L’américain Stephen Smith revient sur les motivations des candidats au départ pour l’Europe et envisage différents scénarios pour répondre aux enjeux soulevés par ces flux migratoires.

Depuis 2007, Stephen Smith est professeur d’études africaines à l’Université Duke aux États-Unis. Auparavant, cet Américain mène une carrière de journaliste spécialiste de l’Afrique. Correspondant sur ce territoire pour l’agence de presse Reuters ainsi que pour Radio France International (RFI), il collabore, ensuite, à la réalisation d’articles et de reportages sur ce continent au sein de plusieurs organes de presse notamment français (Libération, Le Monde, Le Monde diplomatique). Stephen Smith est également l’auteur de plusieurs livres sur ce même continent, tels que Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt   . Sa publication suscite alors de vives réactions de la part des opposants de la « Françafrique »   , qui reprochent à Stephen Smith une vision néocolonialiste et caricaturale des réalités sociales du continent africain.

Quinze ans plus tard, en 2018, Stephen Smith publie La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent. Il y prédit pour les années à venir une hausse des flux de migrants africains sur les côtes européennes. En effet, selon lui, les transferts migratoires massifs n’en sont qu’à leurs débuts et l’Europe va « s’africaniser ». Alors que depuis la chute du régime de Kadhafi et le début de la guerre civile en Syrie en 2011, la « crise des migrants » fait la Une de l’actualité internationale, Stephen Smith traite le sujet de l’immigration africaine sans détour, ni tabou mais toujours de manière extrêmement documentée afin de « "dé-moraliser" le débat »   . Derrière le titre polémique et provocateur, son livre s’inscrit dans les faits et s’appuie sur de nombreuses références et données démographiques afin d’exposer l’avenir de l’Afrique et de l’Europe dans leur prochaine « confrontation migratoire ».

 

Pression démographique et lutte des générations

Stephen Smith analyse tout d’abord, d’un point de vue historique – de la « rencontre coloniale » (traites et colonisation) aux indépendances –, ce qu’il considère comme l’exception démographique africaine. En effet, alors que l’Europe est confrontée au vieillissement global de sa population, celle de l’Afrique a quadruplé depuis 1960. Smith estime donc qu’en 2100, 40 % de la population mondiale sera africaine. Face à cette situation démographique et aux divers problèmes sociaux qui y sont associés (surpopulation, urbanisation sauvage, exode rurale, risques sanitaires), le « modèle chinois » reposant sur la révolution verte et la politique de l’enfant unique pourrait s’appliquer dans le but de réduire la « pression démographique ». Cependant, Stephen Smith craint que les dirigeants des pays africains aient d’ores et déjà failli dans la régulation de la forte densité et la prévention de ses risques.

Le spécialiste de l’Afrique présente ensuite l’hypothèse selon laquelle l’instabilité chronique que connaissent plusieurs pays du continent s’expliquerait par le décalage entre les espérances pour l’avenir des jeunes africains et les perspectives réellement proposées. Ces derniers ont en fait le sentiment d’être condamnés à n’être que des « cadets » demeurant de plus en plus tardivement sous la dépendance des « aînés ». Le fossé entre les générations grandit   . La fracture qui s’opère met en péril la division sociale du travail et rend alors difficile voire insoluble l’autosuffisance alimentaire (diminution ou absence d’exploitation et de productivité)   . D’autres jeunes, dans l’espoir de voir leur condition de vie s’améliorer, se décident à quitter ce « pays imaginaire » qui leur a tout de même permis de projeter leurs désirs et d’alimenter leurs rêves, pour un autre monde bien réel.

 

Continent en crise et flux migratoires

Stephen Smith reconnaît que la société africaine est en crise. Cette situation, même si Smith explique que la « ruée collective vers la porte n’est pas forcément la solution »   , peut expliquer la fuite des jeunes africains vers l’Europe. Pour autant, l’auteur s’attache à (re)contextualiser la situation économique « sous-développée » de l’Afrique et sa position sur l’échiquier mondial. Il souhaite déconstruire une vision « sur-fantasmée » de ce continent et de ses habitants, fondée sur des stéréotypes datant du passé colonial. L’Afrique « n’est pas "arriérée", elle est ailleurs »   . Pour ce faire, l’auteur tente de vulgariser son propos. Il multiplie les références filmographiques « grand public » - Out of Africa (1985) et White material (2010) - et les clins d’œil humoristiques. Ainsi, pour résumer, il explique que « structurellement, le portrait de l’Afrique se dessine en cinquante nuances de gris »   .

Dans les deux dernières parties de sa démonstration – « Un départ en cascade » et « L’Europe, entre destination et destin » – Stephen Smith aborde les différents types de flux migratoires en particulier d’un pays du Sud vers un pays du Nord. Il décrit la trajectoire des migrants en s’attardant sur « l’épreuve » qu’elle représente en termes de sacrifices, d’investissements ou de dangers et sur la manière dont ces derniers sont perçus et traités par leurs « hôtes ». À travers cette analyse, l’auteur démontre que le choix de la destination ne se fait plus de manière automatique, en lien avec l’instauration des diasporas ou l’histoire coloniale du pays d’origine des migrants. Il repose désormais davantage sur une logique d’opportunités. Dans ce contexte, Stephen Smith invite le lecteur à s’interroger sur la pertinence de l’utilisation des notions d’État, de frontière ou encore de nationalité.

Dans la conclusion, Stephen Smith élabore cinq « scénarios d’avenir » de la situation dont il évalue la probabilité et les conséquences. Dans le premier scénario qu’il nomme « l’Eurafrique », le modèle social ne consisterait plus à réduire et empêcher en permanence les flux migratoires mais à les prendre en compte dans une gestion politique rationnelle. À l’inverse, dans le second scénario, « l’Europe forteresse » les frontières seraient fermées et les flux migratoires extrêmement contrôlés notamment par des modalités de droit d’asile strictes. Dans le troisième scénario envisagé par Smith, « La dérive mafieuse », les flux migratoires, comme au temps des traites, feraient l’objet de trafics sous le contrôle de passeurs. Dans le quatrième scénario, un « retour au protectorat » qui permettrait de « couper le mal à sa source » est envisagé. Une coopération entre les dirigeants européens et africains moyennant contrepartie financière permettrait d’endiguer l’afflux de migrants. Le dernier scénario consisterait à mélanger savamment les quatre autres précédemment évoqués pour mener ce qu’appelle l’auteur une « politique de bric et de broc ».

 

Stephen Smith traite dans cet ouvrage, avec audace et de manière frontale, un phénomène qualifié hâtivement par les mass medias et les commentateurs politiques de « crise » des migrants ou des réfugiés. Avec la multiplication de faits divers, la Méditerranée est devenue « la focale médiatique d’un "jeu de guerre" […] entre migrants, trafiquants, la police des frontières et des humanitaires sans frontières »   . L’auteur, déplorant une instrumentalisation de la situation à des fins politiques plutôt que la mise en place d’une action européenne d’envergure, a souhaité nous éclairer sur un sujet complexe. En déconstruisant de nombreuses idées reçues, Stephen Smith permet aux lecteurs de mieux saisir l’un des enjeux sociétaux majeurs de ce siècle.