François Héran règle leur compte aux polémiques et aux discours irréalistes sur l’immigration.
François Héran a repris ses cours au Collège de France. Après l’introduction générale quelque peu écourtée de l’an dernier, il devrait traiter cette année en détail des causes des migrations. Sa leçon inaugurale avait donné le ton en énumérant quelques-unes des contradictions qui caractérisent la façon dont nous abordons la question de l’immigration qu’il souhaitait prendre à bras-le-corps. Celles-ci concernent aussi bien l’importance et l’origine de l’immigration selon les pays, que les causes et les raisons qui conduisent les personnes à migrer, les limitations au droit d’immigrer, le couplage ou le découplage des flux migratoires avec les besoins de main d’œuvre. C'est donc à lever ces ambiguïtés qu'il doit s'attacher dans ses cours, et c'est ce à quoi devrait se consacrer également l’Institut des migrations dont François Héran a pris la direction, et qui vise à fédérer les recherches sur le sujet.
Avant cela, en 2017, François Héran avait publié un ouvrage en forme de mise au point où il passait en revue les polémiques et discours hors-sol : Avec l’immigration. Mesurer, débattre, agir. Les deux premières parties de cet ouvrage sont consacrées à une sévère critique de la politique migratoire française de ces dernières années, ainsi que des programmes en la matière des principaux partis et responsables politiques. Les deux suivantes mettent en avant des éléments ayant trait au parcours professionnel de l’auteur, lui donnant l’occasion de répondre aux différents griefs adressés à la statistique publique concernant les chiffres de l’immigration. En effet, François Héran a dirigé pendant cinq ans (1993-1998) la division des enquêtes et études démographiques de l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), puis l’Ined (Institut national d’études démographiques) pendant dix ans (1999-2009). Les cinquième et sixième parties consistent en une démolition en règle des discours de polémistes, de droite ou d’extrême droite, obnubilés par la question de l’immigration, suivie d’une analyse des figures de rhétorique auxquelles ils recourent le plus fréquemment. La dernière partie se penche sur la question de l’intégration. Cette construction conduit à un certain nombre de redites, mais qui renvoient aussi au fait que les idées fausses sur le sujet ont proliféré dans de nombreux milieux.
Le legs du sarkozysme, le sophisme des capacités d’accueil et la frilosité dans l’accueil des réfugiés
Le livre s’ouvre, tout de suite après l’introduction, sur une critique de la politique migratoire que Nicolas Sarkozy a pu mener de 2002 à 2012 (avec une courte interruption de 2004 à 2005). Elle pointe l’échec de la politique d’immigration choisie promue par celui-ci (avant qu’une fameuse circulaire de Claude Guéant ne vienne y mettre un terme) et plus généralement le fiasco d’un volontarisme qui prétendait réduire significativement l’immigration « subie » sans prendre en compte ses principaux déterminants. Les entrées légales d’immigrés (c’est-à-dire de personnes nées étrangères à l’étranger et venues s’installer pour une durée d’au moins un an, selon la définition consacrée) d’origine non européenne (les Européens n’ont pas besoin de titres de séjour, or ce sont ces autorisations qui permettent de comptabiliser les entrées) s’élèvent en France à un peu plus de 200 000 par an. Ce nombre, qui est très stable depuis quinze ans, représente 0,3 % de la population, ce qui correspond à la moyenne de l’Union européenne.
La France est liée par les conventions internationales qu’elle a ratifiées, lesquelles garantissent le libre choix du conjoint, le droit de vivre en famille et le droit d’asile. Ce qui explique, si l’on ajoute les étudiants, environ 80 % des entrées. La marge de manœuvre est donc extrêmement réduite, une fois épuisées les restrictions que l’on peut mettre au regroupement familial. L’immigration de travail en particulier ne représente qu’un faible nombre d’entrées. L’immigration illégale est quant à elle communément estimée à 400 000 personnes, mais il s’agit ici d’une donnée de stock à comparer aux six millions d’immigrés recensés. La réduire significativement, à supposer que cela soit possible, nécessiterait des moyens très importants.
Au total, les immigrés avoisinent 10 % de la population vivant en France. La seconde génération, constituée des personnes nées en France de deux parents immigrés ou d’un seul, représente environ 12 % de la population. Ensemble, ceux-ci représentent ainsi un peu plus d’un habitant sur cinq. Ce niveau résulte d’une histoire ancienne et n’est que très peu impacté par les flux récents. Nous devons faire avec. Pour mémoire, l’immigration explique un tiers de la croissance de la population de la France depuis 1945 (dix millions en 70 ans) ; les deux autres tiers, représentant également dix millions chacun, provenant du baby-boom et de l’allongement de la durée de vie.
François Héran critique ensuite le sophisme des « capacités d’accueil » qui sévit chez les Républicains, qui conduit plusieurs d’entre eux à proposer que le Parlement définisse chaque année un objectif d’entrées autorisées. Emmanuel Macron vient d’en reprendre l’idée dans sa lettre aux français. Outre le fait que l’on voit mal comment ces capacités pourraient être définies, un tel objectif se heurterait à la même difficulté qu’indiquée ci-dessus : l’immigration actuelle est principalement « de droit » et vouloir la restreindre de cette manière est assurément voué à l’échec.
Mais l’auteur n’est pas beaucoup plus indulgent pour l’action de François Hollande et de Manuel Valls, dont il explique qu’ils mirent pour l’essentiel leurs pas dans les traces de leur prédécesseur. Il critique en particulier leur frilosité face à l’afflux des demandeurs d’asile syriens et irakiens en Europe en 2015. Par la suite, les candidats de gauche à l’élection présidentielle, bien qu’aucun d’entre eux n’ait fait de l’immigration un problème central, n’ont guère brillé par leurs propositions sur le sujet. Quant aux propositions du Front national, de réduire par dix ou par vingt le nombre d’entrées chaque année, elles relèvent du déni de réalité.
Mises en cause et qualité de la statistique publique sur le sujet. Vaines polémiques
Après avoir retracé rapidement son parcours professionnel, l’auteur rapporte ensuite son expérience à la tête de l’Ined et les mises en cause médiatiques et les tentatives du pouvoir, sous Nicolas Sarkozy, de contrôler l’institution. Il rappelle également les progrès qui ont été faits au cours des vingt cinq dernières années concernant les données disponibles sur l’immigration en France, même si celles-ci se heurtent encore trop souvent au scepticisme et au soupçon de manipulation de l’opinion. Il explique que le débat, qui ne cesse d’être réactivé à droite comme à gauche, pour ou contre les « statistiques ethniques » (bien mal nommées au demeurant puisqu’elles concernent en fait la nationalité et le pays de naissance de l’individu et de ses parents) n’a plus guère d’objet. Leur utilité est avérée et les précautions d’usage sont garanties par le fait qu’elles se pratiquent en France sur le mode de la dérogation contrôlée, de même que les statistiques religieuses. Elles ne posent ainsi aucun problème particulier, si ce n’est qu’on pourrait souhaiter qu’elles soient plus régulièrement actualisées.
Mais la difficulté demeure d’intéresser l’opinion publique à ces données, de les populariser dans le bon sens du terme. Le domaine est en effet livré aux extrémistes qui, pour promouvoir leurs idées, n’ont de cesse de les discréditer comme pour donner un semblant d’objectivité à leur argumentation. François Héran expose plusieurs exemples de polémiques de ce type, autour de la mise en place du recensement annuel, de pseudo erreurs de décompte ou encore concernant la part de l’immigration dans les prisons, dont il déconstruit efficacement les arguments. Il consacre également un développement à montrer comment la rhétorique tombe, trop souvent, sur le sujet dans ses pires excès, comme Albert O. Hirschman avait pu le faire dans un autre domaine .
Intégrer, mais aussi accueillir, au moins dans les situations exceptionnelles les refugiés fuyant des situations de guerre
La dernière partie de l’ouvrage, une fois écartées les fausses questions, traite de l’intégration des immigrés, de sa mesure et de son interprétation. L’auteur mentionne à ce propos l’usage désormais fréquent de méthodes statistiques qui permettent de débrouiller l’écheveau des multiples variables qui pèsent sur les comportements et d’estimer le poids de chacune. Toutes choses égales par ailleurs, le fait d’être originaire de Turquie, d’Afrique centrale ou d’Afrique sahélienne continue de peser sur la probabilité de sortir de l’école sans diplôme. Comment l’expliquer ? Par des facteurs non pris en compte dans les enquêtes, des comportements défavorables propres à certains groupes, des pratiques ou des dispositifs discriminatoires à leur endroit. Là encore, les méthodes statistiques permettent d’apporter des éléments de réponses à ces questions, même s’il convient d’être prudent dans leur interprétation.
L’intégration est quoiqu’il en soit un phénomène qui requiert du temps et qu’il n’y a guère de sens d’ériger en condition préalable à l’accueil comme certains l’imaginent, alors que son appréciation joue pleinement son rôle, comme l’explique l’auteur, s’agissant de l’obtention de la nationalité.
Cela dit, face aux situations exceptionnelles, comme l’afflux des réfugiés fuyant des situations de guerre en 2015, il faut encore se référer à d’autres notions. François Héran suggère de se tourner vers la pitié, réfutant au passage le fait que l’on puisse lui opposer un point de vue de réalisme politique. « Une société sans pitié n’est plus une société » écrit l’auteur, qui a suffisamment montré ici de quel côté se trouvait le réalisme en la matière. Cela ne nous dit rien des situations ou des personnes vis-à-vis desquelles nous devrions l’exercer. Au moins faut-il admettre qu’il y a des cas où la question ne se pose pas.
Au terme de ce livre, François Héran a ainsi largement déblayé le terrain en écartant les polémiques et les discours hors sol. Resterait à définir le contenu, ou tout au moins les options, de ce qui pourrait constituer une politique migratoire pour le XXIe siècle. Mais peut-être s’y emploiera-t-il dans un prochain ouvrage ?