Le philosophe Jean-Marie Brohm se penche sur les enjeux anthropologiques et épistémiques de la vie extraterrestre.
Le champ de pensée de la vie extraterrestre est pollué par les mythologies et les divagations, et occulté par les « ricanements sarcastiques » d’un scepticisme qui s’apparente plus à la croyance qu’à la science. Mettant d’emblée hors-champ les unes comme les autres, le sociologue et philosophe Jean-Marie Brohm aborde ce sujet dans une perspective de rigueur, factualiste et cartésienne. Il entend prendre toute la mesure culturelle, anthropologique et ontologique de l’hypothèse d’une vie non-terrestre.
Familier de l’histoire des sciences, il balaie son champ d’étude consciencieusement, y incluant de nombreux ouvrages de vulgarisation scientifique, des rapports officiels (NASA, CNES), des champs de recherche émergents (exobiologie, astrobiologie étudiant la vie ailleurs que sur Terre), ainsi que les plus récentes contributions en matière d’ufologie (champ académique reconnu, qui s’intéresse non pas aux OVNIS, mais aux témoignages les concernant). De cette manière, l’auteur, qui s’est toujours intéressé aux « objets-limites » (l’animal, le corps, le posthumain, l’ultra-technique) poursuit son exploration de l’altérité, de l’anomalie et de l’impensable. Dans cette perspective, il croise les nouvelles connaissances avec la boîte à outils à laquelle il nous a accoutumés dans ses précédents essais (Kant, Marx, Freud, l’école de Francfort, Georges Devereux).
L’hypothèse même d’une vie extraterrestre constitue l’épreuve ultime du décentrement et opère à ses yeux le dernier acte d’une révolution copernicienne entamée il y a environ cinq siècles : « Après l’anthropologie de la mondialisation anthropocène, on s’orienterait vers une anthropologie cosmique : celle des humains dans l’espace interstellaire, mais aussi, pourquoi pas ?, celle des éventuels "humanoïdes" ou "êtres raisonnables", "habitants des mondes lointains" pour parler comme Kant, en somme une anthropologie cosmo-cosmopolite » .
Un abondant prologue
Jean-Marie Brohm rapporte différents faits récents ayant invité la question extraterrestre sur le terrain scientifique et médiatique, comme l’observation de l’objet interstellaire Oumuamua à partir d’un observatoire hawaïen, en 2019. Il relate de nombreux témoignages de « rencontres » (il en existe des milliers), considérés comme fiables par les autorités policières comme scientifiques et qui, sans que l’objet de la « rencontre » soit avéré, attisent en tout cas des questions ontologiques fondamentales : qu’est-ce qu’a vu le témoin ? Qu’est-ce qu’un témoin – qui atteste de phénomènes et d’expériences tangibles, mais de manière forcément projective ?
Si la philosophie consiste, comme l’a proposé Jean-Paul Sartre, à « énoncer un problème par rapport à l’homme », alors la philosophie doit articuler la cosmologie à l’anthropologie afin d’élargir sa compréhension du rapport de l’homme avec un monde désormais constitué d’une pluralité de mondes. Pour Brohm, cet exercice aux limites du pensable ne revient nullement à offrir l’entendement en proie à des chimères, tout au contraire : il s’agit d’une « épreuve de la réalité » (Freud) qui implique de ne pas séparer mécaniquement l’observateur de l’objet observé. Brohm revendique ici la filiation avec Devereux qui s’est intéressé à l’intrication entre les dispositifs d’observations et les phénomènes observés, et aux jeux de frontière entre ces deux pôles de l’expérience.
Le point de vue irrémédiablement « situé » et interne des sciences humaines comporte le risque d’un rejet de l’altérité et du décentrement, conduisant à considérer tout ce qui ne cadre pas avec le paradigme épistémique actuel (au sens de Thomas Kuhn) comme relevant de la croyance ou de l’opinion. Un tel rejet est scientifiquement biaisé. C’est pourtant ce dont témoigne la plupart des approches sociologiques de la cosmologie, qui réduit les témoignages mais aussi les controverses scientifiques à des questions de « récits », de croyances collectives et de mentalités ; en somme, à des points de vue.
Brohm plaide au contraire pour ne pas renoncer à une investigation réaliste de l’inconnu, mettant en garde contre ce qu’il semble considéré comme deux dérives à front renversé : d’une part la dérive sceptique de la « ratiomanie » poppérienne ; de l’autre, son pendant anarchiste et populiste (Feyerabend) qui sombre dans le confusionnisme, le relativisme et le nihilisme libertarien, ramenant la science à une forme de magie. Brohm en appelle à l’arbitrage bachelardien, rappelant la double nécessité de surmonter l’opinion commune, et celle de « se poser des problèmes », autrement dit d’aller à la rencontre de l’impensable, en sortant de notre anthropologie moniste. Il évoque sur ce plan l’apport majeur de Philippe Descola qui a su montrer la variété des systèmes de classement ontologiques et des régimes scopiques, dans les différentes cultures humaines. Mais il prend toutefois ses distances par rapport à certains aspects plus relativistes de son anthropologie, comme la suppression de la distinction ontologique entre humain et non-humain, qui s’apparente selon lui à une nouvelle destruction de l’altérité, autrement dit à un retour paradoxal de l’anthropomorphisme : « un certain réductionnisme éthologique (…) interdit de penser les spécificités ontologiques des modes d’être singuliers » .
La réalité des mondes multiples, pressentie par Étienne Souriau, implique de s’intéresser à des modes de relations et de coexistences (psychiques, physiques) qui nécessitent le maintien de distinctions ontologiques, ce qui ne va pas de soi. Car poser ces distinctions répond plus au principe de réalité qu’au principe de plaisir qui, de son côté, ne voit le monde extérieur que comme miroir du Moi. Un tel engluement du sujet dans la pâte visqueuse du Moi nécessite un effort soutenu de décentrement et le maintien de l’extériorité, dont la vie extraterrestre constitue l’hypothèse radicale – ce qui ne veut pas dire impossible.
La phénoménologie husserlienne, qui pense la Terre comme principe unifiant de la perception humaine, s’avère d’un grand secours pour reconnaître en quoi la relation entre la raison humaine et le cosmos constitue l’ultime horizon de l’anthropologie. Le « corps-sol » et l’ « arche-patrie » unifient la perception de l’humain, l’empêchant de se dissoudre dans le mouvement permanent. Cette perception, historiquement et culturellement constituée, ne fait que reconduire la question de l’expérience de la non-humanité et de la vie extra-terrestre, autrement dit l’expérience ontologique de l’extériorité par rapport au « trop-humain ». Le Martien est ce qui, à terme, définit l’homme en extériorité et en singularité.
De catastrophes en catastrophes
Le premier chapitre repart de Marx qui définissait la nature comme « corps non-organique de l’homme », corps augmenté avec lequel l’homme doit entretenir un processus constant de don et de contre-don. De là la récusation des illusions de la domination-domestication de la nature, qui est devenue une notion complexe et ambivalente avec l’anthropocène. Cette dernière a opéré un déplacement du principe de vie vers le principe de survie. La domestication de la nature ne se réalise réellement que dans les idéologies totalitaires et leurs « fantasmagories rationalistes et volontaristes » , mais ces fictions politiques et culturelles, qui nient le principe de réalité, se font les accélérateurs d’un retour du refoulé qui, dans les imaginaires, prend la forme des grandes catastrophes naturelles.
Brohm rappelle ici quelques dates sépulcrales qui ont marqué l’histoire des arts et des sociétés, avec leur cortège de victimes se comptant par centaines de milliers : l’explosion du volcan de Santorin (-1628), le tremblement de terre de Lisbonne (1755), l’explosion du Krakatoa (1883), l’éruption de la Montagne Pelée (1905) ; les cyclones, ouragans qui ont ravagé la civilisation (Bhola en 1970, Nina en 1975, Katrina en 2005, Nargis en 2008) ; les séismes et l’attente angoissée et résiliente du « Big One » en Californie ; les tsunamis et autre raz-de-marée… Ce retour du refoulé est aussi un retour du réel dans sa dimension cosmique. Il fait écho aux théories sur la « 6e extinction » qui tracent une histoire de l’humanité à très grande échelle, puisque la première extinction remonte à l’Ordovicien (- 440 millions d’années), tandis que la plus célèbre, la 5e, celle des dinosaures entre le Crétacé et le Tertiaire, n’est vieille que de 65 millions d’années.
L’auteur chronique différents récits d’apocalypse qui, pour beaucoup, ne connaissent aucun témoin, et alimentent l’imaginaire des artistes comme des savants. Le principe de réalité exige ici encore de ne pas écarter la menace d’un impacteur cosmique : le spectre de la fin de l’humanité n’est pas en dehors de toute probabilité, même si ces probabilités sont faibles, comme l’illustre l’essor du domaine de la prévention des collisions cosmiques, et les collisions fréquentes de météorites à la surface de la terre : « L’Agence spatiale européenne a ainsi envisagé une mission baptisée Don Quichotte qui consisterait à envoyer deux vaisseaux vers un astéroïdes. Le premier, Sancho, se placerait en orbite autour du corps pour étudier toutes ses caractéristiques avant que le second engin, Hidalgo, n’aille le percuter » . La fin de l’humanité ne signifie pas pour autant la fin du monde, comme le rappelle Matthieu Gounelle qualifiant l’humanité de « banale singularité résultant d’une hasardeuse nécessité ».
Quel "autre" avec l'homme?
Après la collapsologie, qui renvoie l’altérité radicale à la question de l’extinction de l’homme (quel « autre » après l’homme ?), Brohm s’intéresse à l’altérité simultanéiste (quel « autre » avec l’homme ?) qu’évoquent les voyages dans l’espace et la conquête de l’« ultime frontière ». Ces nouveaux récits donnent lieu à une concurrence sans répit entre les grandes puissances et les tycoons, qui entendent développer le secteur luxueux du tourisme orbital. Le rapport à la Terre comme propriété et la lutte contre la rareté se déplacent dans l’espace, deviennent extraterrestres, sans faire mentir Marx. Cette nouvelle ère s’ouvre à toutes les transgressions de limites, « comme si une frontière invisible mais réelle devait être sans cesse reculée » .
Brohm recense les différents « exploits » qui ont permis de repousser ces frontières invisibles et de dessiner de « nouveaux scénarios pour l’avenir cosmique de l’humanité », à commencer par l’invention du télescope, déjà commentée par Georg Simmel, qui a permis d’élargir notre monde sensible. De ce point de vue, les découvertes scientifiques ne font qu’entériner l’imaginaire des scientifiques qui ne sont jamais loin de l’anticipation littéraire : Le Songe de Kepler, L’Homme dans la lune de Francis Godwin ou L’Autre monde de Savinien Cyrano de Bergerac attestent d’un jeu de miroir ambigu entre projections littéraires et résultats scientifiques. Imprégné de psychanalyse, Brohm entend en effet mettre au centre le processus imaginaire qui dirige ce rationalisme instrumental, et ces nombreux triomphes (lancements de satellites, alunissages en mondovision, sondes, missions habitées, etc).
Or, l’une des principales motivations de l’exploration spatiale est, outre l’appropriation des ressources, la recherche de vie extraterrestre, voire d’une intelligence non terrestre. Cette recherche n’est pas une fiction mais une perspective scientifique et philosophique, comme le montre Brohm, qui en déduit une série de questions : la vie a-t-elle existé avant l’apparition de la Terre ? La vie existe-t-elle ailleurs ? À quoi pourrait-elle ressembler ? Si l’hypothèse d’une vie extraterrestre était confirmée, l’homme vivrait sa quatrième grande « vexation » (Freud) après celle infligée par Copernic (fin du centrisme cosmologique), de Darwin (fin du centrisme humaniste) et de la psychanalyse (fin du centrisme rationaliste) : cette perspective constitue un bouleversement de la représentation ontologique de l’humain. Elle mettrait fin à la croyance du « statut spécial » de la Terre (et de l’homme) dans l’univers. Mais la « réponse » est moins l’origine du vacillement que la question même car, « dans un cas comme dans l’autre, nos croyances, nos représentations, nos projets seraient bouleversés, soit par l’angoisse métaphysique de notre singularité s’ils s’avéraient que nous sommes seuls, accrochés à une minuscule planète vouée à disparaître, soit par la crainte des "aliens" extraterrestres, s’il devenait manifeste qu’il existe d’autres civilisations égales ou supérieures à la nôtres » .
La question de la vie extraterrestre suscite une intense polémique parmi les différents Prix Nobel, certains estimant (comme Jacques Monod) que l’homme serait seul dans l’immensité du cosmos, d’autres que l’extension de l’univers impliquerait l’existence de « milliers » d’autres civilisations, d’autres – position intermédiaire – admettant que la vie obéirait à des critères biochimiques difficiles, mais non impossibles, à reproduire. En tout cas, l’humanité tente, depuis 1972 (sonde Pioneer 10) de communiquer avec la vie extraterrestre en envoyant dans l’espace des informations gravées dans des capsules culturelles. Ces bouteilles à la mer renvoient à une quête ultime d’altérité censée nous en apprendre plus sur la spécificité humaine.
Sommes-nous seuls dans l'univers ?
Le troisième et dernier chapitre est sous-titré « le silence extraterrestre et ses énigmes », le silence renvoyant à des questionnements métaphysiques et à l’enjeu des limites de la rationalité humaine. Brohm se remémore les deux infinis pascaliens et kantiens pour rappeler une aporie fondamentale : celle qui oppose l’inconnu absolu nous renvoyant à notre statut animal et atomique avec l’énigme de la conscience qui dissocie l’homme de toute animalité : « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout » , telle serait la condition humaine ainsi pensée depuis les présocratiques. La question extraterrestre concerne non seulement la science, la religion mais aussi la philosophie et la métaphysique en interrogeant le propre de l’homme.
La question extraterrestre se noue avec les origines de la métaphysique, si bien que les Martiens n’ont pas eu besoin d’exister pour influencer l’histoire de la raison. Brohm s’attarde sur deux penseurs qui ont su « négocier », sous couvert théologique, avec cet Autre absolu dans les personnes de Descartes (Principes de philosophie) puis de Kant (Histoire générale de la nature et théorie du ciel), en évoquant leurs allusions à des « créatures intelligentes d’un monde indéfini » (Descartes) et aux « habitants des différentes planètes », situant l’importance de cette extrapolation ultime dans leur constructions intellectuelles respectives. Brohm relie ce corpus métaphysique aux récentes découvertes et réflexions sur les exoplanètes, tenant à jour la liste des découvertes de planètes extrasolaires comme la célèbre Proxima b, dont les contextes géophysiques atténuent plausiblement l’idée de singularité terrienne.
Il discute ensuite deux thèses qui défendent l’hypothèse poly-anthropique (pluralités des expériences terriennnes) et au contraire solipsistes (singularité de l’expérience terrienne), déplaçant l'une et l'autre le concept d’universalisme : au sens fort, l’universalisme implique, statistiquement, l’hypothèse contradictoire d’une pluralité des mondes, contredisant l’acception moniste du terme même d’universalisme. Cette ultime vexation (« vexation ontologique ») serait elle-même contenue dans le principe d’universalité.
La propension humaine à envoyer des messages vers l’infini et l’inconnu illustre cette « schizophrénie épistémologique » qui nous conduit à rechercher l’universel pour définir notre insaisissable singularité humaine. Là encore, Brohm documente son propos à partir de témoignages, de rapports qui attestent de sa soif de factualité et de son antirelativisme toujours situé entre réel et imaginaire : « On pourrait alors paraphraser Lacan et soutenir que "le réel, c’est l’impossible", autrement dit ce qui résiste à la symbolisation dans le langage et devient donc source d’angoisse » .
La fin du chapitre est une charge contre le réductionnisme sociologique, réduisant les témoignages de « rencontres rapprochées » à de la matière narrative, ce que Brohm rapproche des conceptions ésotériques et archétypales de C.-G. Jung, repliant toute phénoménologie sur des matrices émotionnelles et mythologiques collectives, et détruisant toute hypothèse d’existence du référent dans le magma des schèmes de pensée (ici, Brohm rappelle les garde-fous de Benveniste et de John R. Searle en matière de distinctions des faits et des représentations, cela afin de rappeler l’existence d’une « nature objective des choses ») : « cette distinction entre "faits indépendants du langage" (…) et "faits dépendants du langage" (…) est, me semble-t-il, capitale pour comprendre la variété bigarrée des discours ufologiques » .
L’épilogue est un plaidoyer pour ne plus scinder pensée philosophique et pensée scientifique, reprenant l’idée d’Alexandre Koyré d’une « influence des conceptions philosophiques sur l’évolution des théories scientifiques ». Brohm rappelle que « la recherche a progressé dans les deux directions opposées de l’infini : l’infiniment grand et l’infiniment petit » , que ces deux infinis ne se ressemblent nullement. L’astrophysique et la cosmologie sont devenues des variables indispensables à l’auto-compréhension de l’homme, dont la pensée n’a cessé de déterminer les idées de nature et, par-delà, de cosmos.
Les cosmologies de Spinoza et de Leibniz par exemple, diffèrent en tout point et produisent des anthropologies antithétiques. Si « la totalité anthropologique a été fragmentée à l’infini dans une mosaïque de catégories et de sous-catégories artificielles » , et que la place même de l’homme sur la Terre se trouve menacée par le dérèglement climatique, la cosmologie nous ramène à la question originaire de cette place de l’homme. L’espace est devenu le nouvel horizon anthropologique, ouvert sur de nouvelles controverses : l’homme donne-t-il un sens à l’Univers (« principe anthropique »), ou bien serait-ce l’Univers qui lui donne son sens ? Les découvertes fondamentales de l’astrophysique et de la cosmologie (comme l’extension de l’Univers), survenues au XXe siècle, l’accélération des progrès en matière d’observation donnent lieu à différents scénarios et interprétations.
Au final, Jean-Marie Brohm nous livre non seulement une réflexion métaphysique sur l’altérité, dont le cours est en baisse dans les sociétés ultralibérales, mondialisées, à la recherche de nouvelles frontières à transgresser, mais aussi une méthodologie dialectique qui doit autant à Marx qu’à Freud, et surtout au « comparatisme » antisectaire du trop méconnu psychanalyste et anthropologue Georges Devereux. L’ouvrage est, en filigrane, une défense de l’altérité et de la singularité revisitant l’ontologie à l’époque des confusionnismes liquides, et de leurs pièges réactifs essentialistes.