Un remarquable ouvrage collectif, réunissant près de de soixante-sept auteurs de tous horizons disciplinaires, qui ambitionne de livrer un diagnostic sur le présent pour aider à penser l’avenir.

Dans une conférence désormais fameuse, peut-être l’une des plus commentées de l’auteur, Michel Foucault saluait l’opuscule de Kant intitulé Qu’est-ce que les Lumières ? (1784) comme le texte où s’est inventée une nouvelle manière de faire de la philosophie. Kant, disait-il, ne cherche pas dans ces pages à comprendre le présent à partir d’une totalité ou d’un achèvement futur, mais à saisir le moment présent dans sa pure différence. Sa question consiste à se demander en quoi aujourd’hui introduit une différence par rapport à hier. En un sens, on pourrait dire que Kant inaugure un style nouveau en philosophie : une sorte de « journalisme philosophique »   .

Le vaste projet dirigé par Didier Fassin réunit près de soixante-sept auteurs de renom (en science politique, économie, droit, histoire, sociologie, géographie, démographie, philosophie et littérature) sous l’intitulé général de La société qui vient. Il ne procède pas de la même inspiration, en ce qu’il ne se donne pas pour objet l’étude du moment présent dans sa pure différence avec l’époque précédente, mais la façon dont le monde de demain s’annonce déjà dans celui d’aujourd’hui. Pour autant, il nous paraît être tout de même redevable à l’opuscule kantien, dans la mesure où les divers chapitres du volume peuvent être lus comme autant d’essais de « journalisme critique » visant à livrer un « diagnostic sur le présent qui aiderait à penser l’avenir ». L’expression de « journalisme critique », si elle ne se trouve nulle part dans les 1320 pages que compte le volume, convient pourtant fort bien, nous semble-t-il, pour qualifier le style général qui y est adopté, sur le fond comme sur la forme.

Sur le fond, car le propos est bien d’examiner attentivement les diverses « crises » qui ont affecté, et qui affecteront encore pour longtemps probablement, nos sociétés : la résolution de ces « crises » déterminera d'ailleurs leur configuration future, sous quelle que forme qu’elle se présentera. Pour partir chronologiquement de celle qui a coïncidé avec la mise en œuvre du chantier dirigé par Didier Fassin, la crise inaugurale est celle des "gilets jaunes". Cette première crise (suscitée par la taxation des carburants) révélait, au début de l’année 2019, un malaise profond de toute la société française, « suscitant le désarroi hostile des responsables politiques et entrant en résonance avec des inquiétudes ailleurs dans le monde ».

A la fin de l’hiver 2020, c'est bien sûr la crise sanitaire qui s'impose, dans laquelle nous sommes toujours plongés deux ans plus tard. Elle peut être dite « critique », non seulement en raison des caractéristiques mêmes du coronavirus qui continue quotidiennement d’entraîner la mort de nombreux patients partout dans le monde, qu’en raison de ce que sa dissémination a révélé la fragilité des appareils de santé publique, à la fois en termes de mise en œuvre tardive des mesures préventives, et en termes de capacité des établissements hospitaliers à prendre en charge les formes graves de la maladie.

Parmi toutes ces « crises », celles de l'environnement s'impose avec évidence. Il est devenu loisible de constater les effets, pour ainsi dire, tous les matins, rien qu’en ouvrant les volets et en regardant la couleur du ciel. Au cours de l’été 2021, la conjonction dans un intervalle de quelques semaines d’une canicule en Sibérie, d’inondations dramatiques en Allemagne, en Belgique, en Inde et en Chine, d’incendies d’une ampleur sans précédent aux Etats-Unis, en Canada, en Grèce, et en Algérie, de l’annonce que le mois de juillet avait été le plus chaud de l’histoire de la météorologie et de la publication en août du rapport alarmant du GIEC, a rappelé à tous, si tant est qu’une telle chose ait pu être oubliée, que le réchauffement climatique constitue sans doute le plus grand des défis auxquels nous sommes confrontés actuellement.

On affronte encore une crise des minorités, telle que l’a une fois de plus mise à l’ordre du jour aux Etats-Unis le meurtre de George Floyd à Minneapolis le 25 mai 2020 – drame dont le retentissement mondial a permis au mouvement Black Lives Matter, né quelques années auparavant, de devenir en termes de participation le plus important de l’histoire politique du pays.

Une crise dans le genre s'impose encore, qui éclate avec l’affaire Harvey Weinstein, du nom du producteur de cinéma états-uniens accusé par de nombreuses actrices de harcèlement sexuel et de viol, laquelle a conduit notamment à la création du hashtag MeToo. Une crise démocratique aussi, révélée en France par l’abstention massive aux élections régionales et départementales – le plus élevé au cours de la Cinquième République. Mais crise des migrants également, crise du néolibéralisme, crise du capitalisme, etc.

C’est l’ensemble de ces situations critiques annonçant « la société qui vient » que Didier Fassin et ses collaborateurs se proposent d’analyser, en un style que nous disions journalistique, dans le meilleur sens du terme, en ce que les divers textes réunis brassent des informations qui relèvent de l’actualité la plus sensible et la plus immédiate. Si chacun des spécialistes sollicités ne se prive bien entendu pas de mobiliser quelques-unes des références clés de son propre champ disciplinaire, il le fait toujours avec le souci de pouvoir rendre compte d’une conjoncture précise, et à l’appui de données factuelles, qui donnent au lecteur l’étrange impression de lire à la fois les pages du journal quotidien et celles d’un essai de facture plus académique.

Le résultat d’ensemble est des plus réussis. Le volume est remarquablement exhaustif : les soixante-quatre articles réunis couvrent réellement toutes les questions soulevées par l’époque actuelle. Les contributions sont de grande qualité et soigneusement rédigées. Les auteurs s’imposent presque toujours comme étant les meilleurs connaisseurs actuels des sujets abordés. En bref : un volume à mettre entre toutes les mains !