Dans « 1884 », Vincent Wackenheim dresse l'inventaire d'une année pas si ordinaire et invente une magistrale poétique de la chronique.

Non, 1884 en France ne fut pas une année banale. Ni plus, ni moins que d’autres. Aucun sujet ne peut surplomber de la hauteur de sa conscience l’ensemble des souvenirs du passé. Vincent Wackenheim nous livre dans 1884, telles des constellations, les lectures rassemblées et ordonnées du temps des hommes. Livres, journaux, discours, statistiques le guident pour lister un inventaire que Perec n’aurait pas renié.

Son inventaire est celui d’un collectionneur qui approche par moment le cabinet de curiosité par son attention aux détails. Ainsi un lieutenant écrit un article dans Le Stand du 25 mai 1884 où il conseille l’escrime pour les femmes contre l’embonpoint et les névroses. Le vélocipède se démocratise en 1884, mais son abréviation en « vélo » est encore malvenue. En arrière et premier-plan, la Troisième République, les lois sur l’école, la machine éditoriale de Zola qui le rend omniprésent.

Voyage dans le temps

Vincent Wackenheim procède à un dénombrement qui se veut exhaustif – dans la limite des contraintes de la vie privée – de tout ce qui compose l’année 1884. Tels les deux Persans Usbek et Rika des Lettres Persanes de Montesquieu, décrivant leur découverte d'une époque française, il écrit l’histoire du temps, fidèle à ce qui fait le quotidien et l’actualité d’une France rurale et catholique, « mois après mois ».

Ce qui est ordinaire appartient à l’ordre des choses. L’ordinaire échappe à la surprise, appartient à la routine, à la répétition. Proche des écrits de Jean Paulhan, Vincent Wackenheim entreprend de montrer avec son livre 1884, que le réel historique fourmille de détails permettant d’en affiner avec précision la singularité. De quoi nous sortir de la torpeur des discours trop généraux. Ainsi à propos de la laïcité, les textes font apparaître une approche moins schématique qu’il n’y paraît souvent.

A la lecture des réactions de l’État, des scientifiques, de la presse et de la population à propos de l’épidémie de choléra qui, venue de Chine, frappe à Toulon vers le 20 juin 1884, on découvre encore d’étonnantes similitudes avec les réactions provoquées par la COVID. Aux querelles entre savants, s’ajoutent des prises de position que la morale pourrait réprouver écrit Vincent Wackenheim : « Pour Pasteur le choléra est une affaire de communication, une guerre sans merci avec l’Allemagne, où tous les coups sont permis ». Et Pasteur de rajouter : « On devrait pouvoir essayer de communiquer le choléra à des condamnés à mort en leur faisant ingérer des cultures de bacilles »   .

Passé probable contre passé vraisemblable

Selon Aristote, le récit historique doit être vraisemblable. 1884 invite à réaliser de telles combinaisons réalistes. Le travail d’enquête minutieux de Vincent Wackenheim procède par associations de références. En s’en remettant aux suites algébriques et en particulier au dénombrement, s’organise non pas le champ romanesque du possible, mais celui du probable. Il ne s’agit pas d’inventer des personnages, même vraisemblables, parce qu’ils ne sont justement que vraisemblables.

Si les personages de  fictions, produits par la poétique et la rhétorique, sont en définitive le fruit d'un exercice de style et de forme, les personnages historiques sont déjà porteurs de ce qu’il convient d’appeler intrigue ou action. De ce point de vue, 1884 est le récit guidé par le souci de l’auteur de trouver l’ordonnancement qui ne soit pas tributaire d’un narrateur. Un ordre qui ne soit décrété que par le calcul, loin des problèmes du sujet et de la subjectivité.

Fin du sujet

Rousseau faisait du récit de sa vie le coeur des Confessions, concentrant son texte autour de son moi associé au paysage de la nature. Les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand en 1847 prennent le relai élargissant le paysage à l’histoire qui oppose le monde ancien à l’après de la Révolution. Son moi s’écrit avec son monde propre, se distingue et se met à l’écart du monde de l’événement, social et politique dont il fait cependant le tableau en arrière-plan. Chateaubriand souhaitait que ses Mémoires ne soient publiées que cinquante ans après sa mort   , marquant ainsi la séparation de son récit autobiographique avec le récit historique. Cette dissociation est l’aboutissement d’une pensée du sujet.

Vincent Wackenheim prend à son tour le « témoin ». Isoler une année pour l’épuiser par la lecture de toutes ses publications. Raconter l’histoire d’une de ces années qui suivent la chute du Second Empire. Préférer se focaliser sur un point que suivre un fil sans jalon. En 1884, Louis Desprez, critique et romancier, écrit : « Un roman n’est plus une fantaisie de l’imagination pour amuser les femmes, mais bien une œuvre sérieuse dont tous les détails sont vérifiés, et où les fureteurs du siècle prochain retrouveront, écrite au jour le jour, l’histoire de notre temps. »   La littérature n’est pas un divertissement. Elle se fait « témoin » – terme employé par Vincent Wackenheim – au sens des Mémorables de Xénophon, cet ensemble de textes construits sur un mode en apparence rhapsodique montrant l’utilité de Socrate par le recours à de nombreux interlocuteurs, témoins appelés pour un nouveau procès de Socrate. L’appel à témoin de Vincent Wackenheim n’en est pas éloigné.

Poétique de la chronique

1884 n’a rien à voir avec 1984 d’Orwell. Ce n’est pas un roman d’anticipation. Il ne s’agit pas d’inventer des événements en suivant une argumentation logique et vraisemblable. L’auteur ne cherche pas à convaincre ou persuader. Il dépose devant le lecteur des ensembles de textes déterminés par une date du calendrier. Il collecte sans autre méthode que celle du dénombrement, appliquant une combinatoire probabiliste à sa cueillette afin de créer des groupes cohérents qui se rassemblent au sein de diverses collections

En 1883 meurt Marx. L’année 1885 est marquée par celle de Victor Hugo. Deux discours sur la misère, deux discours sociaux qui marqueront l’écriture romanesque. Le roman se fait social, naturaliste, romantique, selon la répartition des genres littéraires du XIXe siècle. C’est cette lecture que rectifie Vincent Wackenheim en divorçant du sujet. 1884, année du divorce

« Ce qui fait ordinairement une grande pensée, c’est lorsqu’on dit une chose qui en fait voir un grand nombre d’autres, et qu’on nous fait découvrir tout d’un coup ce que nous ne pouvions espérer qu’après une grande lecture », écrivait Montesquieu. C'est un paysage de ce genre qu'on découvre au sortir de cette chronique.