L'historien Hervé Mazurel interroge le lien entre vie psychique et contexte social-historique, pour mesurer la place de la sensibilité dans l'histoire et le rôle de l'histoire dans la vie de l'esprit.

Maître de conférences à l’université de Bourgogne, Hervé Mazurel est un « historien des sensibilités ». Dans l’inconscient ou l’oubli de l’histoire, il interroge le lien entre vie psychique, affects, imaginaire et contexte social-historique, c'est-à-dire le seuil de tolérance de la « sensibilité » dans l’histoire. S’il restitue au dialogue entre psychanalyse et sciences sociales toute sa portée, il n’en démonte pas moins certains postulats de l’épistémologie freudienne   . L’enjeu est de démontrer que l’inconscient est notre histoire, de dévoiler les héritages historiques d’un inconscient considéré par la psychanalyse comme an-historique, synchronique plus que diachronique. La volonté de Freud n’était-elle pas d’universaliser la psychanalyse, ou du moins d’éviter de la « particulariser » ?

Le débat soulevé par Hervé Mazurel vise-t-il in fine à opposer l’histoire à l’ordre naturel, à l’intemporalité de l’essence,  à une forme d’ « invariance structurale » ? Le lecteur pourrait le penser, dans la mesure où des antinomies indépassables traversent, semble-t-il, l’ensemble du texte : entre processus de civilisation et régression vers la « décivilisation », entre exhibition de l’impudeur, des affects, des pulsions, de la violence (y compris sociale) et contrôle toujours plus poussé des irruptions « anti-civilisationnelles », dans un contexte socio-historique variable. En revanche, ce qui manque, d’emblée – et l’oubli n’est pas involontaire – c’est le statut même de l’inconscient, laissé dans l’ombre pour des raisons expressément revendiquées : car il s’agit ici d’articuler anthropologie, sociologie, histoire, ethnopsychiatrie, et psychanalyse, afin de faire valoir, en définitive, l’existence d’un inconscient « historicisé ».

Psychanalyse et histoire

L’enquête historique, aussi exigeante soit-elle, ne doit pas dissimuler l’interrogation philosophique qui la sous-tend : comment relier le psychique et le social à l’intérieur de l’historicité ? Or quel est, à première vue, le rapport entre histoire et psychanalyse ? Il est complexe et fluctuant : on observe un rapprochement entre les deux disciplines dans les années 1970, par exemple, lorsque Michel de Certeau (L’Ecriture de l’histoire) déploie son historiographie à la lumière de Lacan. A la même époque, les fondateurs de l’Ecole des Annales, Marc Bloch et Lucien Fèbvre (à l’instar de Philippe Ariès et de Georges Duby) s’engagent – afin de saisir le lien entre « vécus » et histoire événementielle – dans l’élucidation des « univers mentaux » des peuples et des individus. Jean Delumeau, dans La peur en Occident (1978), soutient que c’est « à l’historien d’opérer la double transposition du singulier au pluriel et de l’actuel au passé »   . Remarquons au passage qu’une « histoire des mentalités » ne signifie pas, a priori, que l’objet de l’examen renvoie à l’inconscient lui-même.

L’importation de concepts psychanalytiques dans le domaine de l’histoire ressemble plus, selon l’auteur, à une « captation sauvage »   qu’à une exploitation « systématique » de la psychanalyse. Alain Besançon lui-même (Faire de l’histoire) renonça à scruter l’inconscient au travail dans les archives, persuadé (à juste titre) que l’inconscient du chercheur est impliqué dans l’affaire. Des psychanalystes, il est vrai, ont croisé le chemin d’historiens, tels Jacques Nassif, qui collabora avec Philippe Boutry, jeune historien des religions, ou Erik Erikson, qui lia la dissidence de Luther avec l’Eglise romaine au prisme de ses rapports conflictuels avec son père. La notion de « roman familial », empruntée à Freud, contribue – d’après l’historienne Lynn Hunt (1992) – à la compréhension de la Révolution française.

En bref, les spectres de Freud sont présents dans l’oeuvre des historiens, même si la rencontre entre psychanalyse et histoire ne se réalise pas sans difficulté. Les psychanalystes ont d’ailleurs tendance à produire une histoire « psychanalytique » de leur discipline plus qu’une histoire proprement « historienne ». Quoi qu’il en soit, il n’est pas impossible de repérer une certaine proximité épistémologique entre les deux savoirs : « indicielles » par nature, c'est-à-dire en rapport avec les traces déposées (dans le psychisme ou dans l’histoire), histoire et psychanalyse relèvent,  comme le pointe Roger Chartier, du champ narratif et de l’interprétation, dévoilant par là leur caractère conjectural   .

L’inconscient est-il historique ?

Si l’inconscient n’est pas spécifié en tant que tel, il apparaît par fragments dans le texte, ce qui pourrait confirmer, avec Lacan, sa fondamentale « pulsatilité » : dans le champ historique, l’inconscient est identifié au « refoulé de l’identité narrative », ce qui pose le problème de la « transmission mémorielle ». Les non-dits traumatiques appartiennent autant à l’histoire collective qu’à l’histoire de l’individu, qui intéresse au premier chef la psychanalyse.  La discipline historique, faut-il le préciser ?, a la capacité d’explorer notre vie psychique « profonde »   , et les « historiens des mentalités » s’attellent à décrire l’intériorisation par le psychisme de certaines conditions socio-historiques. Des contributions multiples (autres que l’histoire) peuvent d’ailleurs être convoquées : la sociologie de Norbert Elias ainsi que l’anthropologie culturelle (M. Mead, R. Linton, A. Kardiner, etc.). Georges Devereux, le fondateur de l’ethnopsychiatrie, est pour sa part peu enclin à valider la dimension historique de l’inconscient   .

Pour fonder l’historicité de l’inconscient, sciences sociales et humaines dénoncent en fait le naturalisme freudien, qui « biologiserait » l’inconscient comme la phylogenèse. Jean Laplanche, en 1993, se prononce sur le « fourvoiement biologisant » de Freud, là où Gérard Mendel, fondateur de la sociopsychanalyse, pense repérer une forme d’anachronisme dans les conceptions biologiques de Freud (La psychanalyse revisitée, 1998). Par ailleurs, Eric Fromm, psychanalyste « freudo-marxiste » affilié à l’Ecole de Francfort, insiste sur le « modelage » des pulsions par la société et par l’histoire,  et met en cause le positivisme freudien autant que sa dimension « substantialiste ». André Green, enfin, s'éloigne de Lacan au motif que rien ne prouve l'an-historicité de l'inconscient, inconscient qu'il envisage comme le lieu des affects autant que des pulsions.  De fait, la mathématisation de l’inconscient opérée par Lacan, le recours à une structure « sans histoire », à la triade Réel, Symbolique, Imaginaire, sont autant d’éléments qui confirment le rejet de l’historicité   .

Anthropologie, société, culture, et psychanalyse

Pour faire valoir le statut « historique » de l’inconscient, force est de le relier à la culture dans son ensemble. Mettre en question le « biologisme » freudien ou l’invariance de la structure ne suffit pas à élucider l’historicité d’un inconscient défini jusque-là extérieurement, et non pas index sui.  Quoi qu’il en soit, l’anthropologie a son mot à dire, là encore dans des conditions épistémologiques similaires : contre Ernst Jones – biographe de Freud et tenant de l’universalité du complexe d’Oedipe – contre Geza Roheim – psychanalyste ethnologue de formation – des anthropologues comme Malinowski soutiennent que le complexe d’Oedipe n’est pas universalisable, et qu’il existe une hiérarchie des défenses psychiques propre à chaque culture.  En bref, le culturalisme américain (évoqué plus haut) refuse l’idée d’une culture présentant des traits d’universalité identiques à ceux de la nature (comme dans la prohibition de l’inceste).

On comprend ainsi que la culture, produit historique, soit assimilable à « l’hérédité sociale » et ne constitue pas un artefact abstrait. Ruth Benedict n’a-t-elle pas souligné combien les moeurs humaines sont infinies ? L’interpénétration du psychique et du culturel est donc complète, chaque société comportant des « patterns culturels », c’est-à-dire des types de personnalités dominants, y compris sur le plan pathologique. La « folie », comme y insistait Michel Foucault, est « historique », et en rapport avec la culture (Maladie mentale et psychologie, 1954). Deleuze et Guattari évoquent dans l’Anti-Oedipe (1972) des sujets qui « délirent » des cultures, des héritages familiaux et sociaux, etc. Enfin, les études post-coloniales actuelles – dans le sillage de Frantz Fanon (1925-1961), psychiatre, qui mit en relation les troubles psychiques et les traumatismes dus à la colonisation – s’emploient à montrer que l’asservissement politique est pathogène.

Octave Mannoni, dans  Psychologie de la colonisation (1950), poursuivra ce travail de mise en question du lien entre psychisme et histoire sociale et politique. Mutatis mutandis, Norbert Elias et Pierre Bourdieu ont souligné, en sociologie, l’importance de l’habitus dans les sociétés et cultures, habitus qui devient désormais genré, générationnel, territorial, confessionnel. La psychopathologie en général dépend des systèmes de représentations d’une époque, en bref, de l’imaginaire social. Alain Ehrenberg a montré plus récemment que la dépression et les pathologies narcissiques coïncidaient avec l’apparition de phénomènes sociaux et sociétaux nouveaux, qui traduisent une montée de l’individualisme ainsi qu’une « privatisation » de la subjectivité. Ces analyses sont le signe que l’histoire peut se nouer à l’anthropologie et à la sociologie, et, in fine, à la psychanalyse. Dans tous les cas, il devient décisif d’effacer les marques laissées par le structuralisme an-historique de Levi-Strauss et de Lacan (qui se présentait plutôt comme « post-structuraliste »), et d’en finir avec l’ethnocentrisme freudien.

Une histoire des sensibilités ?

Quels sont donc les objets de l'histoire des sensibilités ? Le pulsionnel, le sensoriel, l'émotionnel, la sensibilité et ses seuils de tolérance. En ce sens, il est légitime de parler de métamorphoses de la libido, d'historicité de la vie sexuelle, et de ne pas considérer les seules nosographies psychiatriques, qui fluctuent sous la pression sociale. De la même façon s'impose le caractère historique des identités sexuelles, soumises à des appréciations normatives, et donc évolutives. Foucault, dans La volonté de savoir (1976), Alain Corbin, dans l'Harmonie des plaisirs (2008), font état d'un monde qui ne connaît aucune des figures de la sexualité mises en avant par la psychanalyse, tels le voyeurisme, l'exhibitionnisme, le fétichisme, le masochisme. Le désir, la jouissance, pas plus que la vie sexuelle, n'échappent  à l'historicité, et la liberté sexuelle attribuée aux Grecs et aux Romains, par exemple, relève plus d'une croyance que d'une analyse historique rigoureuse. D'après Georges Bataille et Roger Bastide, par ailleurs, les expériences-limites (extase mystique, transe) renvoient au creux d'un inconscient collectif incarné dans le « sacré de la transgression », et non pas à une manifestation pathologique susceptible d’être « psychiatrisée ». Le corps, le pathos et les vécus paroxystiques, s'expriment dans un langage idiosyncrasique, en-deçà du dicible et du représentable.

L'histoire de la sensibilité et des sensibilités s'entend ainsi à détecter, à travers la multiplicité des configurations sociales, la part du convoité et du refusé, du désiré et du rejeté, du supportable et de l'insupportable   . Il existe donc un déplacement des seuils de pudeur dans l'histoire et dans l'espace public. Le rapport à la sexualité lui-même est variable, certains psychanalystes n'hésitant pas à faire valoir la primauté du plaisir, brimé par une société répressive et contraire à l'émancipation sexuelle et sociale (Wilhelm Reich in La révolution sexuelle) ou la domination d'Eros (Herbert Marcuse). Le régime des mœurs s'entrecroise donc avec le contrôle exercé sur les pulsions sexuelles, selon des variations incessantes.

On voit que la « libéralité » manifestée par les psychanalystes des années 1960 tend à fragiliser le refoulement de la libido et contredit jusqu'à un certain point les positions de Norbert Elias. Le sociologue ne juge-t-il pas fondamental, en effet, de prendre en compte le rythme de « brutalisation » des mœurs (dans La dynamique de l'Occident et La civilisation des mœurs), les frustrations sociales et les haines idéologiques et religieuses contribuant à fissurer l'ensemble ? Si la « décivilisation » résulte d'une intrication entre prédisposition psychique à commettre des « meurtres de masse » et conditions socio-historiques spécifiques, la « civilisation » tend à inverser ce que la « brutalisation » engendre. Pour autant, précise Elias, le processus de sublimation fondateur de la civilisation n'exclut pas, comme le pensait déjà Freud, l'apparition de symptômes divers, les auto-contraintes produisant une souffrance psychique non négligeable.

Epilogue

Last but not least, ne faut-il pas, après avoir oeuvré pour « décloisonner » les disciplines, se prononcer sur le statut exact d’un « inconscient historique » ? Pour un historien des sensibilités, pulsions et « retour du refoulé » sont des objets historiques façonnés par la culture : il n’existerait pas une économie psychique universelle, mais des modes d’interdépendance entre catégories psychologiques et formations sociales. Mais on peut objecter que les « catégories psychologiques » et la personnalité ne « réitèrent » pas l’inconscient, et en sont plutôt les « effets ». La sensibilité, stricto sensu, ne relève pas de l’inconscient, ni même l’affect, aux yeux de Freud et de Lacan, conviction théorique refusée par André Green, rappelons-le.

Qu’il existe par ailleurs des « troubles d’époque » est évident. Freud a conçu la psychanalyse dans une Vienne « fin de siècle » imprégnée de préjugés et datée historiquement. Aucun psychanalyste, enfin, ne nierait que les symptômes névrotiques, psychotiques et pervers ne se manifestent sous des figures historiques variées   . La mélancolie, par exemple, ne prend pas le même sens selon les époques, et un tableau de Cranach le signifie éloquemment (sa mélancolie, inspirée d’une gravure de Dürer, est rouge de perversité). Histoire et société, de fait, renforcent les « pathologies du lien social », et la psychiatrie n’est pas indifférente à l’histoire politique, comme en témoigne l’ouvrage de Laure Murat, l’Homme qui se prenait pour Napoléon (2011). Pour autant, le nouage entre inconscient, pathologie et « causalité » sociale n’est pas obvie, et si l’inconscient est « politique » – comme a pu le déclarer Lacan – il est peu probable que l’on puisse en faire la « démonstration ».

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage d’Hervé Mazurel ouvre un espace pour ce type de questions, même si sa vocation première est de produire de « nouveaux objets » pour l’histoire, précédé en cela par les « historiens des mentalités ». Si le lecteur familier de la psychanalyse peut avoir le sentiment d’un « ratage » dans l’abord de l’inconscient, il ne peut oblitérer, néanmoins, le rapport introduit par l’auteur entre histoire, sociologie, anthropologie, (ethno)psychiatrie, psychanalyse, philosophie. L’intérêt, pour le lecteur non-historien, est d’être entraîné (malgré lui) dans une « histoire des sensibilités » dont il n’avait pas idée, et dont l’apport, seul, justifie amplement d’aller jusqu’au bout des analyses proposées.