Virginie Ollagnier raconte l'histoire de J. R. Oppenheimer, « père de la bombe atomique », dont elle ramène à la lumière le regard meurtri d'un homme trahi par la morale d'Etat.

Hérodote en son temps se proposa de raconter les Guerres médiques qui opposèrent, entre 490 et 479 avant notre ère, les Grecs et les Perses. Pourquoi et comment elles eurent lieu ; pourquoi et comment les Grecs en furent les vainqueurs inattendus. En cela, il inventa le travail de l'historien : de celui qui, littéralement, « enquête » (historein / ιστορειν) lorsqu'il présente les événements, les protagonistes, les paysages, les institutions. Ainsi en va-t-il de ce roman : dans Ils ont tué Oppenheimer, Virginie Ollagnier relie ce qui est séparé, rassemble toutes les pièces éparpillées du dossier afin de pouvoir produire une signification et parfois donner des filiations causales.

Mais parce qu’il est roman, il ne se réduit pas à un travail d’historienne. Ce n’est pas la vérité qui préoccupe le narrateur : « un procès, dans sa structure même, de sa géographie à son exécution,en passant par ses acteurs, ne se donne pas pour but la révélation de la vérité. Non, ce que révèle un procès, c’est notre société dans son jus »   . L’histoire est « la peau du temps [...] fragment après fragment cousu par ceux qui racontent,ceux qui ont survécu, ceux qui ont gagné »   . Et Oppenheimer est un vaincu.

« Commémorer le souvenir de la noyade »  

Ce n’est pas tant le portrait de Robert Oppenheimer qu’esquisse Virginie Ollagnier, qu’un cheminement à ses côtés. « Robert s’est niché en moi en éclats de souvenirs »   , écrit le narrateur. Ce personnage du roman est l'envers d'Oppenheimer, confronté à sa conscience. Parce qu'un portrait est le fruit du travail du souvenir de celui qui raconte, il n’atteint pas « la fragile vraisemblance »   . « Mon enquête a créé un kachina, un masque, une parure à Robert »   .

Dans les mots du narrateur, le portrait qu'il dresse est une offrande à celui que la mort a violemment emporté, selon la mythologie des indiens Hopis du Nouveau Mexique, lieu où Oppie – surnom affectueux d'Oppenheimer – ne cesse de retourner. Cette terre est celle « de ces Indiens qui ne cèdent pas, tenaces jusqu’au sacrifice. C’est la terre de Géronimo »   . Livre de la quête de l’apaisement. Rituel bien plus efficace que tout livre de morale. 

En quête de noms pour rebaptiser l’humanité  

Ils ont tué Oppenheimer, l’homme « du pork-pie de cowboy au regard myosotis »   , c’est l’histoire de l’effondrement d’un mythe, de l’effondrement d’un homme que son invention de la bombe atomique avait transformé en héros. On tuera en lui ce qui fait l’homme libre, l’humain : la parole. La Guerre Froide, la Guerre d’Irak, le Watergate, le 11 septembre, voilà autant de réédition de la même histoire, celle de la réduction des hommes au silence.

« Anne entendit la mort des mots et fut saisie de rage. Ils avaient désossé la poésie, l’harmonie du phrasé, la souple syntaxe. Ils avaient désarticulé la pensée de l’intellectuel, de l’affranchi »   . Lui qui aimait dire « les scientifiques musiciens, l’inspiration, le bénéfice du beau aux esprits, le partage des idées, l’enrichissement par l’échange et la contradiction »   , le voici devenu « consultant »   . « Cet homme qui ne tanguait pas à la barre de son bateau en pleine tempête »   avançait en titubant. Cet homme dont « les sourires sont des dimanches », l’homme que l’Amérique aimait s'enferma dans le mutisme.

Après Hiroshima

« Entre ces feuillets se cachent l’épaisseur des pensées, la fluidité des sentiments »   . Il avait accepté de fabriquer la bombe pour mettre fin à l’hégémonie nazie. Il ignorait qu’Heisenberg n’avait pas réussi à créer la bombe pour Hitler. En février 1943, malgré l'opposition des services de sécurité de l'armée américaine qui voient en lui un espion du communisme, le général Leslie Richard Groves le nomme directeur scientifique du Projet Manhattan à l’origine des trois premières bombes atomiques de l'Histoire. En 1945, il adresse un discours à ses collègues afin de dénoncer Hiroshima. Même s'il juge que les États-Unis auraient dû transmettre plus d'avertissements au Japon avant de bombarder Hiroshima et Nagasaki, il reste partisan de l'usage des bombes atomiques.

Ce que va découvrir Oppenheimer, c’est la force de la raison d’État contre laquelle la raison morale ou scientifique ne pèsent rien. « Parfois nous anticipons la légalité »   répliquera, non sans quelque cynisme, un de ces hommes du secret d’État. La course aux armements, nouveau nom de la loi du talion, s’imposera durablement, avec l’invention de la bombe soutenue par toute l’armada de la propagande d’État. Eisenhower confiera la direction morale du peuple américain, non pas à la rationalité d’une éthique du pouvoir, mais à des prédicateurs, des marchands de peur, au service d’un American Way Of Life. Cela n'empêche pas Oppenheimer d’être nommé président du General Advisory Committee qui conseille la Commission de l'énergie atomique des États-Unis. En 1953, pendant le maccarthysme, Oppenheimer voit son habilitation de sécurité révoquée en raison de son opposition au développement des armes thermonucléaires.

Croire qu'Ils ont tué Oppenheimer apporterait des révélations, lèverait le voile, dénoncerait la mauvaise foi des uns, applaudirait à la bonne foi des autres, serait s’égarer sur les intentions de l’auteure pour qui les choses sont plus complexes. A moins que la complexité du procès d’Oppenheimer ne cède la primeur à l’information, comme l’écrit encore Virginie Ollagnier. Son roman refuse toute position morale.

Une morale de pacotille

La mise en exergue d’une citation de Pierre Desproges – « Qui est encore assez naïf pour croire aux jésuitiques jérémiades des savants atomistes »   – donne le ton. Rien ne peut excuser. C’est au sens strict un crime contre l’humain. Le refus d’endosser une quelconque responsabilité est une offense à l’intelligence : « Qu’est-ce qu’il croyait, le bougre ? Que l’énergie nucléaire c’était seulement destiné à éclairer les salles de bain ? »   S’excuser au nom de la morale, c’est le propre du cynisme. Pire. C’est justifier l’injustifiable. D’où la chute : « Le fait est que le 6 août 1945, à 6 heures du matin, il faisait clair dans les baignoires à Hiroshima »   . Phrase terrible qui résume à elle-seule la lâcheté des « bonnes consciences morales ».

« Oppenheimer tourna les pages et lut l’incipit : "Nous vivons une époque dont les événements prêtent de leur violence aux passions" »   .

Le silence des vaincus

Les acteurs de western, peut-on croire, ont influencé la vision que les Américains se font de leur rapport au monde. Edmund Lowe, Richard Dix et John Wayne, bien qu'acteurs, sont trois figures incontournables des « défricheurs de plaines », où la puissance par le fusil est relayée par l’étoile du shérif. Selon un paradoxe non moins étonnant, pour être le père de la bombe qui sera lancée sur Hiroshima, le bien réel Oppenheimer devient un mythe vivant, un héros.