoire Hervé Mazurel affirme en effet qu'« il nous faut apprendre à mieux saisir les transformations silencieuses et étroitement corrélées des structures sociales et des structures psychiques »   . En ce sens, l’écriture joue un rôle essentiel pour restituer une esthétique de la sensibilité. L’historien cite par exemple Le Territoire du vide d’Alain Corbin, qui est représentatif de cet effort pour créer, par l’écriture, « une aura de poésie scientifique »   . L'objet de ce numéro 16 de la revue Socio consiste justement à réexaminer le concept d'émeute à la lumière de cette ouverture au sensible.

La vie, au coeur du politique

Ukraine, Biélorussie, Algérie, Chili, Hong Kong, Colombie… La liste n’en finit pas des pays ayant vu naître ces dernières années des formes de luttes politiques et sociales déconcertantes aux yeux des pouvoirs. Comme l’écrivent Pauline Hachette et Romain Huet, la nouvelle configuration de ces « soulèvements » attend de nouveaux outils conceptuels. Car rien ne semble plus les rattacher à une tradition normative. Ainsi, les débordements sont également à lire comme débordements des catégories classiques du politique et de celles des formes de vie. Dans l’indignation, « Il s’agit aussi bien de restaurer une dignité malmenée, que de revendiquer une transformation existentielle des manières d’être »   .

Pour autant, ce n'est pas tant à une table rase que l'on assiste – détruire pour détruire – qu’ à une recomposition du monde. Détruire, comme l’écrivait Walter Benjamin, c'est « faire passer de l’air frais dans notre histoire présente ». Il s'agit là d'une expérience esthétique qui suppose une volonté créatrice, une volonté « d’ouvrir aux capacités collectives la possibilité de façonner des futurs multispécifiques propices à la vie »   .

Fin de l’espace public ?

Débordements, affrontements, destructions ciblées sur les institutions tenues pour emblématiques du capitalisme, témoignent d’un rapport au politique qui excède la conception rationnelle de l’éthique de la discussion définie par Jürgen Habermas. C'est que l’occupation de l’espace public par les spécialistes des discours rend inaudibles ceux de l’opposition. En d'autres termes, si les aspirations à une parole publique ne manquent pas, la possibilité d'être entendu reste en souffrance. L’immédiateté de la présence physique surgit alors : à défaut de faire entendre sa voix, on fait voir les corps.

Place Tahir, Nuit debout, Occupy Wall Street, Gilets jaunes : ces mouvements ont aussi recouru à un détournement du sens de la rue, en faisant un lieu politique où se tissent d’autres histoires. Plutôt que d'une coupure avec le monde – comme l'analysait Hannah Arendt –, Pauline Hachette et Romain Huet considèrent la crise politique comme une crise d’appropriation de l’espace. Ce refus de régler les conflits dans « les espaces traditionnels de la médiation »   conduit à un « repli sur une célébration enthousiaste du "présent vivant" » d’un événement aux dépens de la construction d’un horizon normatif.

Un article de la revue, signé par Tristan Stohellou, se consacre à la pensée d'Axel Honneth. Si l’origine des soulèvements contemporains doit être trouvée dans l’expérience du mépris, comme le soutient le philosophe, il convient alors d'examiner les structures de reconnaissance sociale. En sociologues, Pauline Hachette et Romain Huet proposent en ce sens de mener des enquêtes sur les attentes morales des sujets. Selon eux, il ne suffit pas de qualifier l’injustice, il faut encore mesurer les forces sociales en présence qui rendent possible certaines configurations politiques. Dans la situation actuelle, où la communauté constitue le dernier espace de l’estime sociale, le repli communautaire apparaît comme la seule solution au mépris, donnant lieu à des politiques identitaires et finalement à ce que David Sparti a nommé « la tribalisation de la société »   .

Cela nous invite dès lors à « comprendre comment l’altération de la vie coïncide avec l’opposition politique ». Cette question rejoint la pensée du philosophe Theodor Adorno, qui pointe la portée politique de la souffrance. Pris sous cet angle, le mouvement des Gilets jaunes peut être lu comme « l’expression politique d’un épuisement partagé »   . De leur côté, les pouvoirs publics gèrent ce qu’ils considèrent comme les risques techniques et psychologiques des foules, plutôt que de s’arrêter sur les conséquences d’une rupture des pratiques de délibération démocratiques.

Le temps de l’émeute

L’article d’Alain Bertho analyse ce moment de rupture qu’est l’émeute. Rupture avec le « consensus républicain » du pouvoir, qui s'accorde pour stigmatiser la violence des révoltes, mais aussi rupture avec un certain lexique politique, celui de « l’ordre public que l’émeute met à mal sans que s’impose un vocabulaire émeutier de l’émeute »   . Le temps partagé de l’émeute correspond à une expérience singulière de désassignation identitaire et de construction d’un nouveau commun, pour lesquelles les notions d’ordre et de désordre sont inopérantes. Les mots se voient désinvestis de leur portée signifiante au profit d’une gestuelle plus significative, susceptible de créer une action commune.

La brutalité de la répression dévoile les rapports de domination. Ainsi, si l’humiliation collective des lycéens de Mantes-la-Jolie peut se lire comme la restauration de la peur au sein de la jeunesse populaire, elle a comme conséquence imprévue des réactions de solidarité de la part des Gilets jaunes le 8 décembre 2018.

Après une brève présentation des débats philosophiques à ce sujet, Davide Gallo Lassere et Cécile Lavergne notent, en présentant les thèses d’Alain Bertho (Les temps des émeutes) et de Joshua Clover (Émeute, grève, émeute : entretien avec Joshua Clover ) que l’on assiste à un renouveau du phénomène de l’émeute lié au cycle d’accumulation du capital. L’émeute est un acte politique.

De l’instant à la durée

Le sens de l’émeute est le mouvement entendu comme rupture. Ce que les mots seuls ne peuvent dire, dans la linéarité de leur énoncé, l’image le rend visible dans l’instant. En attestent les graffs ou encore l’intervention photographique de l'artiste JR à ses débuts, en 2004, à la Cité des Bosquets de Montfermeil. Le braquage par Ladj Ly d’une caméra suggérant une arme met en lumière, par la singularité éclairée des visages, la colère d’une jeunesse que les mots ne parviennent pas à définir. Le relai par l’image est finalement un appel aux autres corps ; un appel à venir s’agréger à la réappropriation de la rue comme nouvel espace du commun.

Cette agrégation est porteuse d’une organicité qui fait de la masse une force agissante et portée par un désir de destruction difficilement explicable. Elle est loin de se réduire à un recours ponctuel à la violence pure, exercée par des groupuscules ne participant pas aux décisions collectives ; cela porterait atteinte à la démocratie interne du soulèvement.

Temps organique

Sophie Del Fa et Samuel Lamoureux proposent de penser l’émeute de l’intérieur, non pas comme une « foule en délire » mais comme une organisation en mouvement. Ils s'inscrivent en faux contre une analyse de l'émeute qui ne se distingue finalement que peu des thèses que Gustave Le Bon défenfait en 1895 dans La psychologie des foules, motivé par la peur des émeutes ouvrières. Pour lui « la foule est un processus au cours duquel l’individu devient barbare parce qu’il a perdu son individualité »   . En 1960, l'écrivain Elias Canetti rejettera cette lecture réductrice dans Masse et puissance, montrant qu’en 1927, à Vienne, les masses rassemblées étaient non pas aveugles mais en quête de justice.

Les auteurs rappellent également que contre le marxisme classique, qui voyait dans l’émeute une réaction infantile, les Situationnistes des années 1960 ont pris la défense des émeutiers, voyant en eux l'expression d'une révolte contre la marchandise-spectacle. Ainsi, si l'on passe en revue les discours sur l’émeute, il semble qu'aucun ne l’approche de l’intérieur, de manière à en dégager l’organisation propre, la replaçant dans un devenir qui la rend intrinsèquement hétérogène. Prenant pour leur part appui sur les théories de l’organisation non pas tant fonctionnelle que processuelle, et analysant le siège du Commissariat de Minneapolis à titre d’exemple, les deux auteurs montrent que l’émeute ne se conçoit que par le réseau de relations qu’elle établit avec d’autres émeutes. Les auteurs en appellent finalement à la réalisation d’une cartographie qui esquisserait sous forme de constellations les interactions entre diverses parties du monde.

L'ensemble permet de vérifier où en est le concept de lutte des classes, qu'on a pu croire un temps – mais à tort – disparu.