La publication du dernier tome des Oeuvres complètes de Georges Canguilhem aux éditions Vrin sonne l'heure à la fois de l'étude approfondie de ses écrits et celle d'une lecture critique.

Le volume qui paraît ces jours-ci aux éditions Vrin couronne le formidable travail d’édition engagé en 2011 des Œuvres complètes de Georges Canguilhem, en livrant au public le tome deux – à certains égards, le plus important des cinq parus à ce jour. Il contient les deux thèses présentées en vue de l’obtention du doctorat de médecine (Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, Clermont-Ferrand, 1943) et du doctorat ès Lettres (le recueil La connaissance de la vie, paru en 1952 et présenté comme « petite thèse », ainsi que La formation du concept de réflexe, Paris, 1955, pour la « grande thèse »). Il ne manquera plus, pour compléter cette édition, que la publication du tome six, lequel proposera une biobibliographie ainsi qu’un index de noms, reprenant les entrées de tous les volumes, et enfin un index général des concepts. Les lecteurs disposeront alors de tous les instruments nécessaires pour l’étude approfondie de celui dont Michel Foucault disait que, sans l’influence discrète mais décisive qu’il a exercée tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, on ne pourrait pas comprendre grand-chose de ce que la philosophie française a été tout au long de cette période.

Le volume se divise logiquement en trois parties. La première partie, relative au doctorat de médecine, donne à lire les divers textes sur le Normal et le pathologique, en leur dernière formulation relue par Canguilhem lui-même pour la seconde édition de 1972, c’est-à-dire l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, suivi de trois articles ajoutés par l’auteur « vingt ans après… » sous le titre de Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique. La seconde partie contient le recueil d’articles paru sous le titre de La connaissance de la vie en sa seconde édition « revue et augmentée », à laquelle Canguilhem a ajouté une étude sur « la monstruosité et le monstrueux ». La troisième partie, enfin, comprend la « grande thèse », sans doute le livre le plus savant que Canguilhem ait publié, sur le concept de réflexe. L’ensemble que forme ce volume – le dernier à renfermer des textes de Canguilhem, puisque la décision a été prise par les exécuteurs testamentaires de ne pas publier les inédits – est, il faut le dire, des plus impressionnants. En relisant certaines pages célèbres du Normal et du pathologique, ou en consultant la table des matières de La connaissance de la vie, on réalise que Canguilhem est devenu un auteur classique, appartenant à la famille prestigieuse des grandes figures de la philosophie du siècle dernier.  

Mais que peut-il arriver de pire à un philosophe que d’être lu à la façon d’un classique, c’est-à-dire avec cette déférence au fond toute dédaigneuse qui ne s’embarrasse même plus de juger de la vérité ou de la fausseté des thèses qui sont défendues pour se contenter de les commenter à l’infini ? Si le temps est enfin venu de l’étude approfondie des écrits de Canguilhem – « le soleil de l’œuvre du grand maître commence à se lever », prophétisait Jacques Bouveresse dans la Préface au premier tome des Œuvres complètes –, le temps est aussi venu, nous semble-t-il, d’en faire une lecture critique, à la lumière des avancées médicales et scientifiques qui se sont produites au cours des dernières décennies, et qui, pour certaines, datent de l’époque même où Canguilhem étudiait la médecine de 1936 à 1943.

Le point de vue du malade et celui du médecin sur la maladie

Rappelons brièvement le sens de l’une des principales idées défendues dans Le normal et le pathologique. L’intuition de Canguilhem est qu’un conflit peut se produire entre le médecin et son patient qui tient à ce que l’un et l’autre adoptent deux points de vue opposés sur la même chose, à savoir la maladie.

De quelle manière le patient vit-il sa maladie ? Le malade, s’il n’a aucune connaissance médicale, ne sera sans doute pas capable de donner un nom à sa maladie ni d’en identifier les causes, ce qui ne signifie pas pour autant que cette dernière n’a aucune signification particulière dans sa vie. Une maladie est vécue par le malade comme un encombrement, une gêne, une diminution de ses capacités ordinaires, un malaise, une souffrance, une douleur, etc. Autrement dit, la maladie a essentiellement pour le malade une signification qualitative : elle est ce qui affecte sa qualité de vie, ce qui fait que sa vie est moins agréable qu’elle ne l’était avant d’être malade. C’est en tant qu’elle est vécue de cette manière que la maladie pousse le malade à consulter un médecin.

De quelle manière, à présent, le médecin conçoit-il la maladie ? Précisément, il la conçoit, il ne la vit pas. Le médecin va sans doute interroger le malade sur la façon dont il vit sa maladie, il l’interrogera sur les symptômes subjectifs de son état, mais cette information sera immédiatement complétée et, le plus souvent, corrigée par une auscultation et, si nécessaire, par des examens complémentaires. Son diagnostic s’appuiera sur les données objectives qu’il a pu recueillir, et non pas sur la conscience que le malade a de sa propre maladie. A ses yeux, la maladie ne se joue pas au niveau de la conscience du malade, mais au niveau du tissu organique : la maladie existe quelque part dans la masse organique sous la forme d’une « entité anatomopathologique » (un déchirement des tissus, une tumeur maligne, un os fracturé, etc.). Si bien que, au fond, ce qu’il y a de moins important dans la maladie pour le médecin, c’est la conscience que le malade en a. Un malade peut être gravement atteint sans en avoir la moindre conscience : tel le cancer, qui se développe dans l’organisme sans que les lésions ou les perturbations fonctionnelles se fassent sentir pendant des années. C’est le cas aussi de toutes les maladies que l’on appelle insidieuses.

D’où ce paradoxe : la conscience que l’on a de la vie organique n’étant pas elle-même science de ce même organisme, il est tout à fait possible que la maladie qui n’a jamais existé dans la conscience du malade se mette à exister dans la science du médecin. Le médecin a vocation à prendre sur la maladie le point de vue du physiologiste : une fois la réalité organique d’une maladie établie, il doit s’employer à la combattre avec les moyens que la médecine met à sa disposition. Mais le problème est que, dans ce combat du médecin contre la maladie, le point de vue du malade sur sa propre maladie finit par être perdu de vue.

Le silence des organes

Canguilhem n’aura cessé de faire valoir que l’idée même d’une santé « normale » renvoie à l’appréciation qualitative individuelle, laquelle repose elle-même sur la perception et le vécu que chaque malade a de son propre corps. Est en « bonne santé » celui qui vit dans le silence des organes, selon l’expression de Leriche. La maladie ou la santé reposent d’abord et avant tout sur le vécu qu’à chaque individu de son propre état : est « normal » celui qui ne ressent pas de symptomatologie incompatible avec ses besoins physiques. En matière de symptômes ou de handicap, chaque malade a son propre sens qualitatif du normal, de sorte qu’il n’y a aucun sens à imposer une normalité statistique ou quantitative sur la base, par exemple, d’une étude de groupes de sujets.

Le médecin doit apprendre à ne surtout pas juger à la place du malade de ce qu’il lui convient, c’est-à-dire qu’il ne doit surtout pas s’interposer entre le malade et la manière dont il vit sa maladie. Le médecin ne doit jamais perdre de vue que c’est parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine, et non pas parce qu’il y a des médecins que les hommes apprennent d’eux leurs maladies. Le point de vue qui doit toujours l’emporter au final est celui du malade : c’est son initiative qui l’amène à consulter un médecin, c’est lui qui ouvre cette relation, et c’est encore à lui qu’il appartient de la refermer s’il le décide. L’action du médecin est strictement limitée par la demande d’intervention qui provient du malade : elle commence et cesse en fonction de cette demande.

La revanche du docteur Knock

Une page éblouissante du Dr Knock de Jules Romains résume fort bien ce risque de dérive de l’intervention médicale dont Canguilhem aura cherché à élucider la logique profonde. Elle se situe dans l’une des dernières scènes de la pièce au cours de laquelle le docteur Parpalaid revient voir pour la première fois le jeune collègue auquel il a cédé son cabinet quelques mois auparavant, pour découvrir, à sa grande stupéfaction, que le docteur Knock a pratiquement mis le canton entier au lit ! Accusé par ce dernier de n’être qu’un charlatan, le docteur Knock lui répond que, à la différence de son prédécesseur, il s’emploie rigoureusement à prendre sur la maladie le point de vue du médecin, et qu’il agit en conséquence en toutes circonstances, en prenant grand soin de ne jamais se laisser distraire par le point de vue que le malade a sur son propre état :

« Vous me donnez un canton peuplé de quelques milliers d’individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c’est de les déterminer, de les amener à l’existence médicale. Je les mets au lit, et je regarde ce qui va pouvoir en sortir ; un tuberculeux, un névropathe, un artérioscléreux, ce qu’on voudra, mais quelqu’un, bon Dieu ! quelqu’un. Rien ne m’agace comme cet être ni chair ni poisson que vous appelez un homme bien portant. (Il remonte vers le fond de la scène et s’approche d’une fenêtre.) Regardez un peu ici, docteur Parpalaid. Vous connaissez la vue qu’on a de cette fenêtre. (…) C’est un paysage rude, à peine humain, que vous contempliez. Aujourd’hui, je vous le donne tout imprégné de médecine, animé et parcouru par le feu souterrain de notre art. (…) Dans deux cent cinquante de ces maisons, (…)  il y a deux cent cinquante chambres où quelqu’un confesse la médecine, deux cent cinquante lits où un corps étendu témoigne que la vie a un sens, et grâce à moi un sens médical. La nuit, c’est encore plus beau, car il y a les lumières. Et presque toutes les lumières sont à moi. Les non-malades dorment dans les ténèbres. Ils sont supprimés. Mais les malades ont gardé leur veilleuse ou leur lampe. Tout ce qui reste en marge de la médecine, la nuit m’en débarrasse, m’en dérobe l’agacement et le défi. Le canton fait place à une sorte de firmament dont je suis le créateur continuel. Et que je ne vous parle pas des cloches. Songez que, dans quelques instants, il va sonner dix-heures, c’est la deuxième prise de température rectale, et que, dans quelques instants, deux cent cinquante thermomètres vont pénétrer à la fois… »

On pourrait résumer le retournement de situation qui s’est produit depuis la publication de l’ouvrage de Canguilhem sur le normal et le pathologique en disant que nous avons assisté au retour du docteur Knock, pour reprendre le titre du livre de Pierre Corvol et Nicolas Postel-Vinay   , ou à la revanche du docteur Knock.

La norme de la tension artérielle

Pour reprendre l’exemple que Corvol et Postel-Vinay mettent au centre de leur étude, il existe bel et bien une norme statistique de la tension artérielle vers laquelle il importe de ramener le fonctionnement de l'organisme, même si le patient qui « souffre » d’hypertension n’en éprouve encore aucune gêne dans sa vie. Dans sa thèse de 1943, Canguilhem voyait l’hypertension comme un « remaniement » de la structure et des fonctions des organes – pouvant résulter, par exemple, d’une réaction d’adaptation utile de l’organisme chez les malades porteur d’une insuffisance rénale – qu’une thérapeutique avisée devait « respecter » en « n’agissant pas intempestivement sur la tension pour la ramener à la norme ». Autrement dit : un chiffre tensionnel élevé n’est pas nécessairement pathologique, de sorte qu’il ne va pas même de soi de poser un diagnostic d’hypertension.

Or sur ce point, force est de constater que la thèse de Canguilhem a été, sinon réfutée, du moins grandement fragilisée par les récentes avancées de la médecine. La démonstration a été apportée par trois constatations successives : (1) les données tirées d’observations rétrospectives ; (2) les résultats de la plus grande enquête épidémiologique cardiovasculaire longitudinale jamais réalisée ; (3) les régressions de la morbidité et de la mortalité cardiovasculaires grâce aux antihypertenseurs   . Il s’est ensuivi non seulement que la possibilité d’un diagnostic d’hypertension ne semblait plus du tout exclue, mais qu’il devenait également envisageable de déterminer le niveau de pression artérielle à partir duquel les cliniciens devaient intervenir – bref, qu’une frontière quantitative entre le normal et le pathologique pouvait être tracée. Les concepts de « normotension » et d’« hypertension » ont une objectivité pouvant être traduite en termes quantitatifs, déterminant corrélativement un seuil de traitement.

On voit aisément les conséquences de telles avancées médicales : l’idée d’une nature bienfaitrice, capable elle-même de produire des régulations physiologiques salutaires, doit être impitoyablement critiquée. L’élévation tensionnelle observée chez un patient, quel que soit par ailleurs son état de santé, est objectivement néfaste pour le rein. La normalisation forcée de la tension, obtenue par les médicaments, peut seule lui permettre de conserver sa fonction normale plus longtemps. Loin de recréer une nouvelle normalité, comme le pensait Canguilhem, un corps qui réagit à un dysfonctionnement organique en élevant sa tension artérielle aggrave son anormalité. Il se peut donc tout à fait qu’un patient n’éprouve aucune gêne à la suite d’une hypertension artérielle et que sa santé soit pourtant réellement menacée. Un patient peut présenter des chiffres anormaux sans pour autant ressentir de symptomatologie. Aux yeux de la médecine moderne, il se peut qu’un patient ayant une glucosurie ou une albuminurie, alors même qu’il ne se plaint de rien, perde son état de santé et devienne porteur d’un paramètre biologique anormal. Comme le disent Corvol et Postel-Vinay, c’est « un sujet sans symptôme, un malade qui s’ignore ». Se pourrait-il que le dernier mot revienne en cette affaire au docteur Knock ?