Accompagner l'autonomisation des jeunes français passe désormais par plus d'Etat et moins de famille, explique le sociologue Camille Peugny.

La crise sanitaire a contribué à mettre l'éclairage sur la jeunesse et ses difficultés. Parmi d'autres ouvrages sur le sujet, Camille Peugny, professeur de sociologie à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, vient de faire paraître Pour une politique de la jeunesse (Seuil/La République des Idées, 2022), où il plaide pour qu'on reconnaisse celle-ci comme l'âge de l'expérimentation, en s'en donnant les moyens. Il a aimablement accepté de répondre à des questions pour présenter son livre.

 

Nonfiction : La jeunesse est un âge de la vie à bien des égards déterminant. Pourriez-vous expliquer pourquoi ?

Camille Peugny : Il est possible de répondre de plusieurs manières à cette question. On peut d’abord faire référence à la sociologie de Karl Mannheim, sociologue allemand, qui à la fin des années 1920 réfléchit à la succession des générations et fait de la jeunesse une période clé de l’existence. Les premières perceptions et expériences seraient décisives dans la mesure où elles constituent un filtre à travers duquel sont lus et analysés les événements ultérieurs, tout au long de l’existence. Sans renouvellement générationnel, pas d’innovations ni de changements culturels car vieillir revient à vivre dans un univers idéologiquement clos et figé. Mais si la jeunesse est un âge de la vie déterminant, c’est aussi parce qu’il est celui du devenir adulte, de l’accès à la citoyenneté, ou pour le dire plus prosaïquement, celui au cours duquel hommes et femmes accèdent au marché du travail et à l’autonomie. La jeunesse est également une période qui nous permet d’analyser le fonctionnement d’un certain nombre d’institutions : le système éducatif, la famille, les politiques publiques. C’est enfin un âge où l’on peut observer la genèse des inégalités, et de leur reproduction.

 

L’exclusion et la pauvreté s’y manifestent avec des effets qui dureront pour certains toute la vie. Quelle appréciation portez-vous sur cette situation ?

De fait, aujourd’hui, c’est parmi les jeunes que l’on observe les taux de pauvreté les plus élevés. C’est aussi parmi les 18-25 ans que le taux de chômage des jeunes actifs est le plus fort : depuis le début des années 1980, il est 2 à 3 fois plus élevé que celui mesuré parmi les autres classes d’âge. Enfin, parmi les jeunes en emploi, la précarité a fortement augmenté depuis le début des années 1980. A cette période, environ 15% des jeunes de moins de 25 ans en emploi exerçaient ce dernier dans une forme précaire de contrat de travail (CDD, intérim, stages, emplois aidés, apprentissage). Aujourd’hui, la proportion a dépassé les 50%. Il n’est donc pas exagéré d’affirmer que le marché du travail se précarise par les jeunes. Pour les jeunes « décrocheurs précoces », pour les quelques 90 000 jeunes qui chaque année sortent encore du système éducatif avec au plus le brevet des collèges, le risque est grand d’enchaîner les périodes d’emploi précaire lorsque la croissance revient et les périodes de chômage dès que la conjoncture se retourne. Pour tous, la question qui se pose est celle d’un éventuel effet cicatrice. Le « retard » pris en début de parcours professionnel, en raison de cette précarisation du contrat de travail, est-il rattrapé par la suite ou continue-t-il à exercer ses effets plus tard dans le cycle de vie ? Dans cet essai, en mesurant la part d’actifs en emploi stable par âge et par génération, je montre que pour les générations nées au début des années 1980, le retard sur les cohortes précédentes mesuré à 25 ans n’est toujours pas rattrapé à l’approche de la quarantaine, ce qui pèse lourdement sur les conditions de vie d’une frange non négligeable de cette génération. Et puis plus généralement, ce qui distingue la France d’autres pays occidentaux, c’est l’emprise du diplôme initial, qui plus qu’ailleurs exerce un rôle déterminant pour l’ensemble de la carrière, et pas seulement pour l’accès au premier emploi. On peut donc dire, effectivement, qu’en France, le destin des individus est relativement figé assez précocement. 

 

Comment y remédier, quelles sont les différentes options possibles ? Que fait la France et que font les autres pays ? Avec quels résultats ?

Depuis une vingtaine d’années, un certain nombre de travaux comparatifs permettent de mettre en évidence d’autres choix, effectués dans d’autres pays, et soulignent par conséquent la spécificité de la situation française. Dans un travail assez fondateur, la sociologue Cécile Van de Velde a ainsi questionné l’expérience du « devenir adulte »   . Elle a montré que comparés à d’autres jeunesses européennes, les jeunes Français étaient particulièrement hantés par l’angoisse et l’urgence de l’insertion, en raison d’un âge de la vie dont la prise en charge repose assez largement sur les épaules de la famille. A l’inverse, par exemple, dans les pays du nord de l’Europe, la jeunesse est un âge de la vie fortement institutionnalisé, avec des politiques publiques ambitieuses qui permettent aux jeunes de considérer la jeunesse comme le temps de l’expérimentation, dégagés de l’urgence de l’insertion. Dans les pays du sud de l’Europe, c’est également la famille qui prend en charge ce temps de la vie, jusqu’à ce que les jeunes aient accumulé suffisamment de ressources pour s’installer, mais à la différence de la France, cela correspond aux normes culturelles en vigueur, de sorte qu’il ne viendrait à personne l’idée de se gausser d’un jeune qui habite encore chez ses parents après 25 ans. En France, à l’inverse, les jeunes font face en quelque sorte à une exigence libérale dans le discours (« prends toi en charge ») mais sont dans les faits obligés de vivre sous la dépendance étroite de la famille. Dans les pays libéraux, comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, sans surprise, on fait confiance au marché, qu’il s’agisse du marché du travail ou du marché financier (l’emprunt pour les études). Ce qui est intéressant, c’est que du point de vue de la mobilité sociale et de la reproduction des inégalités, ces pays connaissent des résultats différents. Les pays du sud de l’Europe ainsi que les pays libéraux se distinguent par une mobilité entre les générations sensiblement plus faible que dans les pays du nord de l’Europe. 

 

Que serait une politique des âges de la vie, appliquée à celui-ci ? Plus globalement, quels sont les arguments qui plaident en faveur de ce que les politiques sociales prennent davantage en compte les différents âges de la vie ? Comment l’Etat devrait-il assurer l’autonomie des jeunes si l’on se dit que c’est ce qu’il faudrait faire ?

Je défends dans cet essai l’idée que nous n’avons pas, en France, de véritable politique de la jeunesse, mais une accumulation de dispositifs qui finissent par constituer un millefeuille illisible et assez inefficace. En cause, notamment, l’absence de véritable réflexion sur ce que devrait ou pourrait être le temps de la jeunesse. A ce sujet, je plaide pour qu’il puisse être celui de l’expérimentation. A l’heure où l’on nous répète que l’espérance de vie augmente et que nous allons toutes et tous devoir travailler jusqu’à 70 ans, figer les destins à 20 ans n’a aucun sens. Pour que les jeunes aient le temps d’être jeunes, d’avoir des deuxièmes et des troisièmes chances, pour qu’ils aient le temps de trouver leur place, il me semble qu’une forte intervention de l’Etat est indispensable. Pour dire les choses rapidement, moins de famille, et plus d’Etat ! En ce domaine, les travaux du politiste Tom Chevalier sont essentiels   . Il a bien montré comment en France les jeunes de moins de 25 ans sont considérés comme les enfants de leurs parents puisque l’essentiel des aides passent par la politique familiale (par exemple, la demi-part fiscale où les allocations familiales pour les parents dont les enfants de plus de 18 ans font des études). A l’inverse, dans les pays du Nord de l’Europe, il a montré comment l’âge de la majorité politique coïncide avec celui de la pleine citoyenneté sociale : les jeunes sont aidés directement, de manière universelle, sans référence aux revenus de leurs parents ou à leur milieu d’origine. L’exemple danois est de ce point de vue typique : tous les jeunes danois se voient offrir 72 bons mensuels de formation, de l’ordre de 700 euros, qui lèvent l’entièreté des freins financiers à la poursuite d’études. Ces bons sont universels, utilisables par toutes et tous, en une ou plusieurs fois. On comprend pourquoi dans ce pays le temps de la jeunesse peut être celui de l’expérimentation… De ce point de vue, et sans considérer tout à fait que l’on peut en quelques mois copier les dispositifs scandinaves, je considère qu’il s’agit tout de même de la voie à suivre pour l’avenir. C’est en tout cas la meilleure arme pour desserrer l’étau de la reproduction des inégalités qui entretient la défiance et le pessimisme, des jeunes, mais au-delà, d’une part croissante de la société française. Pour les jeunes qui ne poursuivent pas d’études, pour une raison ou pour une autre, il va de soi que l’Etat doit également agir : extension immédiate du RSA aux moins de 25 ans dans les mêmes conditions que le reste de la population, généralisation des dispositifs de seconde chance type Garantie jeunes. Surtout, les bons mensuels de formation évoqués plus haut pour les étudiants doivent également bénéficier, d’une manière ou d’une autre, à ceux qui ne font pas d’études : on pourrait tout à fait imaginer que ces derniers arrivent alors sur le marché du travail avec un droit à la formation professionnelle proportionnel à ce qu’ils n’ont pas « consommé » en formation initiale. 

 

Qu’il s’agisse de garantir un revenu aux jeunes ou d’étendre à ceux-ci des dispositifs existants, l’objection qui vient tout de suite est que cela coûterait énormément d’argent et que nous ne pouvons pas nous le permettre. Qu’en dîtes-vous ? 

Pourquoi, d’abord, vouloir des dispositifs universels ? Pourquoi aider le fils ou la fille de parents fortunés au même titre que les enfants des classes populaires ? Premièrement, il s’agit de la conception de la jeunesse que nous souhaitons défendre : à 18 ans, les jeunes deviennent majeurs politiquement et pleinement citoyens. Ils n’ont pas à vivre cette période sous l’étroite dépendance de la famille. Deuxièmement, les prestations universelles sont celles qui sont le plus acceptées socialement et qui donc se dévalorisent le moins au cours du temps. L’exemple des allocations familiales l’illustre : les ménages les plus riches n’ont jamais demandé la suppression des allocations familiales dans la mesure où elles en bénéficiaient également. Comment financer tout cela ? Tout d’abord, en mettant en place une mesure telle que l’allocation universelle pour les études, l’Etat fait aussi des économies. Pour en bénéficier, les étudiants doivent être détachés fiscalement du foyer de leur parent : la fin des demi-parts fiscales et des allocations familiales dès 18 ans feront faire de belles économies : plus besoin d’aider les parents puisque l’on aide les jeunes directement ! Au final, on peut estimer à une quinzaine de milliards chaque année le coût d’une allocation mensuelle de 700 euros pendant 5 ans. A moyen terme, cela ne semble pas impossible pour les finances publiques (je ne me permettrais pas de rappeler ici le coût de la baisse de la TVA dans la restauration sous Nicolas Sarkozy ou encore le coût du CICE voté sous le quinquennat de François Hollande).

 

En quoi la politique économique serait-elle également concernée, pourquoi ne peut-il s’agir ici uniquement de politiques sociales ? 

Il s’agit effectivement d’un point important. Nous pouvons en donner deux exemples. J’évoquais plus haut la nécessité que l’allocation étudiante soit universelle. Pour que cela soit acceptable, il faudrait une vraie réforme fiscale qui aille dans le sens d’une plus grande progressivité de l’impôt, laquelle ferait en sorte que les ménages aisés contribuent significativement davantage au dispositif que les classes moyennes ou populaires : de la sorte, il serait moins choquant pour certains que leurs enfants en bénéficient également. Par ailleurs, le politiste Tom Chevalier a également montré comment les types de citoyenneté socio-économiques des jeunes étaient indissociables des stratégies de croissance déployées dans les différents pays. En effet, si la qualification des jeunes actifs augmente plus rapidement que ne s’élève la structure de l’emploi, le déclassement constitue une menace pour les nouveaux diplômés qui tous ne trouveront pas forcément immédiatement un emploi à la hauteur de leurs qualifications.

 

 

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le compte-rendu du livre de Tom chevalier et Patricia Loncle, Une jeunesse sacrifiée ? (PUF, 2021)