La finance s'emploie aujourd'hui à faire oublier la démonstration faite pendant la pandémie que l'allocation du crédit pourrait tout à fait redevenir une prérogative de la puissance publique.

Benjamin Lemoine vient de publier La démocratie disciplinée par la dette (La Découverte, 2022), qui est en quelque sorte la suite de son livre précédent, L'ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l'Etat et la prospérité du marché (2016), que La Découverte vient de rééditer. Il y rappelle le pouvoir qu'exercent les détenteurs de la dette publique sur l'État. Il se penche ensuite plus en détail sur les différentes actions qu'ont dû mettre en œuvre les Banques centrales ces dix dernières années pour faire face aux crises. Il montre ainsi, en sociologue, l'enjeu de pouvoir que constitue la manière dont on définit leur rôle, et donne à voir pour finir la façon dont la finance appréhende la politique.

ll a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : Vous écrivez dans les dernières pages du livre : « Les désastres à venir (dont la pandémie nous donne un avant-goût) rendent incontournable la rupture avec la "neutralité de marché" comme avec l’idée que le politique ne doit pas interférer dans l’allocation du crédit et des capitaux à l’économie. ». Pour autant, ce n’est pas de l’allocation du crédit et des capitaux dont vous discutez dans celui-ci, mais bien de la manière dont la finance, qui agit ici comme le bras armé des possédants, instrumentalise cette soi-disant neutralité pour promouvoir leurs intérêts (et les siens par la même occasion), en tirant tout le parti possible de leur détention de la dette publique. Peut-être pourriez-vous expliquer les principaux mécanismes qui sont ici à l’œuvre ?

Benjamin Lemoine : La montée en puissance des pratiques et visions du monde propres au secteur financier privé, notamment en ce qui concerne la dette souveraine, est inséparable de l’évolution des modalités d’allocation du crédit. Les deux sont étroitement intriquées. Dans mon livre précédent, je montrais comment la volonté de remettre en marché le financement du Trésor et de l’État à la fin des années 1960 consistait à rompre avec des techniques d’allocation du crédit dites péjorativement « dirigistes » et se déroulant sous l’égide de l’administration publique. La rupture avec ces dispositifs, pour la partie qui concerne le financement de l’État, s’est faite au nom du rétablissement du marché en tant qu’instance de véridiction sur la valeur des choses et entités qui composent le monde économique et social. La dimension bancaire du circuit du Trésor (tout particulièrement les comptes courants postaux), qui faisait de l’État, au milieu du XXe siècle, un banquier de l’économie et constituait aussi une source d’autofinancement, était vivement critiqué par le secteur bancaire. On reprochait une distorsion du marché de l’argent, un « détournement » de l’épargne des dépôts bancaires vers les caisses publiques. Déjà, la place financière ainsi que des fractions de la bureaucratie invoquaient le besoin de « retour à la normale », d’ouvrir à la concurrence les fonds drainés par l’État et les chèques postaux. Il fallait rompre avec ces modes d'approvisionnement direct du Trésor et refaire de l’État un emprunteur parmi d’autres en abattant les privilèges de la puissance publique.

Le démantèlement de ces mécanismes s’est accompagné d’un développement de la dette de marché, puisqu’il fallait compenser ces fonds en moins par d’autres technologies dont les « appels au marché ». Avec l'idée, qui se réinstalle durablement, que les intermédiaires bancaires et financiers privés seraient meilleurs en soi que toute forme d’intervention administrative. En laissant progressivement plus de champ dans les domaines de la banque et du crédit, l'État orchestre l'« autonomie » des structures marchandes et privées de l'argent. C’est une causalité oubliée de constitution des stocks de dette publique. Généralement la dette n'est expliquée que par les déficits publics et les écarts entre recettes et dépenses. Mais l'épargne, et les ressources, que l'État ne collecte plus au sein de son réseau bancaire et monétaire, il doit aller les solliciter à l'extérieur. Sur un autre plan quand l'État baisse la fiscalité des ménages aisés, il diminue ses ressources budgétaires propres et doit emprunter autant, en compensation, à ces patrimoines et fortunes privés qu'il a contribué à augmenter. En résumé, la puissance publique dispose (y compris en sa défaveur) de la clé de distribution des richesses et des pouvoirs dans la société et l’économie. Les investisseurs sont redevenus centraux au terme de ce processus. Comme c’était déjà le cas dans l’entre-deux-guerres, ils ont retrouvé dès la fin des années 1970 – particulièrement avec la neutralisation des politiques monétaires, dont l’indépendance des Banques centrales est le parangon – leur pouvoir de bondholders, de détenteurs d’épargne à placer   . Une épargne que ces investisseurs et leurs intermédiaires sont libres, selon leurs goûts et appétences, d’allouer ou non à certains États de même qu'à certaines entreprises plutôt que d’autres. 

Le pouvoir de la finance varie selon les configurations institutionnelles. Et le point de départ de ce nouveau livre, c’est qu’avec le quantitative easing, et la reconfiguration des instruments à disposition de la Banque centrale européenne (dont le rachat sans limite ou contrepartie des dettes souveraines déjà émises), la capacité de nuisance des investisseurs privés vis-à-vis des souverains peut être potentiellement neutralisée. 

 

Le point sur lequel vous insistez ensuite tout particulièrement est le fait que les actions, auxquelles les Banques centrales ont été contraintes pour faire face à la crise des dettes publiques en premier lieu, puis à la pandémie, qui constituent un démenti flagrant de ce que les marchés sont dans la capacité de remplir le rôle qu’ils prétendent, continuent de nous être présentées comme si elles relevaient du même paradigme. Peut-être pourriez-vous alors indiquer les principaux arguments et/ou artifices qui sont mis en avant et/ou utilisés à cette fin ?

Et en effet c’est le mystère de cette configuration et une partie de l’énigme de ce livre : comment, malgré cette nouvelle possibilité institutionnelle des Banques centrales, dont seules les injections massives de liquidité ont permis d’assurer la survie du système financier, expliquer la résilience d’un discours sur l’efficience et l’autonomie des marchés dans l’allocation du capital ? Et, de même, comment rendre compte de la persistance, au sein des institutions publiques de la monnaie, de la croyance en la « neutralité et prééminence de marché » ? La pandémie constitue en cela une occasion manquée de changement de paradigme sur la dette qui reste enfermée dans une perspective disciplinaire. Plus précisément, la réponse me semble que tout s’est passé, y compris sur le plan international, pour que le changement de paradigme sur la dette et la finance n’advienne pas. Cela n’est pas que de l’ordre de la rhétorique flottant en l’air ou de l’artifice idéologique. Cela passe par des instruments concrets, des dispositifs précis, se réalise dans une véritable ingénierie financière et à travers une sociologie des techniciens ou représentants qui composent ces organisations. Par exemple, derrière le projet de cantonnement de la dette covid, qui véhicule l’idée que le surcroit de dette souveraine souscrit pendant la pandémie est dû à un choc exogène et donc mérite d’être traité à part, on veut maintenir l'emprise d'une narration sur la dette : à savoir qu'en dehors de la pandémie, elle est et restera sous contrôle du rabot budgétaire. Dit autrement : le paradigme et les modes d'appréhension orthodoxes de la dette ne se laisseront pas déborder et les tentatives de subversion seront cantonnés. Mais c’est aussi le cas avec le maintien d'une absence de coordination assumée et explicite entre les actions monétaires de la BCE et les besoins budgétaires des États. La facilitation du financement souverain n’est, ne doit être et rester qu’un effet secondaire, non intentionnel. La frontière très concrète entre rachat par la Banque centrale des titres souverains sur le marché primaire et le marché secondaire fonctionne comme un marquage de cette distribution du monde entre « marchés allocataires du capital » et puissance publique comme « filet de sécurité », n’entravant pas la capacité des premiers. Cela en raison du degré élevé de financiarisation de ces institutions.

 

Le regain d’inflation auquel on assiste actuellement va probablement donner encore d’autres arguments aux partisans du « retour à la normale », qui pourront ainsi peut-être, cette fois, se prévaloir de faits qui pourraient, d’une certaine façon, leur donner raison. Qu’en pensez-vous ?

Absolument, je parle dans le livre des institutions de la monnaie et de la dette (Banques centrales et Trésors) comme des « x à définir ». Les controverses qui s’ouvrent sur l’inflation vont être décisives. Le retour de l’inflation va-t-il signer la fin des politiques de rachat des dettes souveraines et le retour du pouvoir des investisseurs d’influer fortement sur les primes de risques qu’ils exigent au moment de prêter ? Déjà on voit poindre, comme c’est le cas par exemple du chef économiste de l’Institute of International Finance, l’idée qu’avec la remontée de l’inflation le quantitative easing sans conditions n’est pas viable. Et que la sécurisation du financement, l’encadrement des écarts de taux (les spreads) devrait se faire avec des contreparties, un programme de conditionnalités, qui pourrait passer notamment par l’activation de l’OMT – opérations monétaires sur titres, un programme annoncé en 2012, sans qu'aucun pays n'y fasse appel pour l'instant –, qui implique pour les États y souscrivant de s’engager dans un programme précis de « réformes structurelles » avec le mécanisme de stabilité européen (ESM). Bref, le retour du sauvetage public sous pression des marchés et sous conditions de la Troïka. Le retour de l’alliance entre ordolibéralisme et néolibéralisme, où il faut, quoi qu’il en coûte, permettre à la discipline de marché de s’exercer, même s’il faut pour cela l’aide des institutions publiques. On aurait affaire à un tandem entre créancier et sauveteur public conditionnel (et austéritaire, à l’image du Fonds Monétaire International par exemple) et discipline des marchés financiers. Cette pente est un re-verrouillage de l’euro dans son projet technocratique originel (avant les évolutions liées aux crises successives, financières et sanitaires) : les pouvoirs politiques domestiques et orthodoxes saisissant l'euro – qui combine discipline des marchés et discipline institutionnelle – comme une nouvelle « contrainte extérieure » s'imposant d'elle-même à la décision politique et à la démocratie.

L’inflation appelle au contraire à un audit permettant d’identifier précisément les victimes réelles de celle-ci. Quels publics sont protégés, et avec quelles technologies ? Une part non négligeable des obligations du Trésor sont indexées sur l’inflation, quand les salaires eux ne le sont plus depuis le milieu des années 1980. Pourquoi l’ajustement devrait forcément se faire sur le travail au détriment du capital ?  Clairement l’inflation ouvre une configuration idéale pour la problématisation conservatrice de la monnaie et des finances publiques, puisque le débat public aime à naturaliser la figure de l’épargnant-moyen, « méritant » (il suffit de voir les débats présidentiels à droite sur l’héritage), qui verrait son capital universellement rogné par l’inflation, sans mettre celui-ci en rapport avec les inégalités sociales, désormais bien documentées. En réalité, les choses sont plus complexes et le travail du politiste Benjamin Braun montre qu’il existe, au sein de la finance, une coalition (les gestionnaires d’actifs notamment) pour qui la configuration institutionnelle ouverte par le quantitative easing de la BCE, et qui maintient la puissance publique en tant que filet de sécurité de la finance privée (un derisking state, pour reprendre l’expression de Daniela Gabor) et des taux bas – allant de pair avec un prix des actifs financiers élevés – constitue une aubaine à entretenir.

 

Enfin, qu’elles pistes de démocratisation concernant le crédit, la monnaie et la finance seriez-vous alors enclin à recommander (même si ce n’est pas le cœur de ce livre et que d’autres auteurs s’y sont également essayés) ?

Le livre conclut en esquissant quelques voies : aujourd’hui on sait donc que les institutions publiques, via leur « bazooka » monétaire et l’émission de dette, servent d’usines à garantie des paris spéculatifs privés. Cela ne doit pas être offert « gracieusement », sauf par idéologie, par la puissance publique. Le besoin du safe asset (actif sans risque émis par les puissances publiques) et son utilisation massive comme monnaie de base et collatéral par l'industrie financière doit avoir un coût pour le privé. Les marchés financiers ne peuvent pas gagner sur tous les plans sans jamais « passer à la caisse ». Il s’agit aussi de s’immiscer dans la brèche ouverte par le discours du « quoi qu’il en coûte pour sauver l’euro » : le financement sécurisé des États, au sein de la zone euro, doit être garanti à tout prix et sans conditions, parce que des objectifs impérieux l’exigent : la catastrophe climatique et sanitaire. Le traitement de l’inflation doit être « ciblé » socialement et économiquement.

Enfin, le crédit doit redevenir chose publique et politique. Un véritable pôle bancaire socialisé doit être reconstitué pour décider des investissements prioritaires, en assumant des entorses à la compétition marchande, et des avantages délibérés au pôle public. Je partage les propositions de réactiver un conseil du crédit à l’échelle européenne où différentes fractions économiques et sociales des nations sont représentées pour décider de sa bonne allocation, débordant le confinement technocratique de ces sujets.  Il faut sortir de ce que j’appelle la shadow démocratie en exigeant par exemple la transparence sur les arènes marchandes du crédit de l’État, où se tissent, à l’ombre du débat démocratique, les liens d’interdépendance entre finance privée et finance publique : par exemple pourquoi ne pas rendre publics les road show, les séances de promotion de la dette sur les marchés de capitaux mondiaux ?

 

Quelles appréciations portez-vous sur les différentes propositions cette fois qui ont pu être faites ces dernières années pour contester le poids de la dette et la discipline qu’elle est censée induire ?

Il y avait deux positions opposées stimulantes sans être entièrement satisfaisantes. D’une part, ce que j’appellerais un rassurisme qui affirmait : la dette est roulée, l’épargne est surabondante, la Banque centrale européenne joue une partition avantageuse, il faut en profiter sans se poser la question de la dette. Cette affirmation était seulement partiellement vrai : on voit que tout cela était un édifice fragile, liée à un alignement des astres peu structuré par une conscience politique. Surtout la financiarisation continuait de gouverner, à bas bruit certes, les organisations qui faisaient cet arrangement. Il est impératif d’en sortir. De l’autre, la position annulationniste (qui voulait annuler la dette de la BCE) mettait en avant le fait que certes, à terme, il faudra définanciariser, mais qu’à court terme une solution technique, qui « ne coûte à personne » était techniquement et juridiquement possible. Cette proposition cédait à l’« étapisme », pour reprendre le terme de Bernard Friot    : d’abord annulons la dette souveraine rachetée et détenue par la BCE et allons ré-emprunter auprès des marchés, sans entamer donc le pouvoir décisionnaire de la finance, et après nous mettrons en débat le problème structurel de la financiarisation. Outre le fait que cet enchaînement était improbable, il me semble qu’il faut forcer les institutions publiques à assumer la subversion déjà-là : à savoir que les conditions de financement de l’État ont commencé à être sorties du marché (par ces institutions européennes), y compris à leur corps défendant par l’ampleur du processus, mais qu’il faut batailler pour que ces actions soient justifiées par des objectifs politiques explicites.

 

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