Un des Pères de l'Eglise, Athanase d'Alexandrie, dessine les contours du dogme trinitaire chrétien pour répondre au défi de l'hérésie arienne.

Parmi les Pères de l’Eglise qui ont marqué durablement l’histoire du christianisme, il en est un qui, tant par l’ampleur de son œuvre que par la cohérence de sa réflexion théologique, influença fortement la pensée chrétienne de l’Antiquité : Athanase d’Alexandrie   . En 325, lorsque le concile de Nicée est convoqué à la demande de l’empereur Constantin, afin de contrer le développement d'une « hérésie » dite « arienne », Athanase, diacre de l’archevêque d’Alexandrie, parvient à faire approuver, avec le soutien de l’empereur, la formule selon laquelle le Fils est consubstantiel (homoousios) au Père, c’est-à-dire de la même substance divine que lui   .

Cette formule est donc le résultat d'un débat doctrinal et d'une réaction à une position jugée déviante. En effet, dès le début du IVe siècle se développe avec Arius, prêtre à Alexandrie, une doctrine subordinatianiste selon laquelle le Fils est engendré par le Père, donc subordonné à lui et au Logos (le Verbe), la première création du Père : le Fils ne serait donc ni de toute éternité, ni éternel. Le succès de cette doctrine arienne (du nom d’Arius) parmi les gens d’Église dans les années 320 s’explique en partie par le fait que le dogme de la Trinité n’a pas encore été précisément établi. Elle a pour conséquence de scinder l'Eglise et la communauté des fidèles, au moment où la conversion de l'empereur au christianisme venait de mettre fin à la répression du christianisme et laissait espérer une réconciliation religieuse de l'Empire.

Le concile de Nicée, soucieux de rétablir l’unité de l’Église, tentera de pallier l'insuffisance de la doctine arienne en rédigeant, sous l’impulsion d’Athanase d’Alexandrie, un document connu sous le nom de Symbole de Nicée. Reste que les décennies qui suivent le concile de Nicée témoignent de la résurgence de l’hérésie arienne, jusqu’à la mort d’Athanase et bien au-delà (possiblement jusqu’au VIIe, où elle disparaît de la chrétienté). 

Quatre lettres rédigées pour rétablir l’unité de l’Eglise catholique face à la menace arienne

C’est précisément dans ce contexte de controverses trinitaires que prennent place quatre œuvres d’Athanase, rédigées respectivement en 362 (Tome aux Antiochiens et Lettre à Rufinien)   , 363 (Lettre à Jovien sur la foi)   ) et 371 (Lettre aux Africains), autrement dit vers la fin de sa carrière religieuse, après son retour du cinquième exil   . Elles correspondent toutes les quatre à des lettres officielles, destinées soit à des communautés chrétiennes, soit à un représentant du pouvoir ou de l’Église. Elles ont pour but de rétablir l’unité de l’Église catholique face à la menace de la résurgence arienne, notamment depuis l'affirmation de la foi officielle de l'Empire romain en 360 reconnaissant au Christ une simple « ressemblance » avec le Père.

La présente édition, parue dans la collection « Sources chrétiennes » aux éditions du Cerf, propose ces quatre textes dans leur version originale grecque sur la page de gauche et leur traduction française sur la page de droite. L’appareil critique et les traductions sont assurés par Annick Martin, professeur à l’Université de Rennes 2 et Xavier Morales, professeur assistant à la Pontificia Universidad Catolica de Santiago du Chili. Il s’agit d’une véritable édition scientifique qui présente les diverses collections par l’intermédiaire desquelles nous sont parvenues les œuvres d’Athanase. A cette histoire de la transmission du texte viennent s’ajouter des introductions et des notes de bas de page de grande valeur qui mettent en perspective les textes du Père de l’Eglise, dont elles soulignent la grande cohérence théologique. Mentionnons enfin la présence d’une très riche bibliographie, de documents annexes ainsi que celle d’un tableau chronologique et de différents index (scripturaire, topographique et patronymique).

La nécessité d’un retour aux fondements de la foi de Nicée, « stèle contre toute hérésie »

Le premier texte, Tome aux Antiochiens, est composé par Athanase à l’issue du synode d’Alexandrie, sans doute en mars 362. Le théologien cherche à convaincre les partisans homéens de Mélèce   - qui nient l’identité d’essence entre le Père et le Fils, reconnaissant seulement le fait que le second soit semblable (homoios) au premier - de revenir à la formule de foi de Nicée. Dans cette perspective, l’archevêque d’Alexandrie approfondit la définition de la théologie trinitaire et de la théologie de l’incarnation, toujours à la lumière des perspectives définies par Nicée. C’est bien le même souci d’unité retrouvée au sein de l’Église qui guide la rédaction de la lettre adressée à Rufinien en 362, puisqu’elle évoque la question épineuse de la possible réintégration des clercs qui s’étaient compromis en signant la formule homéenne de 360. Dans une perspective similaire, Athanase, peu de temps après les décisions du synode d’Antioche qui actent la résurgence d’une pensée arienne de type homéen, adresse une lettre à l’empereur Jovien sur la foi, lequel avait réclamé une présentation de la « foi de l’Eglise catholique » (1, 2). C’est l’occasion à nouveau pour le théologien de revenir sur les déviances de l’hérésie arienne (entre autres le Fils de Dieu est issu du néant, il est une créature de Dieu) et de rappeler textuellement la foi de Nicée confessée par les Pères.

Que l’œuvre d’Athanase n’ait de cesse de rappeler les fondements de la foi de Nicée s’affirme encore une fois avec force dans la Lettre aux Africains rédigée en 371. Celle-ci cherche à défendre la formule de Nicée contre celle du synode de Rimini de 359    en précisant notamment le sens des termes « substance », « hypostase » et  « consubstantiel » qui avaient été utilisés à Nicée, mais sans justification scripturaire. Athanase, pour la première fois, renseigne un dossier scripturaire pour fonder et interpréter ces concepts   et contrer ainsi les critiques ariennes visant notamment à présenter le Fils comme « issu d’une autre hypostase »   . Nicée apparaît dès lors, selon la belle formule conclusive d’Athanase,  comme « une stèle [érigée] contre toute hérésie » (11, 1).

Le développement de la dimension pneumatologique pour définir le dogme trinitaire

Les quatre textes réunis dans le présent volume obéissent tous à une même volonté : réaffirmer la foi nicéenne afin de permettre à l’Eglise catholique de retrouver son unité. Ce choix éditorial apparaît d’autant plus intéressant qu’Athanase, confronté à la menace de l’hérésie arienne, ajoute à l’édifice doctrinal une dimension pneumatologique   peu développée dans le texte nicéen   . Trois des quatre textes développent ainsi des articles pneumatologiques affirmant la divinité du Saint-Esprit, en opposition avec la thèse arienne qui en faisait une créature de Dieu. Dans le Tome aux Antiochiens, Athanase développe un article (3, 1) réfutant l’idée selon laquelle l’Esprit Saint serait une créature « séparée de la substance du Christ ». De la même façon, dans sa Lettre à Jovien sur la foi, il réfère l’Esprit Saint très explicitement à la Sainte Trinité, dans un mouvement d’indivisibilité (4, 1), tandis que dans la Lettre aux Africains, le théologien conclut son texte en un paragraphe pneumatologique (11, 1) démontrant la pure divinité de l’Esprit Saint. Précisons ici que ce type de développements  réfère toujours, comme l’ont établi certains chercheurs   , au Christ et partant au Père. Comprenons que, chez Athanase, la doctrine christologique vient à l’appui de la théologie pneumatologique, ainsi que l'a démontré Lucian Dînca dans Le Christ et la Trinité chez Athanase d’Alexandrie   . Plus largement, l’archevêque d’Alexandrie entend souligner l’unité de la Divinité et  sa perfection.

Si la crise arienne a très fortement ébranlé l’unité de l’Église et constitué une véritable onde de choc dans le monde de la chrétienté, elle a aussi contribué à ce que la doctrine chrétienne se cristallise en définitions plus nettes. Non seulement la relation du Père et du Fils a été explorée plus avant, mais c’est surtout la dimension pneumatologique de la Trinité qui a connu le développement le plus décisif sur le plan théologique. En effet, au début de sa carrière, Athanase parle peu de l’Esprit Saint. Mais à la suite de la négation de la divinité de l’Esprit Saint par les ariens, l’archevêque d’Alexandrie écrit en 359 ses Lettres à Sérapion pour défendre la pleine divinité du Saint Esprit. Il cherche à prouver dans cette perspective le caractère homogène de la Trinité. Or, c’est précisément cette dimension pneumatologique qui, par-delà la défense de la foi nicéenne, donne son unité de ton aux textes de la présente édition. Nous sommes donc les témoins de la façon dont « le Phare d'Alexandrie »   , par touches successives, procède à la mise en lumière de la dimension pneumatologique au sein du dogme trinitaire. 

L’hérésie arienne à l’origine de la définition du dogme trinitaire chrétien

Si Daniel Boyarin avait théorisé en 2011, dans La Partition du judaïsme et du christianisme, la manière dont le judaïsme et le christianisme ont progressivement défini leur identité, dans un jeu de miroirs réciproque, on peut aussi observer comment le christianisme s'est défini lui-même par rapport à ses propres hérésies internes. Que la doctrine trinitaire chrétienne affirme la parfaite unité de nature entre les trois hypostases (Le Père, le Fils et le Saint-Esprit) doit beaucoup à la position de théologie trinitaire arienne qui n’aura eu de cesse d’introduire dans la Trinité divine à la fois de l’incréé (le Père) et du créé (le Fils et l’Esprit Saint).

Cette doctrine trinitaire chrétienne sera amplement complétée par saint Augustin au début du Ve siècle, notamment dans son traité De la Trinité, où le théologien africain voit dans l’Esprit un lien d’amour entre le Père et le Fils. Quelque quinze siècles plus tard, Feuerbach ne fera qu’apporter une variation ontologique et anthropocentrique à ce thème de l’Esprit comme amour en écrivant dans L’Essence du christianisme : « Dieu le père est Je, Dieu le fils Tu. Je, c’est l’entendement, Tu l’amour ; l’amour accompagné d’entendement, et l’entendement accompagné d’amour c’est d’abord l’esprit (Geist), l’homme total (der ganze Mensch). »  

La singularité du dogme trinitaire chrétien

In fine, les quatre textes de la présente édition nous introduisent dans les « coulisses » du dogme trinitaire chrétien dont le point saillant est la reconnaissance de l’existence de trois personnes au sein de l’unité divine, autrement dit l’affirmation de la différence au sein du même. Certes, si l’on porte un regard d’ensemble sur l’œuvre athanasienne, on observera que le théologien est davantage parvenu à mettre l’accent sur l’identité de nature entre le Père et le Fils qu’à exprimer réellement la différence entre les personnes de la Trinité. Il n’en reste pas moins que, face à l’hérésie arienne qui introduisait une menace de subordinatianisme et le risque d’une conception trithéiste, le christianisme - notamment grâce à Athanase - a su préserver son caractère radicalement monothéiste en intensifiant la valeur de l’incarnation, le Christ devenant d’une certaine manière le buisson ardent  de la présence trinitaire.