La publication du dixième volume des séminaires et cours de Jacques Derrida invite à se demander de quelle manière ces publications modifient la compréhension que nous avons de sa philosophie.

La publication des cours et séminaires que Jacques Derrida a tenus de 1960 à 2003, d’abord à la Sorbonne (1960-1964), ensuite à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm (1964-1984) et, pendant les vingt dernières années de sa vie, à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (1984-1988) a été initiée par les éditions Galilée en 2008, avant d’être confiée aux éditions du Seuil en 2019, dans une collection qui lui est dédiée appelée « Bibliothèque Derrida ». Six volumes ont paru aux éditions Galilée entre 2008 et 2017 : les deux premiers sur La bête et le souverain, les deux suivants sur La peine de mort, et les deux derniers, issus des cours donnés à l'ENS-Ulm, sur La question de l’être et l’histoire chez Heidegger et sur Théorie et pratique. Quatre autres ont été publiés depuis aux éditions du Seuil depuis 2019 : les deux premiers sur Le parjure et le pardon, le troisième sur La vie et la mort, le quatrième sur Donner le temps. Le présent volume qui vient de sortir dans la « Bibliothèque Derrida » correspond à la première partie du séminaire tenu à l’EHESS de 1995 à 1997 sur l'hospitalité, dont la seconde partie sera sans doute publiée en 2022.

Au total, nous disposons donc à l’heure actuelle d’une dizaine de volumes directement issus de l’enseignement de Jacques Derrida, et d’un recul de plus de dix ans sur le début de cette vaste entreprise éditoriale dont aucun des lecteurs de cette chronique ne verra probablement l’achèvement de son vivant, étant donné qu’il reste encore des milliers de pages à publier. S’il est bien sûr beaucoup trop tôt pour tenter de faire un bilan de ce que ces publications ont pu apporter et de ce qu’elles apporteront encore, l’on peut tout de même se risquer à avancer une appréciation sur l’ensemble des textes qui ont été rendus récemment publics, ainsi qu'un pronostic pour la suite de cette entreprise. 

Les cours de Foucault et les séminaires de Derrida

De ce point de vue, la comparaison avec la publication des treize volumes de cours tenus au Collège de France par Michel Foucault de 1970 à 1984 pourrait s’avérer éclairante. On admettra sans peine que la publication des cours a modifié en profondeur non seulement la compréhension que nous avions de Foucault, mais même l’image que nous avions de lui. De Foucault, nous connaissions jusqu’alors la dizaine de livres qu’il a publiés de son vivant, de la monographie intitulée Maladie mentale et personnalité (1954) au cycle inachevé portant sur l’Histoire de la sexualité (1976-2018), et une grosse poignée d’articles et de conférences parus ici ou là. Mais nul ne soupçonnait l’importance (pas seulement quantitative) de ce que Gilles Deleuze a appelé l’« œuvre parlée » de Foucault, en entendant par là bien sûr les cours au Collège de France, mais aussi les centaines d’articles, de conférences et d’interviews qu’il a pu donner, dont la publication n’est d’ailleurs toujours pas achevée à ce jour puisqu’il ne se passe pas un an sans qu’un nouvel inédit ne soit mis en circulation. L’œuvre publiée est alors apparue comme la partie émergée de l’iceberg, soutenue par une montagne invisible de labeur incessant, incroyablement inventif et fécond, dont Foucault n’a le plus souvent rien laissé paraître dans ses textes publiés. Le Collège de France a été pour Foucault un formidable laboratoire de pensée où il lui était loisible de tester ses hypothèses les plus novatrices et de s’aventurer dans les directions les plus audacieuses. Si Foucault est devenu à partir des années 2000 l’une des figures philosophiques incontournables de l’époque contemporaine, en France comme à l’étranger, il le doit sans nul doute à la publication de son « œuvre parlée ».

Au stade où nous en sommes de la publication des séminaires de Jacques Derrida, il est difficile d’en dire autant. Les divers volumes parus à ce jour se révèlent en effet de qualité très inégale. Les choses avaient pourtant bien commencé ! On se souvient peut-être que la publication des deux volumes du séminaire sur La bête et le souverain a été perçue, à la fin des années 2000, comme un petit événement philosophique, lequel s’est immédiatement traduit par un regain d’intérêt pour l’œuvre de Derrida, en créant un véritable effet de surprise. Même les lecteurs les plus avertis de Derrida n'avaient pas connaissance de la profondeur et de la complexité de la réflexion qu'il avait développée, notamment sur la question animale, à en juger aux textes relativement peu nombreux qu'il avait publiés sur le sujet de son vivant. De là l'espoir, alors largement partagé, que les séminaires de Derrida pourraient se révéler aussi riches et novateurs que l’ont été les cours de Foucault au Collège de France.

Mais c’était prêter peu d’attention au fait que La bête et le souverain a été le dernier séminaire que Derrida, mort en 2004, a tenu entre 2002 et 2003. Ce qui a fait tout le prix du séminaire a consisté en ce qu’il a donné un accès unique aux ultimes réflexions de l’auteur, qui n'a tout simplement pas eu le temps de les livrer au public sous une autre forme. Or tel n’est pas le cas des séminaires antérieurs, dont le propos n’est pas précisément inédit ! Si Foucault est resté un auteur relativement discret sur le plan éditorial, publiant moins d’un livre tous les deux ans, Derrida, quant à lui, a maintenu un rythme proprement effrayant de quatre à cinq publications annuelles pendant plusieurs décennies, pour atteindre un total de presque soixante-dix ouvrages publiés à sa mort (auxquels il faut ajouter depuis la vingtaine de livres, hors séminaires et cours, parus à titre posthume : soit, à ce jour, plus d'une centaine de titres). Dans de telles conditions, il était plus que prévisible que les séminaires ne révéleraient rien que l’auteur n’ait eu maintes fois l’occasion de dire et de répéter ailleurs, dans ses livres comme dans les innombrables articles, conférences et interviews qu’il a pu accorder à la presse.        

Le séminaire sur l’hospitalité

Telle est la raison de la déception, à chaque fois renouvelée, que réserve la lecture des séminaires de Derrida. A l’exception du cours éblouissant qu’il a donné sur Heidegger en 1964 à l’Ecole normale supérieure, dont nous avons rendu compte ici-même – dans lequel il démontrait l’extraordinaire avance qui était la sienne dans la compréhension de la philosophie de Heidegger par rapport à ses contemporains, et dans lequel il se livrait à des analyses extrêmement fouillées qui demeurent sans équivalent dans les textes publiés –, on ne trouve souvent pas grand-chose dans les séminaires des années 1990  et de la fin des années 1970 qui justifie l’effort de lecture. La faute en est en partie aux séminaires eux-mêmes, à la forme digressive, répétitive et quelque peu bavarde qu’ils adoptent volontiers – ce que, après tout, on aurait mauvaise grâce à leur reprocher car, même si, selon ses habitudes depuis le début de sa carrière d’enseignant, Derrida rédigeait entièrement le texte des séances, il ne faut pas oublier que ce qu’il écrivait était destiné à être lu en public devant un parterre d’étudiants, et non pas à être publié. Le vrai problème tient plutôt à ce que le texte des séminaires n’apporte la plupart du temps rien que le lecteur attentif de Derrida ne sache déjà pour l’avoir lu ailleurs. Que les séminaires soient antérieurs, contemporains ou postérieurs aux publications de Derrida, une chose est désormais sûre : c’est bien le même propos que Derrida tenait ici et là, et dont il développait inlassablement les implications en suivant les différentes lignes de sa réflexion. De là une circulation incessante entre, d'une part, les textes rédigés pour la publication ou une conférence, et, d'autre part, les pages écrites pour son séminaire ; de là aussi les inévitables redites d’un texte à l’autre ; de là enfin l’impression de déjà-vu ou de déjà-entendu qui saisit le lecteur presque à chaque page.

Le séminaire qui vient de paraître sur le thème de l’hospitalité répond en tous points à la description que nous venons de donner du style de Derrida dans le cadre de l’enseignement qu’il assurait à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Les digressions y sont très nombreuses – ce que l’auteur tente maladroitement de justifier en parlant d’une prétendue « nécessité de la digression ». Les remarques anecdotiques ne manquent pas non plus, même si, cette fois-ci, elles sont heureusement plus courtes que dans les autres séminaires  – on se souvient peut-être du développement interminable dans Le parjure et le pardon sur l’affaire Clinton-Lewinsky. L’oralité même de l’exercice pousse parfois l’auteur, ici encore, à s’écouter parler –  comme dans ce passage pour le moins curieux où Derrida adresse la « bienvenue à Benveniste » en s’amusant visiblement de l’homophonie des mots, ou encore dans celui où il annonce vouloir « chercher le caché du chez » sur plus d’une dizaine de pages, etc.

Pour le fond, le propos qui y est tenu est déjà parfaitement connu des lecteurs. Le thème de l’hospitalité est, sans nul doute, l’un des thèmes centraux de la pensée éthique et politique de Derrida, sur lequel il a multiplié les publications et les interventions publiques de son vivant. Citons, pêle-mêle, le livre d’entretiens avec Anne Dufourmantelle De l’hospitalité (Calmann-Lévy, 1997) – qui reprenait d’ailleurs in extenso le texte des quatrième et des cinquième séances du séminaire – le Manifeste pour l’hospitalité (dir. Mohammed Seffahi, Ed. d’aube, 1999), les interventions pour les villes-refuges offrant une hospitalité « locale » au-delà de la souveraineté nationale, recueillies dans Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! (Galilée, 1997), les actions menées par le Parlement international des écrivains, la critique des lois Debré-Pasqua et du projet Toubon concernant ledit « délit d’hospitalité » (qui a donné lieu à des articles de presse de la part de Derrida), ou encore, les débats sur les « sans-papiers » et le statut des « réfugiés », dont s’inspire l’article intitulé « Manquements – du droit à la justice (mais que manque-t-il donc aux « sans-papiers » ?)   .

Ce qui ne signifie évidemment pas que le séminaire soit en lui-même dénué de tout intérêt, loin s’en faut. L’articulation du propos, dans sa longueur même, constitue un objet d’étude en soi fascinant. La maestria avec laquelle Derrida passe d’une référence à une autre (de l’Œdipe à Colonne à Roberte ce soir de Klossowski, du traité de Kant Vers la paix perpétuelle à Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche, du Vocabulaire des institutions indo-européennes de Benveniste à l’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig), la subtilité de ses commentaires et la fulgurance de certaines idées laissées parfois sans développement, du moins dans le cadre du séminaire (telles les remarques saisissantes sur la maladie d'Alzheimer comme perte de la familairité du chez-soi, qui font songer au très beau film de Florian Zeller The Father), en rendent la lecture tout à fait passionnante. Si déception il y a, elle tient fondamentalement au fait que les thèses majeures y sont présentées exactement dans les mêmes termes que dans les textes publiés à la même époque (et pour cause, puisque Derrida réutilisait les mêmes textes d'un contexte à l'autre). Pour cette raison, force est de reconnaître que le séminaire sur l’hospitalité n’apporte aucun élément nouveau pour la compréhension de la pensée de Derrida. Il y a fort à parier, hélas, qu’il en sera de même pour les autres séminaire encore à paraître.