La publication tant attendue du Journal de Patocka permet de découvrir un philosophe qui bouillonne littéralement d'idées et un lecteur infatigable informé de tout ce qui se publie à son époque.

L’existence des treize carnets ici traduits et publiés dans leur intégralité pour la première fois – seuls les deux premiers ont fait l’objet d’une publication en tchèque dans le tome 8/1 des œuvres complètes de Patočka – a été révélée au grand public philosophique il y a une vingtaine d’années. Les carnets noirs à couverture souple ou cartonnée de format A5 ont été retrouvés dans le fonds manuscrit déposé par Patočka lui-même en juin 1971, à la veille de son départ forcé de l’université, auprès des Archives littéraires du Mémorial de la littérature nationale de Prague. L’édition critique du journal de pensée, confiée aux bons soins d'Erika Abrams, était annoncée depuis des années aux éditions Vrin : le voici enfin publié, et sa lecture justifie toutes les attentes.

 

Journaux de philosophes

Il y aurait une étude intéressante à mener sur la pratique du diarisme en philosophie. Sans doute les philosophes ont-ils depuis toujours jeté sur le papier leurs pensées naissantes. L’on dira, à juste titre, qu’après tout il en va dans ce domaine comme dans les domaines littéraire, artistique ou scientifique. Mais il faudrait distinguer entre les étapes préparatoires d’un livre, dont le dessein d’ensemble est déjà arrêté, et les pensées rédigées au jour le jour, au fil de l’eau pour ainsi dire, où se mêlent des notes de lectures et l’élaboration d’une réflexion inaboutie dont l’auteur lui-même ignore le contenu exact. Rousseau, bien qu’il n’ait pas à proprement parler tenu de Journal, évoquait, au détour d’une page des Rêveries du promeneur solitaire, l’intérêt qu’il y aurait à « appliquer le baromètre à son âme » pour consigner les avancées et les reculades de sa propre pensée comme on enregistre les variations atmosphériques :  « Les loisirs de mes promenades journalières ont souvent été remplis de contemplations charmantes dont j’ai regret d’avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l’écriture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m’en rendra la jouissance. (…) Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. (…) Mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon âme et de leurs successions. Je ferai sur moi-même à quelque égard les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connaître l’état journalier. J’appliquerai le baromètre à mon âme, et ces opérations bien dirigées et longtemps répétées me pourraient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs ».

Le premier philosophe, dans la première partie du XIXe siècle, à avoir tenu pendant presque une trentaine d’années un Journal, composé de quatre grands cahiers, en reprenant explicitement à son compte le programme rousseauiste, est Maine de Biran. Kierkegaard a laissé à la postérité des milliers de pages d’un Journal qu’il aura tenu de 1834 à 1855. Gabriel Marcel publiera à son tour en 1927 un Journal métaphysique qui, primitivement, n’était pas destiné à la publication, constitué de notes rédigées en 1913-1914, puis de 1915 à 1923. Tout récemment, les éditions du Seuil ont rendu public le foisonnant Journal de pensée d’Hannah Arendt, en deux gros volumes réunissant des pages rédigées entre 1950 et 1973.

Patočka, avec sa lucidité ordinaire, n’ignorait rien de cette tradition dans laquelle il s’inscrivait, et, en une page magnifique, il s’y réfère même nommément pour situer le projet qu’il poursuit dans ses carnets : « L’idée d’un ‘journal métaphysique’ chez Marcel, très belle et féconde, à condition d’être réalisée en toute sincérité. (…) Peut-être en avais-je l’idée en commençant à tenir ce carnet de notes. D’ailleurs les Tagebücher de Kierkegaard (…) représentent déjà la même sorte de Journal. Il ne s’agit ni plus ni moins que de laisser venir les pensées, d’en suivre la croissance naturelle. Le mode d’exposition philosophique, avec la position dogmatique du problème, sa discussion et sa solution, laisse à peine deviner le travail propre du métaphysicien, sa vie personnelle de philosophe, ses combats, ses défaillances et ses reprises en main, dissimulant de surcroît ce dont il y va véritablement dans le choix de vie philosophique : non pas le happy end d’une solution discursive, mais le happy beginning d’une fondation radicale, d’un examen approfondi de soi-même et d’autrui qui aborde finalement une hauteur jamais atteinte jusque-là, à partir de laquelle on puisse embrasser du regard les problèmes, telles les vallées vues depuis la cime des plus hautes montagnes ».

 

Au coeur de l'élaboration d'une pensée

Les 800 pages de son Journal de pensée donnent l’occasion unique à ses lecteurs de voir cet immense penseur en pleine élaboration de quelques-unes des thèses majeures qu’il défendra au sortir de la Seconde Guerre mondiale – telle celle qui porte sur ce qu’il appelait la « surcivilisation », dont Renaud Barbaras, qui préface ce volume, note justement qu’elle fait sans doute ici sa première apparition –, qui gagnent souvent à être saisies dans le flux ininterrompu de la réflexion qui les a vues naître. Mais plus encore, il offre la possibilité d’être témoin d’un work in progress selon une technique elle-même en évolution que Patočka analyse à l’occasion : « Ces notes sont des tentatives pour trouver le bon filon. Au départ, c’est une technique de concentration, de mise en forme délibérée, qui voulait provoquer de force l’imagination intellectuelle. L’intention était de diriger la pensée de l’avant, selon certains mots d’ordre ou concepts qui paraissent importants. A présent, c’est une technique pour ainsi dire a posteriori : c’est seulement une fois que la trouvaille, l’idée qui ‘vient’ a déjà pris forme (…) que je tâche de la mettre par écrit. La première technique était une attente de l’idée qui vient, une tentative pour la faire venir par divers jeux de langage ; la technique actuelle cherche à saisir, à extraire de l’indifférenciation l’idée qui est déjà là, à m’apercevoir qu’elle est bien là, à l’amplifier, à faire en sorte qu’elle travaille davantage et avec plus d’ampleur, qu’elle s’organise grâce à la critique ».

La moisson qu’une telle méthode de travail permet de récolter est des plus impressionnantes. Patočka aborde un nombre considérable de thèmes en multipliant les aperçus dont la profondeur donne parfois le vertige. Il y est bien sûr question de la constitution du monde, de l’horizon, du remplissement, de l’angoisse, du sens, de la vérité, de la liberté, d’autrui, et de plusieurs autres thèmes qui appartiennent à la tradition phénoménologique dans laquelle Patočka continue de s’inscrire à cette époque en se référant expressément aux grandes figures qui l’incarnaient alors (Husserl, Scheler, Heidegger, Bollnow), mais aussi de la famille, de la guerre, de la douleur, du travail, de la satiété, de la mort, de la science, en des pages admirables dont, à notre connaissance, on ne trouve pas toujours d’équivalent dans les œuvres publiées.

L’ampleur des références mobilisées par Patočka est elle aussi stupéfiante. On a le sentiment que Patočka a tout lu, y compris les ouvrages qui viennent tout juste de paraître et dont on se demande bien comment il a pu faire pour en entendre parler si vite et savoir qu’ils méritaient d’être lus. Il en va ici par exemple de L’être et le néant (1943) de Jean-Paul Sartre, longuement discuté dès sa sortie dans plusieurs carnets, et de la Phénoménologie de la perception (1945) de Merleau-Ponty. Plus largement, Patočka témoigne d’une connaissance pointue de la scène philosophique française de l’entre-deux guerres, et cite pêle-mêle Raymond Ruyer, Raymond Polin, Jean Wahl, Ferdinand Gonseth, Maurice Pradines, Paul Landsberg, Gaston Bachelard, Gaston Berger, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, Léon Brunschvicg, Julien Benda. On s’aperçoit encore en le lisant que Patočka n’ignore pas même les noms des principaux romanciers, dramaturges ou poètes français de l’époque : François Mauriac, Roger Martin du Gard, Jules Romains, Drieu La Rochelle, André Breton.

Le Journal de pensée de Patočka donne à voir au final non seulement la patience et la détermination avec lesquelles ce dernier élaborait ses thèmes de réflexion, mais la générosité sans borne avec laquelle il se plongeait dans la vie des idées, dont il semblait ne rien vouloir laisser échapper, comme pour mieux pouvoir saisir l'esprit du temps.