Une tirelire vide, une balle en cuir, un oursin inscrit de hiéroglyphes, un os pénien d’ours… autant de trouvailles archéologiques peu communes ou insolites offrent un aperçu de la vie quotidienne.

Derrière son titre à la Georges Perec, cet ouvrage issu d’une exposition temporaire au Laténium de Hauterive (Suisse) regroupe une cinquantaine de brèves histoires archéologiques centrées chacune sur un objet ou un assemblage original, de Suisse, de France, d’Allemagne ou d’Egypte/Soudan, où l’archéologie suisse est également très active. Comme le souligne la courte introduction, l’enjeu est de décortiquer, pour chacune de ces « banalités extraordinaires »   , de ces « pièces orphelines »   , ce que nous avions appelé dans une autre chronique la « fabrique de l’interprétation ».

Les « choses » rassemblées dans l’ouvrage sont de natures variées, et leur originalité tient à des raisons diverses. Certaines sont les témoins de pratiques communes mais rarement conservées, comme la balle en cuir trouvée à Moissac   . D’autres, comme un curieux crâne de mouton découpé pour former un possible masque, représentent une pratique réellement originale   . D’autres encore reçoivent leur dimension inattendue de leur contexte de découverte : c’est particulièrement le cas des témoins d’échanges à longue distance, comme on va le voir. Et puisque leurs micro-portraits, tous passionnants et parfois amusants ou touchants, ne sont pas catégorisés sous la forme de rapprochements thématiques   , nous en proposons ici un de notre cru, pour réfléchir aux enseignements que l’archéologue peut tirer de tous ces « cas à part ».

 

 

Mille raisons d’être où on ne devrait pas

Parmi les pistes théoriques les plus intéressantes, on notera diverses réflexions sur les raisons pouvant amener un objet à se trouver bien loin de sa zone de production originelle. L’hypothèse la plus immédiate, bien sûr, est celle d’une population ayant déménagé avec armes et bagages – comme dans le cas des parures paléolithiques sur dents d’animaux provenant de plus ou moins loin, au point de faire apparaître des restes de bouquetin en Dordogne   . Pour certaines espèces exotiques, la question se fait cependant plus subtile : un chameau, ou un dromadaire   , est-il arrivé en Suisse alémanique sur pieds, comme bête de somme ou même pour les combats dont raffole le public des cirques, ou bien a-t-il été importé en tant que mets exotique à la mesure des tables romaines les plus extravagantes ?

L’autre hypothèse fréquente est celle des échanges commerciaux, mais elle demande à être affinée dans le cas d’attestations tout à fait isolées, comme le souligne Lionel Pernet : « si ces bijoux en verre [carthaginois] avaient été vendus [en Suisse] par un marchand, on peut raisonnablement envisager que d’autres objets du sud auraient régulièrement atteint nos contrées »   . D’autres suggestions sont alors avancées pour expliquer la présence en Suisse d’une boucle de ceinture en bois de cerf, alors que cette pratique n’existe que dans la lointaine zone slave ou balkanique : il pourrait tout aussi bien s’agir d’un souvenir rapporté par les contingents de mercenaires celtes, que d’un cadeau de mariage de prestige à longue distance   .

Le cas de la monnaie est plus subtil encore : les dirhams maghrébins retrouvés au bord du lac de Constance   sont-ils le signe précurseur des incursions musulmanes dans le sud-ouest de la France, ou bien plutôt le témoin de l’intérêt pour une monnaie forte dans un des cœurs de l’empire carolingien ? Et s’il n’est pas surprenant de trouver une pièce frappée par César en Espagne dans un oppidum normand, l’importante présence de monnaies gauloises, et ce jusque sur le site d’Alésia, doit moins s’expliquer, selon Anthony Lefort et Cyril Marcigny, par le recours à des soldats auxiliaires natifs que par le fait qu’« après une décennie de combats en Gaule, les légionnaires romains étaient désormais habitués à manipuler couramment les monnayages indigènes »   . On le voit, les circulations d’objets inattendus, qui semblent à l’écart des flux plus réguliers, fournissent l’occasion de remettre sur le métier nos réflexes interprétatifs.

De l’événement insignifiant

Certains des objets présentés dans l’exposition, réalisés en matières organiques (balle en cuir, fronde, et même une possible serviette hygiénique néolithique !), nous livrent un aperçu exceptionnel d’activités banales. Rarement préservés sur les sites archéologiques, ils sont en réalité probablement répandus à l’époque envisagée. On peut aussi englober dans cette catégorie les traces qui nous laissent entrevoir des corps humains individuels : empreintes de pieds néanderthaliennes   ou empreintes digitales de sculpteurs ou de scribes. Certains objets revêtent même un aspect sentimental, comme cette tuile romaine sur laquelle un bambin maladroit a enfoncé son pied alors qu’elle séchait au soleil. S’il y a laissé une trace indélébile identifiable des siècles plus tard, et si l’anecdote est indéniablement amusante et touchante, se pose la question de l’intérêt historique d’un événement aussi minime…

De fait, les historiens se sont demandé depuis plusieurs décennies quoi faire de l’événement. Pendant longtemps, ce sont eux qui ont fait l’histoire, à coups de dates marquantes, de batailles décisives et de grands hommes. Depuis les années 1950 au moins, la pratique historique, et a fortiori l’archéologie qui est le plus souvent une discipline du temps long, avaient commencé à s’éloigner de ce paradigme pour s’intéresser à l’histoire sociale ou des mentalités, bien moins sujette à la reconstitution d’événements ponctuels. Les deux ne sont cependant pas inconciliables, comme l’a montré en particulier l’école de microstoria italienne, où des épisodes plus ou moins minuscules de la vie de tel ou tel individu lambda sont examinés pour mettre en relief, à travers ces archives du quotidien, des comportements et des pratiques à portée plus générale. On peut voir une sorte de prolongement de ce type d’historiographie dans l’étude de la sépulture rennaise de Louise de Quengo, morte à la fin du XVIIe siècle, et enterrée avec le cœur embaumé de son époux lui-même inhumé dans une autre église. Au-delà du côté touchant du geste individuel, il est particulièrement intéressant de le replacer dans le contexte des sépultures séparées adoptées par la royauté, puis par l’aristocratie de la période moderne, dans un but religieux et d’affirmation de continuité dynastique.

De la même manière, un ossement médiéval   exemplifie l’apport des techniques archéométriques récentes pour faire parler les sources d’une manière jusque-là inédite. Si l’étude du tartre dentaire met en évidence des informations concernant l’alimentation et le mode de vie, dans le cas de cette mâchoire de moniale décédée aux XIe-XIIe siècles, de minuscules particules bleues révélaient qu’elle avait ingéré du lapis-lazuli continûment au cours de sa vie. Pourquoi ? Probablement parce qu’elle était enlumineuse et lissait régulièrement les poils de son pinceau avec ses lèvres… Elément original, certes, mais apport décisif pour les études de genre en particulier, puisqu’il montre que des femmes anonymes ont bien exercé comme artistes qualifiées dès cette haute époque.

Que faire du pittoresque ?

C’est donc à une véritable réflexion interprétative qu’invitent ces contributions : comment dépasser la pure anecdote pour atteindre à une forme d’analyse historique un peu plus généralisable ? Que faire, par exemple, de la « tombe du Petit Poucet », surnommée ainsi car l’enfant inhumé y serrait contre lui une tasse en céramique contenant soixante-seize petits cailloux de quartz blanc   ? Comme cette autre sépulture d’enfant contenant un petit élément de harnachement de char qui, selon les codes en vigueur en tout cas, n’a ‘rien à faire là’   , il s’agit certainement d’une référence individuelle au passé de l’enfant, voire à un petit trésor personnel. Mais si celle-ci ne correspond à aucune des pratiques funéraires plus répandues, comment en décoder le sens exact, et ceci en vaut-il même la peine, à part en signaler l’irréductible singularité ?

Un comportement revient tout de même fréquemment : un sens esthétique partagé, et notamment une curiosité quasi universelle pour les objets naturels insolites, qu’il s’agisse d’un sable fin immaculé, embouteillé dans une céramique décorée à des kilomètres de son lieu de prélèvement, presque comme un souvenir de vacances   , ou du magnifique biface consciencieusement taillé autour d’une empreinte de coquillage   . On ne peut douter ici de l’effort minutieux et volontaire pour ménager un écrin à l’élément naturel, par sentiment esthétique ou par intérêt pour un objet inexpliqué.

L’une de ces merveilles naturelles a même été dédicacée par son découvreur : Alain Schnapp présente un fossile d’oursin inscrit de hiéroglyphes proclamant que celui-ci a été « trouvé au sud de Ik [un toponyme] par le ‘père divin’ Tjanefer », avant d’être entreposé dans un temple égyptien tardif. Il rejoint donc la farandole d’objets insolites dont on sait que les Egyptiens les ont investis d’un intérêt esthétique, d’une probable symbolique religieuse, et d’une importante valeur de prestige : depuis des inscriptions en bord de mer Rouge mentionnant, en sus de la turquoise et du minerai de cuivre, la collecte d’étoiles de mer et de bois fossilisé, jusqu’à la lettre qu’envoie à l’un de ses dignitaires le jeune souverain Pépy II surexcité à l’idée de voir un pygmée, en passant par la collection d’ossements pléistocènes, violacés et noircis par l’érosion désertique, trouvée dans une tombe à Qaw. On peut peut-être regretter que ces exemples n’aient pas été préférés par l’auteur de la notice à l’allusion douteuse que fait le Livre des Morts (v. 1700 av. J.-C. minimum) à un fils de Chéops   (donc v. 2600 av. J.-C.) présenté comme le découvreur des formules magiques rassemblées dans le livre. Plutôt qu’à ce personnage largement légendaire, en tout cas pour les découvertes qu’on lui attribue, il aurait été intéressant de faire référence à des exemples directement avérés par l’archéologie. Comme le cas du dépôt conjoint de haches néolithiques et d’oursins fossilisés (qui décidément sont toujours objets de curiosité !) dans la cella d’un temple romain, ils achèvent en tout cas de démontrer que, dans ces proto-cabinets de curiosités, la frontière entre objets naturels et artefacts formés par la main de l’homme se brouille, pour rassembler tout ce qui sort du cadre de l’expérience ordinaire.

Au-delà du fonctionnel : une question de méthode

Souvent enfin, les objets sélectionnés pour cette exposition n’étaient pas tant insolites du point de vue de ceux qui les ont récoltés ou façonnés, mais du point de vue de l’archéologue lui-même, qui ne sait guère comment les catégoriser, les dénommer, les interpréter. Certains sont même si exceptionnels que l’on n’est même pas certain qu’ils sont bien ce que l’on croit : le cas d’un éclat de silex retaillé et évoquant la silhouette d’un animal   , ou celui de griffures sur la panse d’un vase qui pourraient être la gravure intentionnelle d’un poisson ou juste le fruit de notre imagination   , l’illustrent bien.

Pour d’autres objets sans guère de parallèles, restituer leur fonction peut s’avérer complexe. Là, l’étude morphologique précise, la recherche d’analogies formelles dans d’autres sociétés, ainsi que la tracéologie (l’étude des dépôts ou des stigmates d’utilisation) parviennent parfois à offrir une hypothèse probante. On peut évoquer les larges céramiques néolithiques creuses en forme de sabliers, identifiées de façon convaincante comme des tambours par Nicola Scheyhing et Torsten Schunke   .

Mais bien souvent, les choses ne sont pas si simples : une épée en bois est-elle un jouet, un accessoire d’entraînement, un décor mural ? une boule en céramique perforée peut-elle être une pintadera, sorte de godet à pigments, même si elle prédate tous les exemplaires connus de deux millénaires   ? En fait, comme le rappelle Marc-Antoine Kaeser, l’archéologie « excelle » dans tout ce qui touche à « la sphère technique et utilitaire de la culture matérielle »   , mais dès lors que l’on quitte le domaine du fonctionnel, elle peut vite se retrouver démunie. Parfois, tout ce à quoi l’on peut conclure, c’est justement à l’absence de but fonctionnel, comme pour les cristaux de roche taillés du Néolithique   qui, dans les Alpes, sont bien des outils avec tous les stigmates liés à un usage pratique, mais qui, sur le plateau suisse, n’existent que sous la forme de prismes intacts, possiblement portés en pendentif.

Dans ce cas, l’archéologue se pose normalement la question du « rituel » – légitime, mais si difficile à cerner avec rigueur et des arguments autres que l’absence d’usage pratique identifiable. On entre alors dans le domaine des conjectures, puisque rien, sinon des exégèses orales ou écrites   , ne nous permettrait de distinguer la simple parure de l’amulette. Nous préférons ainsi conserver une forme de prudence interprétative envers l’idée que « les figurines zoo- ou anthropomorphes (…) sont probablement à mettre en relation avec des cultes de la fertilité »   , ou qu’une brûlure intentionnelle pratiquée sur une poutre serait nécessairement à identifier comme « témoignage de piété populaire (…) probablement à fonction apotropaïque »   .

La contribution la plus troublante à cet égard est certainement celle dans laquelle Helmut Schlichtherle et Ineräus Matuschik interprètent les vases pourvus de seins modelés du Néolithique comme des récipients à libation en lien avec un supposé culte des aïeules. Il est vrai que le bâtiment récemment mis au jour au bord du lac de Constance à Ludwigshafen est exceptionnel par sa décoration murale peinte. Mais pourquoi « sa dimension rituelle » serait-elle « évidente »   ? Des maisons ordinaires, des salles de banquet, des bâtiments communautaires ne pourraient-ils pas être porteurs de décorations ? Et si les rectangles pourvus de seins modelés en relief pourraient effectivement être des représentations féminines schématiques, il paraît excessif de les voir « héliocéphales » simplement parce qu’elles sont surmontées de petits traits qui pourraient tout autant évoquer des cheveux… Et tout autant d’affirmer que les autres motifs seraient « manifestement » des figures féminines en position d’accouchement, illustrant « probablement [un] lignage matrilinéaire »   , justifiant l’appellation d’« arbres généalogiques ». Dans ce cas, peut-être aurait-il été bon de garder en mémoire cette sage maxime proposée par l’article immédiatement précédent : « quand l’insolite côtoie le curieux ou le bizarre, l’écueil d’une préhistoire fantasmée n’est jamais loin, sauf à se soumettre à une sévère discipline méthodologique dans la construction des faits archéologiques »   .

 

 

Quand le contexte fait l’objet

A l’inverse, Brigitte Röder propose une contribution empreinte d’un grand scepticisme, dans laquelle elle considère qu’aucune de nos propres pratiques ne peut être comparée aux comportements préhistoriques sans se fourvoyer, même et d’ailleurs surtout pour les objets qui nous paraissent les plus proches des nôtres, d’éventuels jouets par exemple. Même si l’appel à la prudence est bienvenu et tout à fait justifié, cette prise de position qui refuse en bloc les hypothèses habituelles sur le seul argument que ces populations anciennes ne nous ressemblaient pas, tout en ne proposant aucune interprétation alternative, apparaît presque nihiliste.

Il semble qu’il n’existe qu’une façon de se garder de l’un et l’autre écueil comme parviennent à le faire tant de contributions de l’ouvrage : faire appel extensivement aux données de contexte et examiner une multitude d’hypothèses alternatives. L’ouvrage contient plusieurs excellentes leçons de méthode en la matière, comme le cas d’un assemblage de plusieurs objets retrouvés dans une anfractuosité d’une grotte   , où l’auteur rappelle l’ensemble des paramètres impliqués pour déterminer s’il s’agit d’un dépôt rituel, d’une cachette, d’objets oubliés sur place... Par exemple, l’ensemble des objets sont-ils contemporains, ont-ils été déposés en une seule fois ? étaient-ils entiers, avaient-ils été utilisés précédemment ? quelle est la position stratigraphique, quel est le délai entre la production des objets et leur enfouissement ? Y a-t-il un système de fermeture, est-il définitif ou déplaçable ? Un second très bel exemple est la reconstitution de chacun des minuscules instants auxquels l’archéologie nous donne accès, à partir de deux simples lames de silex, détachées d’un même bloc, mais qui ont en fait été retrouvées sur deux sites différents à un kilomètre de distance. Là encore, les questions foisonnent et stimulent la recherche d’interprétations et l’approfondissement méthodologique : occupation successive ou simultanée par un même groupe humain ? récupération de vestiges sur un campement abandonné ? etc.

L’archéologie au plus proche de l’humain

Le plus grand intérêt de cette exposition, et de cet ouvrage foisonnant aux contributions variées, est de montrer certaines des facettes les plus terre-à-terre et quotidiennes de l’archéologie, loin des trésors précieux, et de proposer une réflexion poussée sur la méthode interprétative. Les études de cas se placent au plus proche de l’individu, en montrant aussi la manière dont des objets standard peuvent faire l’objet de personnalisations ad hoc, comme les sandales nubiennes en peau examinées par Théophile Burnat, qui présentent des détails esthétiques singuliers, des semelles plus ou moins épaisses, parfois des renforts au niveau du talon… Quant aux mystères minuscules que posent beaucoup de ces objets dans leur interprétation, telle cette tirelire du XVe siècle laissée intacte et pourtant vide, on pourrait interroger leur « rentabilité » pour en tirer des conclusions historiques à portée plus générale – mais ce serait aussi oublier que ce sont ces anecdotes qui remettent de la vie dans les vestiges anciens.