Poursuivant sa réflexion philosophique sur le sujet, Jean François Billeter propose deux nouvelles traductions de textes anciens leur faisant écho.

Sinologue et philosophe, Jean François Billeter est également traducteur, cette dernière activité étant d’ailleurs indissociable des deux premières. Il est notamment connu pour son édition du Tchouang-Tseu, un texte fondateur de la civilisation chinoise – écrit au IIIe siècle avant notre ère et à la paternité inconnue –, pour une traduction depuis l’allemand du philosophe Lichtenberg et il est revenu sur sa pratique dans Quatre essais sur la traduction. En ce début d’année, il propose deux nouvelles traductions : la première concerne le second chapitre du Tchouang-Tseu et est intitulée Court traité du langage et des choses ; la seconde Héraclite, le sujet. Bien que publiés séparément, Billeter relie ces deux brefs livres, à la fois pour leurs échos respectifs et pour celui qu’il décèle avec sa propre théorie philosophique qu’il a développée dans Un paradigme, Esquisses et, plus récemment, Le Propre du sujet.

Au sein des 33 chapitres disparates qui composent le Tchouang-Tseu, Jean François Billeter a choisi d’extraire et de traduire à nouveau frais le deuxième chapitre, car celui-ci « frappe par une cohérence et un degré d’abstraction qu’on ne rencontre pas » dans le reste du livre. Resté longtemps mystérieux, ce chapitre a fait l’objet de nombreuses interprétations erronées – sur lesquelles l’auteur ne revient toutefois pas – et qu’il estime pouvoir lever en considérant que celui-ci traite du « sujet humain – du sujet que nous sommes et qui fait qu’en deçà de ce qui nous distingue les uns des autres individuellement, socialement et historiquement, chacun de nous peut dire "je". » En partant de cette hypothèse, Billeter a retraduit et commenté le texte en conséquence, s’appuyant sur ses précédents travaux philosophiques, portant notamment sur notre perception du monde et de la réalité. En effet, dans celui-ci, le narrateur décrit des phases de suspension du langage et d’observation. Billeter rapproche ce passage du Tchouang-Tseu – dont il conteste au passage l’unité, de l’œuvre nuisible à sa compréhension – des propos d’Héraclite dont « la vision très voisine […] n’a pas été mieux comprise. »

Héraclite, le sujet est né de la lecture d’Héraclite l’Obscur de Marc Froment-Meurisse. Ce dernier estime que loin d’être des fragments, les traces laissées par le Grec Héraclite (576 à 480 avant notre ère environ) constituent une œuvre complète, réarrangeant les citations connues de façon à leur rendre leur cohérence. À partir de cette découverte, Jean François Billeter a réalisé – comme pour le Tchouang-Tseu – que ces fragments parlaient également du sujet. Il a donc retraduit une partie de ces citations (56 sur 126) et les a organisées selon son interprétation.

Dans les deux cas, Billeter s’est permis de prendre quelques libertés avec les textes grec et chinois dans ses traductions, qu’il qualifie de « propositions » visant à permettre au lecteur contemporain de mieux comprendre ces auteurs, préoccupés – toujours selon Billeter – par les mécanismes de la pensée et de la conscience. Les partis-pris originaux de Billeter, qui prêtent sûrement le flanc à des critiques de surinterprétation ou d’anachronisme, nous invitent à (re)découvrir la pensée de ces deux auteurs.