Quatre historiennes et historiens ont passé quelques jours dans le célèbre Puy du Fou afin de mieux comprendre la façon dont ce parc manipule l'Histoire.

Le parc d'attraction du Puy du Fou, qui a fait de l’histoire sa thématique centrale, est le deuxième ou le troisième parc à thème le plus fréquenté de l’Hexagone selon les années. Ses usages et mésusages de l’histoire ont déjà été pointés par de nombreux historiens. Dans une période où la manipulation de l’histoire est particulièrement importante et où l’extrême-droite ne cesse de la déformer à des fins militantes, deux historiennes et deux historiens ont passé trois jours à visiter le parc dans son intégralité afin d’en saisir l’état d’esprit. Loin de se contenter de relever les erreurs et les simplifications qui y sont légion, ils montrent comment le Puy du Fou se construit contre ce qui fait l’essence de l’histoire

Les questions de mémoire sont au cœur du programme de la spécialité « Histoire-Géographie, Géopolitique et Sciences Politiques » en Terminale. Le Puy du Fou peut ici être présenté comme un lieu qui utilise une certaine histoire à des fins économiques, culturelles mais aussi politiques. L’idée d’un « génocide vendéen », qui y est défendue — alors qu’aucun historien de la Révolution française ne le reconnaît — permet aussi de revenir sur le concept de génocide.

 

Nonfiction.fr : Vous vous êtes rendus au Puy du Fou afin de comprendre le rapport que ce parc entretient à l’histoire. D’autres historiens comme Michel Vovelle ou Jean-Clément Martin l’ont fait avant vous. Comment est né ce projet entre quatre historiens et historiennes, travaillant chacun sur une période différente ?

Florian Besson : L’idée originelle était de travailler sur les instrumentalisations politiques de l'histoire, au sens large. Mais c'était trop large, et il a donc fallu réduire le corpus. On a assez vite pensé au Puy du Fou, célèbre parc d'attraction vendéen. En effet, quelques historiens s'étaient déjà penchés sur ce parc, mais c'était il y a longtemps, et ils n'avaient parlé que de la réécriture de la période révolutionnaire. Depuis, le parc s'est énormément agrandi, proposant aujourd'hui une quinzaine de spectacles, allant de la Rome antique aux tranchées de 14-18. D'où l'idée d'y aller pendant plusieurs jours, avec des spécialistes de chaque période, pour pouvoir analyser précisément chaque spectacle, et voir, ensemble, comment tous ces spectacles composaient un discours cohérent.

Sur les réseaux sociaux, beaucoup se sont moqués de nous, comme si travailler sur un parc d'attraction n'était pas « sérieux », et donc pas légitime. Mais, en réalité, il est normal (et même très classique), pour des historiens et historiennes, de travailler sur la manière dont leurs périodes sont réinventées et réimaginées aujourd'hui. De même qu'il est normal, et même essentiel, de travailler sur les instrumentalisations politiques de l'histoire, et de le faire en respectant les règles de la discipline historique.

 

Ce parc est personnifié par Philippe de Villiers. Pourquoi l’a-t-il créé ?

Dans son autobiographie, de Villiers explique très clairement qu'il a créé ce parc — qui ne se composait alors que de la seule Cinéscénie, un grand son et lumière nocturne — pour diffuser sa vision de l'histoire en général et de l'histoire de la Révolution en particulier, et, plus globalement, pour mettre en scène les valeurs qui lui tiennent à cœur. Ceux qui nous reprochent (parfois très violemment) d'analyser un parc d'attraction comme si c'était une thèse d'histoire se trompent : le divertissement est le moyen que Philippe de Villiers a choisi pour faire passer son message, mais divertir n'est pas l'objectif du parc, ce n'est qu'un moyen.

 

La mémoire vendéenne y est particulièrement présente, puis le « génocide vendéen » affirmé haut et fort. Cette expression n’est pas reconnue dans le monde universitaire, mais elle a été diffusée par Reynald Secher. Quelle est la place de la Révolution dans le parc et quelle vision est donné sur cette période ?

Plusieurs spectacles parlent de la Révolution : elle est au cœur du « Dernier Panache », un spectacle centré sur Charette, l'un des chefs de l'insurrection vendéenne ; elle occupe une place clé dans la Cinéscénie, où l'on retrouve Charette. On l'évoque également dans le parcours immersif sur l'expédition de La Pérouse : à la fin, La Pérouse, en plein naufrage, dialogue avec Louis XVI enfermé au Temple (au mépris de la chronologie, puisque 4 ans séparent en réalité ces deux événements).

La vision de la révolution est toujours la même : elle est présentée comme une véritable catastrophe, avec un discours terriblement manichéen. Les révolutionnaires sont des méchants, parfois caricaturaux — dans le « Dernier Panache », ils parlent avec des voix rauques et éclatent d'un rire diabolique —, qui veulent exterminer la population vendéenne (évidemment composée de braves paysans innocents, unis par leur foi). Les révolutionnaires brûlent, pillent, massacrent, alors que les gentils Vendéens, qui n'ont pris les armes que malgré eux, pardonnent à leurs adversaires. Les révolutionnaires trahissent leur parole, humilient l'héroïque et chevaleresque Charette, veulent « détruire les traditions » de la Vendée… Bref, les révolutionnaires sont présentés comme le sont, dans les autres spectacles, les Romains ou les Vikings, c'est à dire comme des ennemis sanguinaires venus de l'extérieur pour mieux dévaster la pure et très catholique Vendée : c'est justement dans ces échos que le Puy du Fou est le plus pernicieux. Le parc reprend sans aucune nuance la théorie du « génocide vendéen », pourtant totalement rejetée par la communauté des historiens et des historiennes. Le livre de Secher est en vente dans les boutiques du parc, inutile de dire qu'on n'y trouve aucun ouvrage écrit par un vrai spécialiste de la période…

 

Vous montrez à quel point l’histoire est présente partout : dans les menus, aux toilettes, à l’hôtel. Comment, en tant qu’historien, avez-vous vécu ce « voyage dans le passé » ?

Il faut d'abord redire que les spectacles sont techniquement très réussis — c'est justement ce qui est frustrant, tant de moyens au service d'un discours si peu ambitieux… On a souvent apprécié ces spectacles, on a loué le sens du détail du parc, tout en constatant combien le propos qui sous-tend le tout est plus que problématique. En réalité, il ne s'agit pas du tout d'un voyage dans le passé : on voyage dans les fantasmes de Philippe de Villiers, mais ces rêveries n'ont rien en commun avec la réalité historique.

 

La nation, Dieu, Jeanne d’Arc, un Moyen Âge fantasmé : on retrouve dans le parc toutes les lubies des « historiens de garde ». Comment est élaborée la ligne historique des différents spectacles ?

Il faut savoir que Philippe de Villiers est le seul auteur de l'ensemble des spectacles du parc. Il écrit donc tout ce qu'on entend dans le parc… Dès lors, tous les spectacles reprennent la même vision : ils mettent en scène une France éternelle, qui existerait inchangée depuis les Gaulois jusqu'aux dérives de la modernité républicaine ; une France qui va bien, tant qu'elle est catholique et royale ; une France qui est sans cesse menacée par des ennemis venus de l'extérieur, heureusement toujours vaincus grâce à Dieu et au roi. Les valeurs aristocratiques sont particulièrement mises en avant. Le parc gomme systématiquement la réalité de la domination politique et économique : les paysans sont toujours contents, les nobles toujours des figures positives ; on n'évoque jamais les révoltes, on ne montre jamais le travail, on ne parle jamais des minorités, notamment religieuses. Bref, le discours reprend totalement un néo-roman national, porté en effet par ces « historiens de garde  », pour reprendre l'expression de William Blanc, Aurore Chéry et Christophe Naudin.

Ces visions sont également celles d'Éric Zemmour : on y retrouve sans surprise les mêmes figures historiques, comme Clovis ou Jeanne d'Arc ; on y retrouve la même obsession pour des « traditions » (qui sont en réalité bien souvent des inventions récentes), le même message militariste, xénophobe et nationaliste, la même apologie du catholicisme, etc. Si de Villiers a rejoint la campagne de Zemmour, et si les deux hommes, à la veille du scrutin du premier tour, se sont mis en scène en train de prier devant le retable de sainte Clotilde, ce n'est pas un hasard. On ne peut pas dire, bien sûr, que le Puy du Fou soit un parc pro-Zemmour, mais il est important de voir qu'il y a une continuité entre ces spectacles fantasmant l'histoire de France et un projet politique qui utilise cette histoire fantasmée pour légitimer des propositions concrètes sur notre avenir commun. On rappellera d'ailleurs que, dans tous ses meetings, Éric Zemmour a utilisé les musiques des spectacles du Puy du Fou…

 

En tant qu’historien du Moyen Âge, et plus particulièrement spécialiste de l’Orient latin, quel est le spectacle qui vous a le plus marqué ?

Le parcours immersif consacré au baptême de Clovis (intitulé « Le Premier Royaume »). Au-delà des clichés affligeants sur le Moyen Âge (les barbares hirsutes et violents, les moines qui éclairent leur scriptorium à la bougie, les « invasions barbares », les Francs qui adorent un Odin infernal...), au-delà de la reprise paresseuse des éléments clés du roman national (le vase de Soissons, etc.), le parcours fait de Clovis le fondateur de la France — une France évidemment catholique et royale. Dans le dernier tableau, Clovis reçoit le baptême sous une cascade d'eau sur laquelle est projetée une pluie de fleurs de lys lumineuses — c'est un terrible anachronisme, car la France n'existe alors ni comme nation, ni comme idée, ni même comme projet politique. Entre Clovis et la fleur de lys, il y a plus de six siècles : plus qu'entre nous et François Ier...

En outre le parcours propose une vision terriblement simplifiée : Clovis est présenté comme le « premier roi chrétien », fondant le « premier royaume », alors même qu'il n'est en réalité que le premier roi catholique — ce qui est totalement différent dans le contexte religieux de l'époque. Mais toutes ces subtilités, pourtant essentielles, sont balayées au profit d'un discours à la fois très bête et très faux, qui reprend les grandes images nichées au fond des imaginaires collectifs — alors même que l'histoire doit précisément, en tant que science émancipatrice, servir a nous apprendre de nouvelles choses, à renouveler notre regard et nos questionnements sur les sociétés du passé.

 

Chaque année, le Puy du Fou attire deux millions de visiteurs et participe à une vulgarisation très discutable. On oppose souvent les « vulgarisateurs » aux universitaires, or les exemples de Nota Bene ou Manon Brill, parmi d’autres, montrent qu’il existe une façon d’adapter l’histoire au plus grand nombre sans en trahir l’essence. Comment les historiens peuvent-ils participer à renforcer cette vulgarisation de qualité face la déformation de l’histoire observée dans le parc vendéen ?

Il est même impossible de dire que le parc fait de la vulgarisation historique. La vulgarisation suppose une volonté de transmettre un savoir, certes en le simplifiant, mais sans pour autant dire des choses fausses. Or il suffit d'ouvrir n'importe quel livre de spectacle au Puy du fou pour baigner dans le faux : erreurs, anachronismes, inventions de sources, etc. On n'est donc pas dans la vulgarisation, mais dans une déformation systématique de l'histoire. En outre, la vulgarisation historique doit également mettre en valeur le travail des historiens et historiennes : ce que font tous ces excellents vulgarisateurs et vulgarisatrices que tu cites (que ce soit en citant leurs sources ou même en invitant des chercheurs et chercheuses). Rien de tel, évidemment, au Puy du Fou…

Alors oui, bien sûr, les historiens et historiennes ont leur rôle à jouer et, de fait, ils et elles sont de plus en plus nombreux à s'engager dans des entreprises de médiation de la recherche : podcasts, BD, blogs, conférences grand public, youtube ou Twitch… C'est également en collaborant plus étroitement avec les vulgarisateurs professionnels qu'on peut inventer de nouveaux moyens de parler d'histoire, et toucher de nouveaux publics.