Une réflexion stimulante interroge à nouveaux frais la nature du lien entre Jésus et le Christ, et plus largement, entre le judaïsme et le christianisme.

Si la figure de Jésus apparaît comme le point nodal à partir duquel semble se développer et se construire le christianisme des premiers siècles de notre ère, historiquement et présentement, certaines dissociations se sont opérées. Ladite figure a pu ainsi faire l’objet de jésuologies   tendant à ignorer la dimension sotériologique du personnage pour en faire une grande figure de l’humanité ou, à l’inverse, éprouver la tentation d’un discours sur le Christ gommant la dimension juive du personnage. On perçoit ici aisément la difficulté pour tout exégète ou historien d’appréhender conjointement la figure marquante de Jésus dans sa double dimension terrestre et divine, l’articulation se faisant généralement à la faveur d’un mouvement menant de Jésus au Christ à travers un des thèmes chers au christianisme : l’accomplissement des Ecritures. 

Or, c’est précisément cette articulation complexe entre la figure de Jésus et celle du Christ qu’André Paul, exégète et historien de la Bible, entend interroger à nouveaux frais dans son ouvrage : Le Christ avant Jésus. Un paradoxe validé par l’histoire. Il y fonde sa réflexion sur le postulat déterminant selon lequel le Christ conditionne Jésus, inversant de fait le paradigme traditionnel   .

La source de la paideia gréco-judaïque

Comprenons qu’il s’agira pour l’auteur de démontrer que la figure de Jésus n’a pu perdurer dans l’histoire du christianisme qu’à la faveur de l’existence préalable de celle du Christ, figure visionnaire et mythique. C’est en effet très tôt, chez les christianoi - « gens de Christos » ou « chrétiens » - que s’affirma et se développa une philosophie centrée autour de la figure mythique du Christ. Cette philosophie, qui trouvera son point d’aboutissement dans les évangiles, les lettres de Paul et l’Apocalyspe de Jean, puise ses sources dans la paideia     gréco-judaïque. L’œuvre d’un Philon d’Alexandrie, précurseur selon l’auteur des idées de la philosophie des christianoi, alimentera ainsi la réflexion de ce groupe, notamment concernant la voie unique menant vers Dieu. André Paul considère par exemple la fameuse phrase de l’évangile de Jean : « Je suis la Vérité, la Voie et la Vie » (Jn 14, 6) comme la réinterprétation de l’axiome de Philon : « Je suis la vraie philosophie ».

Et l’auteur de poursuivre sa démonstration en précisant que l’exégète d’Alexandrie est le « premier maître connu de l’Antiquité à recourir à l’adjectif monos en référence à la divinité. » Autrement dit, il faudrait voir en Philon la source première de la philosophie des christianoi lorsqu’elle entre précisément en rupture avec la philosophie du monde romain héritée des Grecs et marquée du sceau de la pluralité   . Ainsi, selon André Paul, c’est à une véritable captation et réorientation de la paideia grecque de Philon que l’on doit l’émergence singulière d’une philosophie des christianoi qui acte de manière doctrinale, dans les premiers écrits chrétiens, l’existence non pas d’une révélation parmi d’autres mais de la Révélation.

A cette idée centrale du christianisme naissant viennent s’ajouter ce que l’auteur appelle les composants visionnaires de  la Vita Christi, c’est-à-dire les éléments extatiques inspirés de la source des écrits judaïques préchrétiens. L’exégète voit par exemple dans la tradition judaïque ancienne l’origine de la conception virginale de Jésus, notamment dans le IIe livre d’Hénoch (1er siècle de notre ère) évoquant la naissance miraculeuse de Melchisédech.

La quête de la figure socialisée de Jésus

Dans cette enquête scientifique au cœur de la relation entre Jésus et le Christ, il revient de tenter d’établir, selon le bibliste, un "portrait-robot" du Prophète Jésus, dans une perspective purement historique et sociale. Soucieux de se départir de la figure construite théologiquement par les évangiles sur le modèle d’une forme antique (celle de la Vita) faisant la part belle au supranaturel, André Paul cherche à réinscrire la figure de Jésus dans l’épaisseur du temps, autrement dit à la lumière des « conditionnements politiques, sociaux et culturels de l’existence de Jésus ». On mesure là précisément le sens de la distinction établie entre Jésus Christ et Jésus de Galilée : celle qui sépare la figure théologique de la figure proprement sociale. Comprenons qu’il s’agit pour l’auteur de déconstruire la figure hagiographique et visionnaire de Jésus portée à son apogée par les évangiles pour débusquer, dans les méandres du texte évangélique, les indices relatifs au rôle social de Jésus, notamment en tant qu’exorciste et guérisseur ou concernant ses prises de position sur les sujets majeurs de la vie sociale (le mariage et le divorce entre autres).

Ainsi, aux yeux du théologien, d’un point de vue purement social, Jésus demeure dans les évangiles un Prophète classique dans la mesure où sa geste s’inscrit pleinement dans la tradition ancestrale du prophétisme vétérotestamentaire (notamment en ce qui concerne l’amour du prochain). Cela dit, ce sont véritablement les premiers christianoi - les gens du Christ, donc - qui orienteront de manière décisive la figure de Jésus vers celle d’un titre propre à leur groupe : le Christ (ho Christos en grec). Or, c’est bien à travers ce titre « Jésus Christ » que le Prophète de Galilée traversera les siècles, effaçant de fait la dimension sociale du personnage.

L’effacement de la figure du Messie au profit du titre de Christ

Que cette dynamique à l’œuvre s’impose au profit du Christ est d’abord à considérer à la lumière du rapport originel entre le Christ et le Messie. Les manuscrits de la mer Morte apportent de ce point de vue un précieux éclairage : certains écrits confrontent ainsi l’attente de deux Messies aux missions différentes, l’un de caractère royal dit « d’Israël » (dans les Psaumes de Salomon par exemple), l’autre d’ordre sacerdotal ou « d’Aaron » (évoqué notamment dans la Règle de la Communauté). Or, c’est bien le second type de messie que les christianoi privilégieront tout en détournant le titre de « Messie prêtre » au profit de la seule dénomination « Christos ». Nous avons ainsi déjà souligné la présence du titre « Jésus Christ » (et non « Jésus le Messie ») dès les incipit des évangiles auxquels on peut ajouter l’omniprésence dans les quatre grandes lettres de Paul (Romains, Corinthiens I et II, et Galates) du titre « Christos » au détriment de celui de « Ièsous »   . Une telle dynamique invite donc à interroger à nouveaux frais la doctrine et la perspective chrétiennes traditionnelles selon lesquelles « la personne et l’œuvre de Jésus Christ seraient la réalisation des promesses messianiques ».

A rebours de cette vision traditionnelle, l’auteur prend acte du peu de représentativité de la figure du Messie dans la littérature gréco-judaïque. A titre d’exemple, la Mishna atteste l’absence du thème de la fin des temps et de celui du Messie. Ce n’est que tardivement, trois ou quatre siècles après l’avènement du christianisme, que les rabbis, à travers le Talmud, se mettront en devoir de contrer la figure transcendée du Christ en réhabilitant celle d’un Messie royal.

Jésus : Christ ou Messie ? La question controversée du messianisme

En actant l’antériorité et la précellence de la figure du Christ sur celle de Jésus, André Paul entend mettre en lumière la forte influence de la pensée grecque dans l’élaboration conceptuelle du corpus littéraire chrétien. Il souligne, comme nous l’avons vu, la façon dont cette figure christique rompt, non pas avec le système judaïque mais avec la philosophie héritée des Grecs. Cette affirmation, relevant d’un apparent paradoxe, prend d’une certaine manière à contre-pied la dynamique engagée depuis quelques décennies visant à replacer la figure de Jésus dans un contexte juif et palestinien. La réflexion menée dans l’ouvrage autour de la notion de « Messie » est à cet égard hautement éclairante : André Paul considère en effet que le mot Christos se révèle un pur néologisme ne traduisant pas l'hébreu mashiah et que les mentions concernant le thème du Messie dans les textes des évangiles ne se réduisent qu’à « des traces résiduelles. » Si le corpus des écrits pauliniens semble répondre favorablement à cette orientation, on peut néanmoins questionner la supposée quasi-absence du thème messianique dans les évangiles.

Que l’on considère en effet l’évangile de Marc et l’on observera que, si le titre de « Messie » est effectivement peu présent dans le texte, il laisse la place à un substitut qui n’en réfère pas moins au thème messianique : celui de « Fils de l’homme ». Il s’agit là d’un titre issu de l’araméen (« homme ») mais dont l’étymologie historique remonte au livre de Daniel (7, 13-14), aux  paraboles d’Hénoch (I Hen 37-71) où le Fils de l’Homme est le juge des impies, et surtout au 4e Esdras (Ch. 13) qui fait du Fils de l’Homme le symbole du Messie davidique que Dieu appelle « mon Fils ». Loin d’être utilisé de manière marginale dans l’évangile de Marc, ce titre est celui qui apparaît notamment dans l’épisode décisif du récit de la Passion (Mc 14-15). Si le titre de « Messie » - comme le souligne André Paul - a pu être mis à distance dans les évangiles, c’est probablement parce que ce titre prêtait à confusion avec son champ sémantique aux contours incertains. C’est que le messianisme populaire du temps de Jésus était marqué par des attentes politiques précises étroitement liées à l’idée d’une royauté susceptible de chasser le pouvoir des Romains.

Le Christ comme titre postpascal

Si les évangiles actent, dans leur trame narrative, le passage de Jésus au Christ via le thème messianique, c’est véritablement Paul, de manière plus doctrinale, qui sacralise le passage à Jésus Christ   , faisant du Christ l'alter ego glorieux de Jésus et l'éponyme d'un mouvement religieux appelé à durer. Il faut toutefois bien garder à l’esprit que ces titres de « Messie » et de « Christ » n’ont de sens véritable qu’à la lumière de leur origine postpascale, c’est-à-dire après l’épisode déterminant de la Résurrection. Or, si l’on en revient à l’idée majeure du livre d’André Paul, il y aurait d’abord le Christ, comme condition de Jésus. Autrement dit le Christ et non le Messie. Ce qui nous semble ici poser difficulté dans ce paradoxe validé par l’histoire (pour reprendre le sous-titre du livre), c’est que le titre de Christ ne prend sens dans les évangiles qu’à la lumière de la vie et du destin de Jésus   . Les évangiles orchestrent en effet savamment le passage du ministère de Jésus à la Passion et à la Résurrection. Et ce n’est qu’au cœur de cette dynamique, pense-t-on, que la vie humaine et terrestre de Jésus peut se charger d’une dimension théologique et sotériologique.

L’ouvrage d’André Paul, rédigé dans une langue claire et accessible à tous (aucune note dans le livre susceptible de surcharger la lecture), déploie une stimulante réflexion sur le personnage de Jésus dit le Christ ainsi que sur la première communauté de chrétiens qui mit en forme les premiers textes du canon néotestamentaire. Les affirmations de l’auteur bouleversent, il est vrai, nos représentations établies du christianisme et de Jésus. Il n’est pas anodin d’observer que ce travail s’inscrit à rebours de celui d’un Daniel Boyarin qui, par exemple dans Le Christ juif, montre ce que Jésus et le Christ doivent à l’environnement juif du premier siècle de notre ère.       

De manière plus large, c’est bien contre le modèle du Parting of the ways, défendant la thèse d’une séparation tardive entre judaïsme et christianisme, que s’inscrit André Paul lorsqu’il écrit dans sa conclusion que « les sujets véritables du ioudaismos n’ont pas de parenté avec les christianoi ». In fine, même si l’on peine parfois à souscrire pleinement à la thèse de l’auteur, le livre propose une réflexion cohérente qui se confronte avec énergie à la question controversée du lien unissant Jésus au Christ.