Une critique d'une certaine approche de l’immigration qui tombe elle-même dans les travers qu’elle entend dénoncer.

Michèle Tribalat, démographe, a fait toute sa carrière à l’Ined où elle s'est spécialisée dans l'étude de l’immigration. Très critique de la manière dont ces mouvements migratoires sont aujourd’hui traités par l’Insee ou par l’Ined et dont la presse de gauche en rend compte, elle est régulièrement invitée pour cela par des médias qui promeuvent des politiques migratoires restrictives.

Dans Immigration, idéologie et souci de la vérité, elle dénonce ce qu’elle considère comme une idéologie pro-immigration et anti-raciste, qui biaise, explique-t-elle, la recherche en démographie et la présentation de ses résultats.

Bataille de chiffres

Hervé Le Bras et François Héran constituent les cibles principales de ce livre. L'auteur les accuse, tour à tour, de minorer les flux d’entrée et de traiter le travail d’établissement des données avec désinvolture. 

François Héran en particulier s’autoriserait, explique-t-elle, d’une posture consistant à présenter l’immigration comme un phénomène naturel contre lequel on ne pourrait pas grand-chose, pour adopter un usage particulièrement peu rigoureux des données. La critique prend notamment exemple d'un article de Population & Sociétés de 2019, dans lequel François Héran et ses coauteurs auraient minoré l’impact sur les naissances de la différence de fécondité entre les immigrées et les natives, en omettant que l’indicateur conjoncturel de fécondité auquel ils se réfèrent fait abstraction de la structure par âge ; or, celle-ci a un impact déterminant sur le nombre de naissances. Dont acte : en 2017, les femmes immigrées, avec 2,6 enfants par femmes, ont ainsi contribué à près de 19 % des naissances, mais à seulement 6 % de l’indicateur conjoncturel de fécondité (1,88 au lieu de 1,77 pour les seuls natives), parce qu’elles étaient plus jeunes.

Michèle Tribalat conteste également, comme on le verra plus loin, l’idée que la fécondité des immigrées devrait rejoindre progressivement celles des natives. Cette idée était jusqu’ici l’hypothèse commune, mais la nette remontée de l’ICF (indicateur conjoncturel de fécondité), en particulier en Algérie, qui semble le pays où le phénomène est le plus marqué, devrait conduire, explique-t-elle, à le relativiser. La fécondité des Algériennes aurait toutefois baissé en 2020.

Mais la désinvolture peut aussi prendre chez François Héran le cours inverse, explique-t-elle, lorsqu’il arrondit les chiffres de la population d’origine étrangère vers le haut. Selon les derniers chiffres disponibles, cette population compte 9,3 % d’immigrés, plus 10,8 % d'individus nés en France d’au moins un parent immigré, si l’on veut englober deux générations, et pourrait atteindre 30 % au total si l’on inclut une troisième génération (à supposer que cela conserve un sens). Par comparaison, les chiffres avancés par François Héran majorent considérablement la part de la population d’origine musulmane, quitte à minorer, ensuite, le nombre de croyants au sein de cette population.

Hervé Le Bras procède de même, explique-t-elle, lorsqu’il reproche à la projection du Pew Research Center, qui estimait mi-2016 la population musulmane de la France en 2050 entre 8,6 et 13,2 millions, soit entre 12,7 % et 18,3 % de la population, de n’avoir pas fait suffisamment baisser la fécondité des femmes musulmanes sur la période, mais aussi, plus généralement, d’exprimer ses doutes vis-à-vis d’une telle projection sur une aussi longue durée.

« Les projections du Pew ont l’avantage de montrer que même avec des flux importants […] la majorité numérique n’est pas en vue. »   , concède M. Tribalat. « Mais elles incitent aussi à réfléchir aux enjeux liés à la politique migratoire et aux bouleversements des cultures et des mœurs européennes liés au développement via l’immigration de l’islam en Europe, même si les musulmans ne forment jamais qu’une grosse minorité »   .

Une approche de la discrimination trop subjective ?

Michèle Tribalat critique ensuite l’exploitation de l’enquête Trajectoires et origines (TeO) de 2008 par l’équipe réunie par l’Ined, qui a donné lieu à la pubication de l'ouvrage Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France (Ined, 2015). Sa critique reprend l’article qu’elle avait publié dans la revue Commentaire à l’automne 2016, dans lequel elle expliquait déjà que l'enquête grossissait les discriminations subies. 

Elle pointe des biais dès le questionnaire, qui a tendance à assimiler, explique-t-elle, les discriminations auto-déclarées à des données objectives. De même, des modélisations seraient mal maîtrisées, la durée d’exposition au risque n’étant généralement pas prise en compte. Elle critique par ailleurs la manière dont sont traités tant le racisme (ignorant le fait que les majoritaires puissent s'en plaindre également) que la transmission de l’islam, qui conduit les auteurs à conclure que le regain religieux ne concerne qu’une petite minorité des jeunes musulmans, ou encore la minoration de l’importance du communautarisme religieux. Le jugement ici ne s’embarrasse pas de nuances : « La conception victimaire de la question migratoire a contaminé le champ d’études sociodémographiques menées par toute une communauté de chercheurs avec l’aval d’institutions dans lesquelles les préoccupations vis-à-vis des discriminations et du racisme tournent à l’obsession »   . L'auteur rejoint ici la critique de la culture woke.

Michèle Tribalat relate ensuite longuement les discussions qui ont conduit, dans le cadre de la nouvelle enquête TeO2 de 2020, à retenir un petit échantillon de personnes de troisième génération d’immigrés, et commente les réticences qui persistent à inclure dans les enquêtes annuelles de recensement les questions sur le pays et la nationalité de naissance des parents. D'après elle, de telles questions permettraient de descendre à un échelon local fin s'agissant de la seconde génération, ce qui reste aujourd’hui compliqué – même si on peut s'en faire une idée pour les moins de 18 ans comme l'a montré l’étude de France Stratégie sur l’évolution de la ségrégation résidentielle en France 1990-2015. C'est au demeurant également la position qu'exprime Thomas Piketty dans son récent opuscule Mesurer le racisme, vaincre les discriminations (Seuil, 2022).

La lutte contre les discriminations reste l’argument pour autoriser la production de données sur les origines, et pas le dénombrement, qui n’est pas jugé important, se désole Michèle Tribalat.

Tout est affaire de proportion

Mais c'est dans la manière dont elle traite ensuite de la critique, par François Héran, du livre de Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent (Grasset, 2018), que le propos est le plus problématique. Le premier prédisait, en lien avec la forte augmentation à venir de la population africaine, que l’immigration de l'Afrique vers l’Europe ne pouvait qu’augmenter très fortement dans les prochaines décennies, et que la population européenne d’origine africaine pourrait ainsi représenter 20 à 25 % en 2050, contre 1,5 à 2 % en 2015. François Héran lui avait alors répondu, de manière très argumentée, qu’au vu des données disponibles, la proportion d’immigrés subsahariens en France, passerait tout au plus de 1,5 à 3 % ou 4 % sur la période.

Ici, le seul véritable argument de Michèle Tribalat, outre de se référer à nouveau à la projection du Pew (qui ne concerne pas la seule immigration subsaharienne), est d’expliquer que cette évaluation fait abstraction du fait que cette immigration avait crû deux fois plus vite que la population africaine entre le début des années 1980 et 2015. A ce sujet, elle se garde toutefois de préciser que même ainsi, en renconduisant un tel niveau d'accroissement sur la période suivante, l’estimation de 14 millions à 18 millions avancée par Smith reste absolument hors de portée.

Si ce nouveau livre trouve parfois des accommodements avec le souci de la vérité et de la rigueur argumentative, nulle doute, en revanche, qu'il rencontre une attente forte, qui fera possiblement son succès auprès de certains publics.