A l’occasion de son cinquantenaire, un retour réussi sur l’histoire originale et jonchée d’embûches de l’Université Paris 1.

Dans le sillage de Mai 68 et de la dissolution de l’Université de Paris, la nouvelle Université Paris 1 Panthéon Sorbonne naît du regroupement et de l’alliance de trois ensembles disciplinaires : le premier issu des sciences humaines (une partie de l’ancienne Faculté des lettres), le deuxième du droit et des sciences économiques, le troisième et dernier secteur est hétérogène, puisque constitué d’instituts « orphelins ». A l’occasion du cinquantenaire de cette université, Philippe Boutry (historien et ancien président de Paris 1), Christophe Charle (historien issu de cette même université et spécialiste reconnu de l’histoire de l’enseignement supérieur) et Marie-Caroline Luce (archiviste à Paris 1) publient L’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Cinquante ans entre utopie et réalités (1971-2021). Dans cet ouvrage, ils reviennent de manière générale sur son histoire. Certains aspects particuliers (les bibliothèques, les relations internationales et plusieurs facultés) font ou feront l’objet de livres complémentaires inscrits dans la collection du « Jubilé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne », dirigée par ces trois mêmes auteurs et l’historien Jean-Marie Le Gall aux Editions de la Sorbonne. Une telle entreprise veut battre en brèche la relative inexistence de la « tradition du livre jubilaire » dans notre pays, au contraire d’autres pays anglo-saxons ou germaniques, et qui pourrait pourtant contribuer à « l’image publique des universités. »

 

Il était une fois Paris 1

Les fortes ambitions de la nouvelle université sont énoncées dans ses statuts fondateurs : pluri- et multi-disciplinarité, coopérations entre établissements français et étrangers, gouvernance, volonté de suivre et d’orienter ses étudiants, accent mis sur la formation permanente, etc. Ces missions peuvent se lire comme une tentative de synthèse des héritages des facultés et de la nouvelle loi d’Orientation d’Edgar Faure, complétée en 1984 par la loi Savary. Malgré les évolutions de cinquante années d’histoire et la nécessaire adaptation aux différents contextes, Paris 1 s’est efforcée de rester fidèle aux statuts qu’elle se donna alors. « C’est ce fil rouge entre utopie et réalités, projet initial et contraintes de l’environnement » que se proposent de suivre les auteurs tout au long de leur ouvrage.

« L’histoire de Paris 1 est tout sauf un conte de fées, on s’en doute, et ce sont plutôt de mauvaises fées qui ont accompagné sa destinée : ces trois marâtres portent des noms peu amènes : structures éclatées, locaux dispersés, budgets contraints […] Quel le lecteur ou la lectrice garde néanmoins le moral, Panthéon-Sorbonne, tel Antée ou Hercule, est toujours là au terme de toutes ces épreuves ! » Ainsi résume avec humour Christophe Charle le « poids des contraintes » qui, dès sa naissance, pèsent sur le fonctionnement de cette université. En effet, si elle apparaît « surdotée » en effectifs aux yeux de sa tutelle, l’université souffre de son grand éclatement géographique. Elle doit également faire face au mouvement de massification de l’enseignement supérieur, qui fait que, malgré l’apport de moyens supplémentaires au cours de son histoire, elle continue d’accuser un retard dû à sa structuration initiale, notamment en termes de mètres carrés disponibles par étudiant. Bien que très visible la tour du Centre Tolbiac, construite au début des années 1970, ne soulage pas la sur-occupation d’une Sorbonne historique, qu’il convient par ailleurs de partager avec d’autres universités.

L’originalité de l’histoire de Paris 1 repose aussi sur sa gouvernance, sur laquelle revient Philippe Boutry. En effet, les douze équipes présidentielles qui s’y sont succédées respectent – à une exception près – les principes suivants : alternance de la discipline d’appartenance du président à chaque mandature (d’environ cinq ans), ce qui a pour conséquence qu’un président « ne sert qu’une fois » (sauf le mathématicien Georges Haddad mais à plusieurs décennies d’intervalle) et, en contrepartie, une représentation de l’ensemble des familles disciplinaires dans l’équipe dirigeante. L’université peut se targuer d’avoir compté parmi ses président et présidentes des personnes d’envergure, dont le premier qui est le juriste et membre du Conseil constitutionnel François Luchaire. Fait rare pour l’époque, c’est une présidente, l’historienne Hélène Ahrweiller qui est ensuite élue. Après ces deux membres fondateurs et l’intermède Pierre Bauchet, ce sont deux collègues plus jeunes qui prennent leur suite : le géographe Jacques Soppelsa puis Georges Haddad. Le mandat de Soppelsa est marquée par une forme de quasi « cogestion » avec l’Unef et trois de ses membres bien connus depuis (Alain Bauer, Stéphane Fouks et Manuel Valls) : « C’est depuis "Tolbiac la rouge", puis dans les Conseils de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, que tous trois ont accompli leur apprentissage politique, qui les a emmenés très loin, à tous les points de vue, de leur point de départ. » Ces différentes présidentes sont notamment marquées par la lutte contre les difficultés financières de l’établissement. Yves Jégouzo, Michel Kaplan et Pierre-Yves Hénin sont les présidents « au temps des contrats » et, entre autres choses, de la conquête de nouveaux locaux.

La loi Pécresse de 2007 sur l’autonomie des universités marque une nouvelle césure pour l’histoire de l’université, et le retour des difficultés budgétaires du fait de « l’extrême fragilité des équilibres financiers ». Qui plus est, cette université prestigieuse est souvent l’aboutissement d’une carrière pour ses professeurs, ce qui vient alourdir une masse salariale transférée aux universités mais non intégralement compensée. Jean-Claude Colliard est le premier président à avoir la conduite du navire dans ce nouvel environnement institutionnel. Ancien directeur de cabinet de François Mitterrand pendant son premier septennat (1981-1988) et membre du Conseil constitutionnel, c’est encore une figure d’envergure qui préside aux destinées de l’université. « Il aura ainsi incarné un court instant cette intelligence mêlée d’humour qui fut, souvent, l’une des marques distinctives de Paris 1, au rebours des pesanteurs dites "sorbonnardes". » Cette période est aussi marquée par les tentatives (échouées dans le cas de Paris 1) de regroupements, voire de fusions, d’établissements parisiens afin de renforcer la présence des universités françaises dans les classements internationaux. Philippe Boutry prend la succession de Jean-Claude Colliard et son mandat est à nouveau marqué par les difficultés financières (« gel des postes » notamment). Georges Haddad le suit et amène paradoxalement – car il est lui-même élu pour la seconde fois – un renouvellement fort de l’équipe présidentielle. Après un bref intérim du juriste Thomas Clay et surtout à la suite d’une élection très disputée, Paris 1 choisit pour la seconde fois de son histoire une présidente en la personne de Christine Neau-Leduc, toujours en fonction.

 

Les femmes et les hommes des Présidents

Si les présidences successives rythment la chronologie de la vie de l’établissement, elles ne doivent pas faire oublier ses personnels (au sens large) et étudiants qui le font vivre au quotidien. Philippe Boutry et Christophe Charle s’attachent ainsi à l’histoire, entrevue notamment par le prisme statistique mais pas seulement, de ses personnels administratifs et de bibliothèques. Outre son Service commun de la documentation, deux bibliothèques interuniversitaires sont gérées par Paris 1 : celle de la Sorbonne et celle de Cujas. Fondée sur l’idée de « participation », l’université semble avoir généré un « patriotisme d’établissement » chez ses personnels, en dépit des défis déjà évoqués auxquels ils furent et sont confrontés. L’université se distingue aussi pour l’attention précoce portée à la formation continue. En revanche, elle suit la même évolution que ses consœurs en termes d’informatisation ou de montée en puissance de son administration (affirmation du rôle de directeur général des services par exemple).

Du fait de sa pluridisciplinarité, qui se caractérise notamment par la création de diplômes bi-disciplinaires, notamment pour les licences, les étudiants passés et présents de l’université constituent un ensemble assez hétérogène. L’équilibre relatif sur le plan des effectifs entre les trois grandes composantes disciplinaires n’est pas toujours respecté. L’augmentation du nombre d’étudiants et l’allongement des études sont deux autres tendances lourdes de son histoire. En dépit d’un souci de démocratisation ayant présidé à la naissance de l’université, la sociologie des étudiants fait apparaitre une sur-sélection sociale. En revanche, la féminisation de la population étudiante est achevée et la parité dépassée.

Concernant ses enseignants-chercheurs, la vie de l’université est marquée par le partage entre titulaires et non-titulaires, une constante au cours de son histoire. En expert du domaine, Christophe Charle revient sur l’évolution de leurs statuts, de leurs carrières, des relations avec le CNRS, leurs conditions de vie et leurs pratiques de mobilité. Il aborde la féminisation inachevée des effectifs, notamment lorsque l’on s’élève dans la hiérarchie. Plus qu’un panthéon (sans mauvais jeu de mot) d’illustres professeurs, c’est un tableau d’ensemble qui nous est proposé et qui restitue la structuration de cette catégorie de personnels.

L’université n’échappe pas au grand mouvement de spécialisation des diplômes qu’elle propose. Elle est aussi un centre important de préparation aux concours, d’enseignement bien sûr, liés au droit (avocat, magistrature), mais également à l’ENA où elle affiche parmi les meilleurs résultats de France, devant les Sciences Po. Globalement, en termes d’orientation, ses étudiants s’intègrent assez bien dans le monde du travail. Ses écoles doctorales jouent un rôle clé dans bien des disciplines, notamment en sciences humaines et sociales. En revanche, les auteurs regrettent l’absence d’un sentiment collectif d’appartenance à l’université pour ses anciens étudiants, à l’image des réseaux d’alumni anglo-saxons.

 

Eloge des universités

L’université Paris 1 serait-elle finalement une « multiversité », comme le suggère Christophe Charle en reprenant le mot de l’un des présidents de l’université de Californie des années 1960, Clark Kerr ? Autrement dit, un établissement d’enseignement supérieur cumulant plusieurs fonctions et, dans ce cas précis, s’efforçant de « concilier ce qu’ailleurs d’autres universités ou écoles ont renoncé à mener de front » (conserver à la fois ses missions d’enseignement et de recherche, œuvrer pour la pluridisciplinarité dans ses diplômes et au quotidien) ? En effet, Paris 1 a réussi, non sans difficultés, à répondre à l’injonction paradoxale de l’excellence de la recherche combinée (ou pas) à la démocratisation de l’enseignement supérieur, sans recours à la sélection a priori. L’ouvrage se termine par un chapitre sur les sources de l’histoire de l’université et les actions liées à la commémoration (séminaire, collecte d’archives orales), rédigé par l’archiviste Marie-Caroline Luce et est complété par une chronologie détaillée, une frise en images, et une bibliographie, en partie comparative.

L’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Cinquante ans entre utopie et réalités (1971-2021) est certes un ouvrage commémoratif, mais il s’agit avant tout d’un livre d’histoire fondé sur l’exploitation et l’analyse rigoureuses d’une grande richesse de sources (institutionnelles, statistiques, orales). Si l’on sent poindre l’affection pour cet établissement sous la plume des auteurs, la liberté de ton (et parfois l’humour) domine. Philippe Boutry et Christophe Charle réussissent à éviter les écueils de l’hagiographie ou du nombrilisme institutionnel. En découvrant l’histoire de Paris 1, le lecteur en apprendra tout autant sur les évolutions du paysage universitaire français, puisque ces cinquante années restent marquées – et on ne peut que le regretter – par des problématiques toujours actuelles : le manque de moyens et de locaux, la croissance du nombre d’étudiants à former, les conflits sur la durée légale du temps de travail des administratifs, la précarité des contractuels, etc. Rien de nouveau sous le soleil ? Il serait pourtant mal venu de terminer sur ce constat de déploration alors que cette leçon d’histoire est aussi un plaidoyer : « Qui aura un jour l’intelligence, le cœur et surtout la volonté, dans ce pays profondément conservateur, où l’on préfère depuis des siècles accumuler les strates inutiles plutôt que de repenser l’architecture, de replacer l’université au centre de l’enseignement supérieur dans la France du troisième millénaire ?! Ce n’est pas seulement l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, c’est l’ensemble de notre jeunesse qui s’en porterait mieux. »